Chapitre 22
Q
UAND CŒUR DE FEU FRANCHIT LE RIDEAU DE LICHEN, Étoile Bleue se redressa à moitié.
« Ah ! C’est toi ? »
Elle était toujours pelotonnée sur sa litière, la fourrure ébouriffée et l’air anxieux. À croire qu’elle n’avait pas bougé d’un pouce depuis leur dernière entrevue.
« Nuage de Neige est de retour », lui annonça-t-il.
Comment allait-elle réagir à la nouvelle ? Il n’en avait pas la moindre idée. Autant lui apprendre directement la vérité.
« Il était dans le territoire des Bipèdes, au-delà des hauts plateaux.
— Et il a réussi à rentrer d’aussi loin ? s’étonna-t-elle.
— Non… Nuage de Jais, qui l’avait vu là-bas, est venu m’en informer.
— Nuage de Jais ?
— Euh… L’ancien apprenti de Griffe de Tigre, lui rappela-t-il, embarrassé.
— Je sais qui c’est ! rétorqua-t-elle. Mais que faisait-il dans notre territoire ?
— Eh bien… Il était venu me parler de Nuage de Neige, répéta Cœur de Feu.
— Alors Nuage de Neige est rentré…, marmonna-t-elle, songeuse. Pourquoi est-il revenu ?
— Il voulait nous retrouver depuis le début. Les Bipèdes l’avaient enlevé contre son gré.
— Alors le Clan des Étoiles l’a ramené chez lui, murmura-t-elle.
— Avec l’aide de Nuage de Jais », ajouta-t-il.
Étoile Bleue fixait le sol sablonneux de son gîte, absorbée dans ses pensées.
« Je pensais que nos ancêtres voulaient qu’il trouve sa propre voie, loin de la tribu. J’avais peut-être tort. Alors Nuage de Jais t’a aidé ?
— Oui. Il nous a montré l’endroit où Nuage de Neige était enfermé. Il nous a même sauvés de plusieurs chiens.
— Qu’a-t-il dit quand tu lui as appris la trahison de Griffe de Tigre ? » l’interrogea-t-elle soudain.
Il fut pris au dépourvu par cette question.
« Eh bien, il… Il était très choqué, bien sûr, bredouilla-t-il.
— Il a essayé de nous prévenir, autrefois… » Elle parlait d’une voix pleine de regrets. « Je m’en souviens, maintenant. Pourquoi ne l’ai-je pas écouté ? »
Il chercha un moyen de réconforter son chef.
« Nuage de Jais n’était qu’un apprenti, à l’époque. Tout le monde admirait Griffe de Tigre. Il cachait bien son jeu. »
Elle soupira.
« J’ai mal jugé Griffe de Tigre – et Nuage de Jais, aussi. Je lui dois une excuse. » Elle semblait accablée. « Devrais-je l’inviter à rejoindre le Clan ? »
Il secoua la tête.
« Je ne pense pas qu’il ait envie de revenir. On l’a quitté dans le territoire des Bipèdes, où vit Gerboise. Il est heureux sur ses terres. Tu m’as dit un jour que la vie, là-bas, lui conviendrait mieux que la nôtre. Tu avais vu juste.
— Mais je me suis trompée sur le compte de Nuage de Neige. »
Il semblait à Cœur de Feu que la conversation tournait en rond.
« Je pense que c’est notre mode de vie qui lui convient le mieux, clama-t-il avec le plus d’assurance possible. Cela dit, toi seule peux décider s’il faut qu’on l’admette parmi nous.
— Tu en doutes ?
— Éclair Noir, par exemple, pense qu’il retournera vers ses maîtres.
— Et toi, qu’en penses-tu ? »
Il inspira profondément.
« Je pense que l’expérience de Nuage de Neige avec les Bipèdes lui a appris qu’il appartient au Clan corps et âme, tout comme moi. »
Il fut soulagé de voir le visage de la chatte s’éclairer.
« Très bien, il peut rester.
— Merci, Étoile Bleue. »
Cœur de Feu savait qu’il aurait dû se réjouir un peu plus de voir son neveu accepté dans la tribu, mais son soulagement était toujours teinté de doute. Certes, Nuage de Neige s’était bien battu contre la patrouille ennemie, et semblait vraiment heureux d’être de retour au camp, mais combien de temps cela allait-il durer ? Jusqu’à ce qu’il se lasse de l’entraînement ? Ou qu’il en ait marre de devoir attraper ses repas ?
« Pense bien à dire au Clan que s’ils revoient Nuage de Jais sur notre territoire il faut qu’ils l’accueillent comme s’il était l’un des nôtres », reprit Étoile Bleue après un instant de réflexion.
Le chat roux s’inclina avec reconnaissance. Le solitaire ne s’était fait que peu d’amis pendant son apprentissage, surtout à cause de la terreur que lui inspirait Griffe de Tigre, mais aucun membre de la tribu n’avait de raison de lui en vouloir.
« Quand vas-tu annoncer ta décision concernant Nuage de Neige ? » demanda-t-il à la reine grise.
Ce serait une bonne chose pour le Clan de voir leur chef remonter sur le Promontoire.
« Tu n’as qu’à t’en charger », lui ordonna-t-elle.
Il serra les dents, déçu. Se sentait-elle désormais incapable de s’adresser aux siens ? Même si le jeune lieutenant mourait d’envie de leur apprendre la nouvelle lui-même, il fallait que la tribu soit certaine que le verdict venait d’Étoile Bleue en personne. Elle n’était plus sortie de son antre depuis si longtemps, elle déléguait à Cœur de Feu toute l’organisation du camp… Si elle le proclamait elle-même, Éclair Noir serait contraint de s’y plier.
L’esprit en ébullition, il restait immobile.
« Il y a un problème ? s’étonna-t-elle.
— Peut-être Éclair Noir pourrait-il annoncer ta décision, se hasarda-t-il à proposer. Après tout, c’est lui qui n’était pas d’accord pour qu’on réintègre Nuage de Neige. »
La chatte sembla prise d’un léger soupçon. Il retint son souffle.
« Tu deviens astucieux, Cœur de Feu. Tu as raison. Il va s’en charger, envoie-le-moi. »
Il se demanda si elle avait été troublée par sa ruse ou par la perspective de voir Éclair Noir. Mais son expression resta indéchiffrable le temps qu’il prenne congé et sorte du repaire.
Le guerrier tigré n’avait pas bougé de sa place. Il attendait la réponse d’Étoile Bleue, immobile, tandis que ses congénères vaquaient à leurs occupations. Les rares félins encore présents dans la clairière dressèrent l’oreille quand ils virent réapparaître Cœur de Feu.
Le chat roux s’efforça de cacher sa jubilation et signala à Éclair Noir d’un geste de la queue que leur chef voulait le voir. Il se dirigea ensuite vers le tas de gibier, déjà bien approvisionné même s’il n’était pas encore midi. Les expéditions de chasse se déroulaient pour le mieux, songea-t-il avec satisfaction. Fatigué et affamé, il se choisit un écureuil. Puisque l’orage approche, se dit-il, espérons qu’il éclate le plus vite possible.
Il fit un détour par la tanière des apprentis où Nuage de Neige dévorait un moineau. En l’entendant approcher, le chaton se dépêcha d’avaler sa dernière bouchée.
« Qu’a-t-elle dit ? »
Pour une fois, un brin d’anxiété pointait dans sa voix. Son mentor lâcha le rongeur.
« Tu peux rester. »
L’animal se mit à ronronner.
« Génial ! Quand sort-on s’entraîner ? »
Les pattes endolories de Cœur de Feu en profitèrent pour se rappeler à son bon souvenir.
« Pas aujourd’hui. Il faut que je dorme. »
Nuage de Neige parut déçu.
« Demain », lui promit son oncle, amusé. L’enthousiasme de son neveu était contagieux. « Au fait, tu es un vrai baratineur. Ta petite escapade s’est transformée en une sacrée aventure. »
Le sacripant baissa la tête, embarrassé. Le lieutenant roux reprit :
« Mais, tant que tu respecteras le code du guerrier, je laisserai la tribu croire que tu as été “enlevé” par les Bipèdes…
— C’est pourtant la vérité ! marmonna Nuage de Neige.
— Toi et moi, on sait que ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça, rétorqua Cœur de Feu d’un ton sévère. Si je t’attrape encore à regarder une clôture de jardin, je te chasserai du Clan moi-même !
— Je comprends », souffla l’animal.


Le lendemain soir, Cœur de Feu se coucha d’excellente humeur. Sa séance d’entraînement avec Nuage de Neige s’était bien passée. Pour une fois, l’apprenti avait écouté ses instructions avec attention. Les techniques de combat du chaton s’amélioraient indéniablement. Pourvu que ça dure, pensa-t-il avant de s’assoupir.
La forêt s’insinua dans ses rêves. Des troncs flottaient devant lui au milieu du brouillard, de plus en plus haut, jusqu’à disparaître parmi les nuages. Le chat roux cria, mais un silence étrange étouffait ses paroles. Affolé, il chercha à se repérer, mais la brume était trop épaisse. Les arbres se pressaient autour de lui, blottis les uns contre les autres. Leurs troncs noircis raclaient sa fourrure. Il huma l’air, l’échine hérissée. Il décela une odeur âcre qu’il connaissait sans parvenir à mettre un nom dessus.
Soudain, un autre pelage effleura son flanc. Un parfum familier l’enveloppa et calma son esprit inquiet comme une gorgée d’eau claire. C’était Petite Feuille.
« Que se passe-t-il ? »
Elle ne répondit rien. Il avait beau la chercher du regard, il la voyait à peine. Seuls ses yeux ambrés, luisant de peur, se détachèrent un instant avant que des Bipèdes ne se mettent à hurler.
Deux jeunes sortirent du brouillard, le visage déformé par la terreur. Petite Feuille s’écarta : Cœur de Feu la vit disparaître pour de bon derrière un rideau de fumée blanche. Atterré, il se retrouva seul face aux Bipèdes qui se précipitaient vers lui de plus en plus vite.
Il se réveilla en sursaut. Ses paupières s’ouvrirent aussitôt, et il regarda autour de la tanière, paniqué. Quelque chose clochait. Le monde du rêve avait envahi le réel : l’odeur âcre remplissait ses narines, et un étrange brouillard s’insinuait entre les branches du gîte. Le jeune lieutenant se leva d’un bond et sortit du repaire en courant. Une lueur orangée brillait entre les arbres ? L’aube, déjà ?
La puanteur se fit plus forte, et soudain Cœur de Feu comprit avec horreur de quoi il s’agissait.
Le feu !