« O
Ù ONT-ILS FILÉ ? s’étrangla Cœur de Feu.
— Allons voir de plus près », proposa Tempête de Sable, qui trottait déjà vers l’endroit où les deux félins du Clan de l’Ombre s’étaient volatilisés.
Il la suivit à la hâte. Près du carré d’herbe où avait disparu la queue de Poitrail Blanc, il remarqua que le sol s’enfonçait d’un seul coup pour former une petite dépression le long du Chemin du Tonnerre. C’était l’entrée d’un de ces tunnels de pierre qui permettaient de passer sous la route – il en avait déjà emprunté plusieurs en partant à la recherche du Clan du Vent, à la saison des neiges. Côte à côte, ils descendirent la pente pour aller flairer l’entrée. Malgré le vent dans leurs oreilles, malgré l’odeur fétide qui les enveloppait, la piste était parfaitement décelable. Pas de doute, les deux matous étaient bien passés par là.
Parfaitement rond, le passage était haut comme deux chats et tapissé de pierre jaunâtre. La mousse, qui poussait jusqu’à mi-hauteur sur les parois lisses, indiquait le niveau atteint par l’eau à la saison des neiges. À présent, le boyau était sec, mais jonché de feuilles et de détritus abandonnés par les Bipèdes.
« Tu avais déjà entendu parler de cet endroit ? interrogea Tempête de Sable.
— Non… C’est sans doute par là que passent les chasseurs du Clan de l’Ombre pour se rendre aux Quatre Chênes.
— C’est beaucoup plus facile que de braver les monstres.
— Pas étonnant que Petit Orage n’ait pas voulu qu’on l’aide. Ils préfèrent garder ce secret pour eux. Retournons avertir Étoile Bleue. »
Il rebroussa chemin, s’assura que sa camarade le suivait et s’enfonça dans la forêt. Il se sentit soulagé de retrouver son propre territoire, même s’il doutait que leurs voisins soient capables de patrouiller aux frontières dans leur état.
« Étoile Bleue ! »
Essoufflé par sa course et épuisé par la chaleur, Cœur de Feu était allé tout droit au repaire de la chatte.
« Entre ! » répondit-elle à travers le rideau de lichen.
Il le franchit sans attendre. La reine grise était couchée sur le ventre, les pattes repliées sous la poitrine.
« Nous avons trouvé un tunnel à la frontière du territoire de l’Ombre, lui annonça-t-il. Il passe sous le Chemin du Tonnerre.
— J’espère que vous ne l’avez pas emprunté », ronchonna-t-elle.
Il hésita. Elle aurait dû montrer de l’intérêt pour cette découverte. Pourtant elle parlait d’un ton accusateur.
« N… Non, en effet, balbutia-t-il.
— Vous avez eu tort de pénétrer sur leurs terres. Le but n’est pas de nous attirer leur hostilité.
— S’ils sont aussi mal en point que l’a dit Petit Orage, ils ne risquent pas de protester. »
Mais elle réfléchissait, les yeux perdus dans le vague.
« Les deux intrus sont partis ? s’enquit-elle.
— Oui, par le tunnel. C’est comme ça qu’on l’a découvert…
— Je vois », constata-t-elle distraitement.
Cœur de Feu chercha vainement chez elle le moindre indice de compassion pour leurs ennemis. À croire que leurs souffrances ne lui faisaient ni chaud ni froid. Il ne put s’empêcher de murmurer :
« Avons-nous eu raison de les renvoyer ?
— Bien sûr ! s’indigna-t-elle. Il ne faudrait pas qu’une autre épidémie ravage le camp.
— Non, tu as raison », confirma-t-il, le cœur lourd.
Il s’apprêtait à prendre congé quand elle ajouta :
« Ne parle du tunnel à personne, pour l’instant.
— D’accord. »
Pourquoi veut-elle garder la nouvelle secrète ? se demanda-t-il une fois dehors. Après tout, il avait découvert une faiblesse dans les défenses du Clan de l’Ombre qui pouvait être tournée à l’avantage des siens. Bien sûr, il n’avait pas l’intention d’attaquer pendant l’épidémie, mais une bonne connaissance de la forêt était forcément un atout… Tempête de Sable s’approcha en courant.
« Alors, qu’a-t-elle dit ? Elle était contente de notre découverte ?
— À vrai dire… Elle m’a demandé de garder le secret.
— Pourquoi ? » s’étonna-t-elle.
Il haussa les épaules et se dirigea vers son gîte. Elle le suivit au trot.
« Tu es sûr que ça va ? C’est Étoile Bleue qui t’inquiète ? Elle a dit autre chose ? »
Il comprit qu’il laissait trop transparaître ses doutes. Il se donna un petit coup de langue sur le poitrail avant de déclarer avec une gaieté forcée :
« Il faut que j’y aille. J’ai promis à Nuage de Neige de l’emmener chasser cet après-midi.
— Tu veux que je vienne avec vous ? » Elle paraissait inquiète. « On va bien s’amuser. Ça fait des éternités qu’on n’est pas allés chasser ensemble… »
Elle s’approcha de la tanière des apprentis, devant laquelle le chaton faisait la sieste au soleil. La respiration du félin soulevait la fourrure de son ventre dodu.
« C’est vrai qu’il a besoin d’exercice ! ajouta-t-elle. Il commence à ressembler à Fleur de Saule. » Elle se mit à rire, mais sans la moindre malice. « Ce doit être un excellent chasseur ! Je n’ai jamais vu un chat sauvage aussi gros. »
Cœur de Feu fixa le sol, embarrassé. Nuage de Neige était effectivement un peu enveloppé pour son âge – beaucoup plus que les autres apprentis, même si le Clan entier profitait des largesses de la saison des feuilles vertes.
« Je pense que je devrais m’en charger moi-même, murmura-t-il à contrecœur. Je le néglige, ces temps-ci. On ira ensemble une autre fois si tu veux bien…
— D’accord ! répondit-elle espiègle. Je pourrai peut-être nous attraper un autre lapin ! »
Elle lui rappelait le jour où ils avaient chassé ensemble dans la forêt enneigée, plusieurs lunes plus tôt. Elle avait fait preuve d’une vitesse et d’une efficacité surprenantes.
« À moins que tu n’aies fini par apprendre à te débrouiller tout seul ? » le taquina-t-elle en lui chatouillant le museau du bout de la queue.
Il gloussa, saisi par une joie étrange, s’ébroua et alla rejoindre Nuage de Neige. L’apprenti ensommeillé fit le gros dos et s’étira, les jambes tremblantes.
« Tu es sorti du camp, aujourd’hui ? s’enquit Cœur de Feu.
— Non.
— Alors on va chasser », rétorqua-t-il du tac au tac, irrité.
Son neveu semblait persuadé qu’il pouvait passer sa journée à profiter du soleil.
« Tu dois avoir faim.
— Pas vraiment, non », répliqua le petit.
Volait-il de la viande sur le tas de gibier ? Les apprentis n’avaient pas le droit de manger avant d’avoir apporté plusieurs prises aux anciens, ou fini leur formation avec leur mentor. Cœur de Feu écarta tout de suite cette possibilité. Nuage de Neige n’aurait pas pu y arriver sans être découvert.
« Parfait, si tu n’as pas faim, on va commencer par s’entraîner au combat. On chassera après. »
Sans laisser au galopin le temps de protester, il sortit du camp en trombe. Sans se retourner ou ralentir l’allure, il fila jusqu’à la petite cuvette abritée du vent où il avait suivi sa propre formation, plus jeune. Il s’arrêta au milieu de la combe sablonneuse. Même à l’ombre, la chaleur de midi semblait étouffante dans l’air immobile.
« Attaque-moi », ordonna-t-il à Nuage de Neige qui dévalait péniblement la pente, sa longue fourrure blanche déjà maculée de poussière rougeâtre.
Son élève fronça le nez.
« Quoi ? Juste comme ça ?
— Oui. Imagine que je suis un guerrier ennemi.
— D’accord. »
Il haussa les épaules et s’élança sans conviction vers son oncle. Son ventre rond ralentissait sa course ; ses petites pattes s’enfonçaient profondément dans le sable. Cœur de Feu eut tout le temps de se préparer pour esquiver l’attaque. L’apprenti roula dans la poussière, se releva et se secoua en éternuant, les narines chatouillées par le sable.
« Trop lent, lui dit le chat roux. Recommence. »
Nuage de Neige se tapit, le souffle court, pour considérer la situation. L’intensité de son regard était impressionnante – cette fois, on aurait dit qu’il élaborait vraiment une stratégie. Il bondit sur son mentor, se retourna afin de pouvoir le renverser avec son arrière-train en retombant.
Même s’il tituba un instant, Cœur de Feu parvint à conserver son équilibre et envoya bouler son adversaire d’un revers de la patte.
« C’est mieux, haleta-t-il. Mais tu n’es pas préparé pour la contre-attaque. »
Étendu sur le sable, son élève ne bougea pas.
« Nuage de Neige ? »
Le coup avait été vigoureux – pas assez pour causer la moindre blessure, cependant. L’oreille de l’apprenti tressaillit mais il resta immobile.
Cœur de Feu s’approcha, soudain inquiet. En se penchant, il s’aperçut que Nuage de Neige avait les yeux grands ouverts.
« Tu m’as tué ! » s’écria le chenapan, moqueur, avant de rouler sur le dos.
Le jeune lieutenant renifla d’un air excédé.
« Arrête de faire l’idiot ! C’est sérieux !
— Ça va, ça va… » Son neveu se releva tant bien que mal, encore essoufflé. « Bon, j’ai faim, maintenant ! On va chasser ? »
Cœur de Feu ouvrit la bouche pour protester. Puis il se rappela les paroles de Tornade Blanche : Il finira par apprendre. Peut-être fallait-il le laisser progresser à son rythme. Jusque-là, les sermons n’avaient donné aucun résultat.
« Allez, viens ! » soupira le chat roux.
Ils longeaient le fond du ravin quand Nuage de Neige tomba en arrêt et leva le nez.
« Je sens un lapin ! »
Son oncle huma l’air. Pas de doute !
« Là-bas », chuchota l’apprenti.
Une tache blanche dans les buissons trahit la présence du gibier. Cœur de Feu se ramassa sur lui-même, muscles tendus, prêt à se ruer. À côté de lui, son élève eut du mal à l’imiter tant son ventre était gros. Quand Nuage de Neige vit remuer la queue du lapin, il se précipita vers elle. La cavalcade fit un tel boucan que sa cible l’entendit aussitôt et fila dans les taillis. Le galopin se précipita dans les fougères, bientôt forcé de s’arrêter, à bout de souffle. Sa proie était déjà loin. Le matou, qui l’avait suivi à pas furtifs, s’assit, très déçu.
« Tu te débrouillais mieux que ça quand tu étais petit ! » s’exclama-t-il.
À l’époque, le fils de sa sœur avait l’étoffe d’un excellent guerrier ; ces temps-ci, il semblait se ramollir – un vrai chat domestique !
« Seul le Clan des Étoiles sait comment tu as pu engraisser avec une technique de chasse pareille. Même un félin en pleine forme ne peut pas battre un lapin à la course ! Il faudrait que tu sois beaucoup plus léger pour espérer en attraper un ! »
Heureusement que Tempête de Sable ne les avait pas accompagnés. Il aurait été très gêné qu’elle constate quel mauvais chasseur son apprenti était devenu.
Pour une fois, Nuage de Neige ne fit pas le malin.
« Désolé », marmonna-t-il.
Il semblait vraiment avoir essayé de faire de son mieux. Cœur de Feu eut pitié de lui, d’autant qu’il avait négligé l’entraînement du chaton ces derniers temps.
« Et si j’allais chasser tout seul ? suggéra le petit, les yeux baissés. Je te promets de ramener au moins une proie pour le tas de gibier. »
Il était sûrement plus adroit d’habitude, puisqu’il semblait mieux nourri que tous les autres félins du Clan. Sans doute se débrouillait-il mieux quand il ne se sentait pas surveillé. En un éclair, le jeune lieutenant décida de suivre son élève discrètement pour le regarder faire.
« C’est une bonne idée. Mais sois rentré avant le dîner. »
Le visage de Nuage de Neige s’éclaira aussitôt.
« Bien sûr ! déclara-t-il. Je serai à l’heure, je te le promets. »
Son ventre se mit à gargouiller. La faim lui donnera peut-être des ailes, pensa son mentor.
Il écouta les pas du galopin s’éloigner dans la forêt, un peu penaud à l’idée de l’épier. Mais il voulait simplement évaluer ses capacités, comme tout bon professeur.
Suivre la piste toute fraîche au milieu des Grands Pins ne présenta aucune difficulté. Les broussailles étaient rares à l’ombre des immenses conifères : il voyait la petite silhouette blanche de très loin. Dans cette zone, les bois étaient pleins d’oiseaux ; il s’attendait à voir Nuage de Neige se jeter sur les proies qui passaient à sa portée.
Mais il ne s’arrêta pas. Il poursuivit son chemin à une vitesse surprenante vu la taille de sa panse. Il sortit des Grands Pins pour pénétrer dans la forêt plantée de chênes qui bordait la ville. Cœur de Feu eut un affreux pressentiment. Les pattes fléchies, il avançait le plus vite possible pour ne pas perdre l’animal de vue dans les épais fourrés. Puis les arbres se firent plus rares et il aperçut les barrières qui entouraient les jardins des Bipèdes. Nuage de Neige allait-il rendre visite à sa mère, Princesse ? Le nid de ses maîtres n’était pas loin. Il ne pouvait pas en vouloir à son neveu de désirer voir sa mère de temps en temps. Il était encore assez jeune pour se rappeler sa douce chaleur. Mais pourquoi ne pas en avoir parlé ? Pourquoi prétendre qu’il allait chasser ? Il devait pourtant se rendre compte que Cœur de Feu saurait le comprendre.
Le guerrier fut encore plus dérouté quand l’animal évita la clôture de la maison de Princesse et se mit à longer les jardins alignés. Il allait à bonne allure, indifférent à la piste d’une souris qui croisait sa route, et finit par atteindre un bouleau argenté dressé contre une palissade vert pâle. Il se hissa le long du tronc pour atteindre le sommet de la barrière ; son gros ventre menaça plusieurs fois de le déséquilibrer. Cœur de Feu se rappela les moqueries de Pelage de Poussière et fit la grimace. Peut-être Nuage de Neige préférait-il capturer les oiseaux dans les jardins des Bipèdes. Il allait falloir lui apprendre que les chats sauvages ne chassaient pas en ville. Le Clan des Étoiles leur avait donné la forêt pour subvenir à tous leurs besoins.
L’apprenti sauta de l’autre côté de la clôture. Son mentor grimpa en vitesse en haut du bouleau et se percha sur une branche, dissimulé par le feuillage. La queue haute, la petite bête trottait sur l’herbe tondue avec soin. Saisi par un autre terrible pressentiment, le chat roux constata que son neveu ignorait un petit groupe de sansonnets. Les volatiles s’éparpillèrent à la hâte, mais son apprenti ne tourna même pas la tête. Le sang se mit à bourdonner dans les oreilles du jeune lieutenant. Si Nuage de Neige n’était pas venu chasser les oiseaux, que faisait-il dans ce jardin ? Il se figea, horrifié, quand il vit son neveu s’asseoir devant la maison et pousser un miaulement pitoyable.