PRÉFACE

À la fin de l’été 1765, à l’âge de soixante-neuf ans, Mme du Deffand rencontre Horace Walpole, de près de vingt ans son cadet. L’aristocrate anglais, recommandé par un ami commun, George Selwyn, fait son entrée dans le célèbre salon de la rue Saint-Dominique, cet univers de moire bouton d’or aux rubans cramoisis peuplé d’hommes de lettres. Chez la vieille femme désormais aveugle, toujours dans l’attente de l’ami idéal, cette présence, ce timbre de voix, ce ton, cet accent, cette culture francophile provoquent un coup de foudre.

Quelques mois plus tard, Walpole quitte Paris pour retrouver sa vie londonienne. Cependant, le 17 avril 1766, il lui écrit depuis Chantilly une première lettre, depuis disparue, qui suscite chez la marquise une joie profonde, dont elle ne s’extraira que peu à peu, dans la douleur puis dans la mort. En retour, elle débute, le 19 avril, une correspondance d’une intensité et d’une ferveur peu communes : « J’ai été bien surprise hier en recevant votre lettre : je ne m’y attendais pas ; mais je vois que l’on peut tout attendre de vous1. »

Mme du Deffand écrit pas moins de 840 lettres à Horace Walpole, d’avril 1766 à sa mort, en août 1780. En quinze ans, 1 700 lettres sont échangées par les deux amis : 955 sont aujourd’hui conservées, les 840 écrites par la marquise, 15 par son domestique et secrétaire, Wiart, et une centaine par Walpole. Mais environ 700 lettres de Walpole, que Mme du Deffand lui a renvoyées pour répondre à ses exigences pressantes, ont été détruites à sa demande par son amie Mary Berry, puisqu’il les jugeait « compromettantes pour son caractère ».

Cette correspondance est dense et continue, fractionnée toutefois en cinq épisodes par les quatre séjours parisiens de Walpole, étés durant lesquels il fréquente et voit régulièrement sa vieille amie (en 1767, 1769, 1771 et 1775). Les échanges épistolaires s’interrompent durant ces séjours. Mais lorsque Walpole s’éloigne, la marquise ne vit plus que pour lui écrire.

Un homme d’imagination

Horace Walpole, lorsqu’il arrive à Paris le 14 septembre 1765, est déjà un homme célèbre. Son nom est fameux, tout d’abord : il est le troisième et plus jeune fils de sir Robert Walpole, premier comte d’Orford, l’un des grands ministres de la Couronne, qui conserva, pour le parti whig, le pouvoir plus de vingt ans, de 1721 à 1742. Sa mère, quant à elle, était petite-fille de John Shorter, lord-maire de Londres à la fin du XVIIe siècle. De plus, il est l’Anglais qui, au XVIIIe siècle, a sans doute le plus de goût, le plus d’imagination, et le plus beau talent pour les dire. Car il ne suit pas une carrière politique, mais littéraire. De grande culture, d’esprit pré-dandy, élégant, brillant mondain, collectionneur passionné et historien érudit, Walpole est un amateur au sens noble du terme. Voici ce qu’en dira Byron, qui semble en quelque sorte son héritier direct, un demi-siècle plus tard : « Il est de mode de déprécier Horace Walpole, d’abord parce qu’il était un nobleman (un grand seigneur), et secondement, parce qu’il était un gentleman (un homme du monde). Mais pour ne rien dire de ses incomparables lettres, ni du Château d’Otrante, il est le dernier des Romains, l’auteur de La Mère mystérieuse, tragédie de premier ordre, qui n’est pas une langoureuse pièce d’amour2. »

En 1747, Walpole a acquis une demeure et une propriété au bord de la Tamise, près de Richmond et de Twickenham, dans la campagne verdoyante à quelques miles de Londres, Strawberry Hill. Il transforme les lieux en une résidence à son gré, mais aussi en un véritable laboratoire de ses goûts et de ses passions, y composant un modèle de jardin à l’anglaise autant qu’un musée des croisements de styles décoratifs les plus divers. Autels antiques, sculptures romaines, colonnades, moulures, gargouilles récupérées en d’anciens châteaux et de vieux monastères, escaliers, cheminées, fenêtres, plafonds dessinés par des artisans et des artistes contemporains, tableaux, dessins et gravures par dizaines, et un capharnaüm d’objets hétéroclites rapportés de ses voyages — certains, d’ailleurs, envoyés par Mme du Deffand. Ce que construit Walpole par strates successives, en vingt années d’accumulations compulsives, est davantage qu’un manoir à son goût, bientôt à la mode, où défilent les notoriétés, les voisins, les écrivains, les beautés en vogue, notamment françaises. C’est l’idée même du gothique, chimère d’une imagination sans cesse relancée qu’il consigne en un récit fantastique dans un roman célèbre, Le Château d’Otrante (1764), qui dresse, en creux, le portrait de Strawberry Hill, comme si la demeure pouvait plonger ses racines dans un Moyen-Âge merveilleux et tragique.

L’Europe entière admire Le Château d’Otrante et le talent à vivre de Walpole. Ce dernier vise désormais une reconnaissance définitive à Paris, où les salons font et défont les réputations en les consacrant. Malade (il souffre de sévères crises de goutte), politiquement isolé à Londres après la disgrâce de son ami et cousin Henry Seymour Conway, chef des armées anglaises, proche du nouvel ambassadeur d’Angleterre en France, voici donc Walpole au centre des attentions parisiennes en septembre 1765, d’abord chez Mme Geoffrin, puis chez la marquise du Deffand.

La première mention de cette dernière n’est guère flatteuse, dans une lettre du 6 octobre à son amie Lady Hervey : « Toute femme a ici deux ou trois auteurs plantés dans sa maison, et Dieu sait comme elle les arrose. Le vieux président Hénault est la pagode chez Mme du Deffand, une vieille aveugle débauchée d’esprit, chez qui j’ai soupé hier soir3. » Mais très vite l’esquisse se modifie et s’arrange : « Elle est fort vieille et tout à fait aveugle ; mais elle conserve tout : vivacité, esprit, mémoire, jugement, passion, agrément. Elle va à l’Opéra, aux spectacles, aux soupers et à Versailles ; elle donne à souper elle-même deux fois par semaine, se fait lire toutes les nouveautés, compose des chansons et des épigrammes nouvelles, et se souvient de tout ce qui s’est passé depuis les quatre-vingts dernières années4. »

En retour, la marquise dressera de Walpole le portrait en piédestal, cristallisation d’un amour naissant : « Je sais bien que vous avez beaucoup d’esprit ; vous en avez de tous les genres, de toutes les sortes, tout le monde sait cela aussi bien que moi, et vous devez le savoir aussi bien que personne. C’est votre caractère qu’il faudrait peindre, et voilà pourquoi je ne peux pas être bon juge ; il faudrait de l’indifférence, ou du moins de l’impartialité. Cependant, je peux vous dire que vous êtes un fort honnête homme, que vous avez des principes, que vous êtes courageux, que vous vous piquez de fermeté, que lorsque vous prenez un parti, bon ou mauvais, rien ne vous le fait changer, ce qui fait que votre fermeté ressemble à l’opiniâtreté. Votre cœur est bon, et votre amitié solide, mais elle n’est ni tendre ni facile ; la peur d’être faible vous rend dur, vous êtes en garde contre toute sensibilité […]. Votre humeur est très agréable, quoiqu’elle ne soit pas fort égale. Toutes vos manières sont nobles, aisées et naturelles […]. Vous avez du discernement, le tact très fin, le goût très juste, le ton excellent, vous auriez été de la meilleure compagnie du monde dans les siècles passés ; vous l’êtes dans celui-ci, et vous le seriez dans ceux à venir. Votre caractère tient beaucoup de votre nation, mais pour vos manières, elles conviennent à tous pays également. […] Vos sentiments sont généreux, vous faites le bien pour le plaisir de le faire, sans ostentation, sans prétendre à la reconnaissance ; enfin votre âme est belle et bonne5. »

Une figure excentrique de la république des lettres

La marquise aussi est célèbre, quand Walpole la rencontre. Ses titres de gloire, quels sont-ils ? « Elle correspond avec Voltaire, s’exclame, ravi, l’aristocrate anglais, dicte pour lui de charmantes lettres, le contredit, n’est dévote ni à lui ni à personne, et se moque à la fois du clergé et des philosophes6. » Walpole ajoute, montrant qu’il a tout saisi de son amie en quelques soupers : « Dans la dispute, et elle est sujette à y tomber, elle est très animée, et pourtant presque jamais elle n’a tort. Son jugement sur tous les sujets est aussi juste que possible ; sur toutes les questions de conduite aussi fautif que possible, car elle est toute amour et toute haine, passionnée pour ses amis jusqu’à l’enthousiasme, encore en peine d’être aimée, non par des amants bien entendu, et ennemie violente, mais ouverte. Comme elle ne peut avoir d’amusement que la conversation, la moindre sollicitude, le moindre ennui lui est insupportable7. » Voltaire et son salon ; son salon et Voltaire : voici le cercle de réputation de la vieille dame indigne.

Marie de Vichy de Chamrond est née en 1697, au sein d’une ancienne lignée de noblesse provinciale, fière mais désargentée. Jeune, elle est placée dans un couvent parisien bénédictin garantissant la meilleure éducation des filles. Mais elle demeure et restera toute sa vie impie. Ni dieu, ni maître domestique : l’époux Jean-Baptiste-Jacques du Deffand, marquis de La Lande, plus vieux et plus fortuné, l’apprend à ses dépends. Pas question que la jeune femme vive à la campagne, sur ses terres, pas même qu’elle l’y accompagne, et pas davantage qu’elle mène son existence avec lui… Inflexible indépendance, telle sera pour toujours la marque de l’esprit de la marquise.

Elle s’impose en trois temps dans la galerie des célébrités du moment. Au début des années 1730, d’abord, comme l’une des égéries de la petite cour littéraire réunie au château de Sceaux. Son amant officiel, Charles-Jean-François Hénault, président de la première chambre des enquêtes du Parlement de Paris et ami de la reine, la présente à la duchesse du Maine, petite-fille du Grand Condé et arbitre des élégances. Sceaux est le temple des fêtes de nuits costumées et le centre d’une petite cour aussi littéraire qu’effrontée, voire comploteuse. La marquise du Deffand, pourvue d’un solide coup de griffe, est l’un des fauves de cette cage dorée, ce cercle des « chevaliers de la mouche à miel ».

L’amusement brillant, le plaisir de la conversation, le goût des lectures et l’usage du sarcasme virevoltant se retrouvent ensuite dans le salon qu’elle met en place à la mort de son mari, en 1750. Elle s’est en effet installée à Paris, rue Saint-Dominique, dans les appartements jadis occupés par la Montespan, dans l’ancien couvent des Filles de Saint-Joseph, et donne des soupers plusieurs fois par semaine. Ceux du lundi attirent une bonne part de l’élite intellectuelle. D’Alembert, Fontenelle, Marivaux, Marmontel, Sedaine, Helvétius, l’architecte Soufflot, le sculpteur Falconet, les peintres Van Loo et Vernet, tous fréquentent son salon, au milieu d’un monde du bel esprit qui s’y presse : abbés lettrés, courtisans, dames de la cour. À partir du milieu des années 1740, commence la correspondance systématique et prolixe de la marquise avec les hommes de lettres de son temps. Son intelligence et ses dons de conversation exercent une véritable fascination. « Mme du Deffand est, dans la prose, le classique le plus pur de cette époque, sans même en excepter aucun des grands écrivains, à part Voltaire », écrira Sainte-Beuve.

Voltaire trouve parfaitement sa place dans ce « talent de conversation » et ces jeux lettrés mondains. La marquise lui écrit en juillet 1760 : « Je vous aime beaucoup, Monsieur, parce que personne en vérité ne me plaît autant que vous, et je suis bien sûre que vous ne plaisez à personne autant qu’à moi8. » Leur amitié a débuté trente-cinq années auparavant, juste après la Régence, par une complicité de jeunesse, faite d’ironie, de dérision, de jeux mondains partagés, lors des séjours chez Lord Bolingbroke, en exil en France, en 1723. Tous deux, à 26 et 29 ans, se livraient déjà aux plaisirs des mots d’esprit et pratiquaient, en s’entraînant mutuellement, la malice venimeuse régnant dans ce cercle anglophile, lettré et raffiné. Une certaine folie règne sur cette amitié satirique digne de la tradition du bel esprit français. Il existe chez Voltaire une réelle admiration pour la vivacité d’esprit de la marquise, sa principale arme de séduction, avant même ses charmes physiques et mondains ou ses avantages aristocratiques. En 1759, Voltaire noue avec Mme du Deffand une intense et régulière correspondance, véritable amitié épistolaire. Aux 164 lettres retrouvées de Voltaire répondent 100 longues lettres de la marquise.

Sept ans plus tard, cependant, les lettres du philosophe commencent à l’ennuyer de plus en plus souvent, parce que Mme du Deffand sent que Voltaire ne lui écrit plus que dans les moments de pause que lui laisse son engagement, notamment lors de la longue et batailleuse affaire Callas, tandis qu’elle investit tout dans son activité épistolaire. La marquise du Deffand, frustrée, met alors un terme, quasi définitif, à ses échanges avec Voltaire. « Adieu, Monsieur, votre amitié, votre correspondance, voilà ce qui m’a attaché le plus à la vie : c’est le seul plaisir qui me reste », lui écrit-elle le 28 décembre 1765. Certes, quelques lettres s’égrennent encore jusqu’à la mort du philosophe, en 1778, deux ans avant celle de la marquise, mais elles ne sont plus qu’anecdotiques. Et ce « reste », elle le trouve désormais ailleurs : la marquise a enfin déniché un autre ami qui répond plus exactement à ses attentes, Horace Walpole.

Une relation assymétrique

Si, le 17 avril 1766, Walpole prend les devants et écrit la première lettre, c’est indéniablement la marquise qui instaure la correspondance, mieux même qui l’exige : « Je vous prie seulement de me tenir parole, de m’écrire avec la plus grande confiance, et d’être persuadé que je suis plus à vous qu’à moi-même. Je vous rendrai compte, de mon côté, de tout ce qui me regarde, et je causerai avec vous comme si nous étions tête à tête au coin du feu… » Cette réponse du 19 avril 1766, où elle promet « prudence », discrétion, secret même (« personne ne sera au fait de notre correspondance »), recèle également un certain malaise, qui ne fera que s’accroître. Mme du Deffand a dissimulé son « chagrin » du départ de Walpole, elle n’a « pas dormi de la nuit », mais l’aristocrate anglais craint surtout le scandale et, pire encore, le ridicule. Voici le pivot de sa personnalité : la peur du ridicule, cette peur panique que l’on se moque de lui dans le monde si la rumeur de la passion née chez la marquise devenait publique, et si l’on apprenait, de plus, qu’il n’y est pas complètement insensible.

Leur relation devient ainsi rapidement pathétique, entre une femme qui aime pour la première fois à l’âge où il n’est pas permis d’aimer pour la dernière, et un homme qui proteste, tout en étant fasciné et flatté, contre ces feux tardifs et intempestifs. La marquise lui dit ainsi d’emblée son amitié-et-amour, ce qu’on pourrait nommer son amimour : « Mon âge, et la confiance que j’ai de ne pas passer pour folle, doivent donner naturellement la sécurité d’être à l’abri du ridicule. Tout est dit sur cet article ; et comme personne ne nous entend, je veux être à mon aise et vous dire qu’on ne peut pas aimer plus tendrement que je vous aime ; que je crois que l’on est récompensé tôt ou tard suivant ses mérites ; et comme je crois avoir le cœur tendre et sincère, j’en recueille le prix à la fin de ma vie9. » Il s’agit en effet pour elle d’une divine surprise : alors que s’étiole sa relation avec Voltaire, elle tombe in extremis amoureuse de Walpole. Parfois survient d’ailleurs une véritable déclaration d’amour, chez cette femme qui attend les lettres fiévreusement (« L’irrégularité de la poste est insupportable ») et lance : « Mon Dieu, mon tuteur, vous avez beau dire, nous voyons de même, nous sentons de même, et cela me fait peur10. »

Mais la marquise semble très vite comprendre — la lucidité est sa force mais fait sa faiblesse, c’est-à-dire son malheur — l’assymétrie de sa relation avec Walpole : « Ce bonheur est accompagné de tristesse11… » Elle sait qu’elle va souffrir, mais cette souffrance est le signe même de sa vibration intérieure : celle d’être une femme, une femme amireuse, une femme lucide sur les conditions de cet amimour. De son côté, Walpole a l’humeur imprévisible : il ne cesse de repousser l’amour, et même l’amitié de Mme du Deffand, tout en les sollicitant. Il se montre distant, voire méprisant, tout en étant attiré par la personnalité, le courage, le prestige de Mme du Deffand. « On ne sait sur quel pied danser avec vous ; je ne veux rien hasarder dans mes lettres », lui écrit-elle ainsi le 4 janvier 1767.

Rapidement, cette correspondance n’est donc qu’un déchirement. Chez du Deffand sourd un long cri de douleur : « C’est un malheur pour moi, et un très grand malheur, que l’amitié que j’ai prise pour vous, écrit-elle six mois après le début de leur liaison épistolaire. Ah ! mon dieu, qu’elle est loin du roman, et que vous m’avez peu connue quand vous m’en avez soupçonnée ! Je ne vous aime que parce que je vous estime, et que je crois avoir trouvé en vous des qualités que, depuis cinquante ans, j’ai cherchées vainement dans tout autre : cela m’a si fort charmée, que je n’ai pu me défendre de m’attacher à vous, malgré le bon sens qui me disait que je faisais une folie et que nous étions séparés par mille obstacles ; qu’il était impossible que je vous allasse trouver, et que je ne devais pas m’attendre que vous eussiez une amitié assez forte pour quitter votre pays, vos anciens amis, votre Strawberry Hill, pour venir chercher, quoi ? Une vieille sibylle retirée dans le coin d’un couvent. Ah ! je me suis toujours fait justice dans le fond de mon âme. Votre lettre de Chantilly m’avait donné de l’espérance, mais presque toutes celles qui l’ont suivie l’ont si bien détruite, que votre dernière, qui est charmante, ne peut la faire renaître. Non, je ne vous reverrai plus… Mille et mille inconvénients surviendront de votre part. Ah ! mon tuteur […] vous voyez à quel point je suis triste ; ne m’en sachez pas mauvais gré, et donnez-moi la liberté de me montrer à vous telle que je suis. Y a-t-il un autre plaisir, un autre bonheur, que d’épancher son cœur avec un ami sur lequel on compte uniquement ? Adieu, mon tuteur ; le papier me manque12. »

Chez Walpole soufflent le chaud et le froid. Il n’est jamais assez disponible et, surtout, il n’est pas amoureux d’elle… Il ne peut pas être à la hauteur de ce que du Deffand met dans cette amitié lettrée, et la comparaison avec Voltaire est difficile. L’aristocrate, par gêne, crainte ou désinvolture, répond mal aux obligations de l’amitié. L’attente des lettres, une attente fébrile, malheureuse, souvent déçue, est cruelle pour la marquise. Parfois même, Walpole s’emporte et tente de se rebeller contre le caractère si narcissique et exigeant de son amie : « Vous mesurez l’amitié, la probité, l’esprit, enfin tout, sur le plus ou le moins d’hommages qu’on vous rend. Voilà ce qui détermine vos suffrages et vos jugements, qui varient d’un ordinaire à l’autre. Défaites-vous ou au moins faites semblant de vous défaire de cette toise personnelle, et croyez qu’on peut avoir un bon cœur sans être toujours dans votre cabinet. Je vous l’ai dit souvent : vous êtes exigeante au-delà de toute croyance ; vous voudriez qu’on n’existât que pour vous ; vous empoisonnez vos jours par des soupçons et des défiances, et vous rebutez vos amis en leur faisant éprouver l’impossibilité de vous contenter13. »

Dans la réponse de la marquise, on sent toute sa détresse : « Ah ! mon ami, que conclurai-je de tout ceci ? C’est que je ne suis pas digne d’avoir un ami tel que vous, et que vous croyez me devoir de l’amitié, et que ne trouvant pas ce sentiment dans votre cœur, vous vous en prenez à mes défauts. Il est tout simple que vous soyez ennuyé d’un commerce qui vous cause peu de plaisir, mais de la contrainte, de la fatigue et du dégoût14. »

Le malentendu veut qu’elle soit « plus » amie que lui… Le couple forme une étrange amitié dissymétrique, ce qui provoque violence, incompréhension, humiliation, mais également réconciliation, soumission, confession, et fait souvent tout l’intérêt de cette correspondance. Si le bonheur est sans histoire, les contradictions stimulent la plume autant que les sensibilités. La marquise se montre parfois sans fard aucun : « Je suis bien éloignée de me croire sans défaut ; j’en suis toute pleine, et mon plus grand malheur, c’est d’en être bien persuadée. Je suis plus dégoûtée de moi-même que ni vous ni qui que ce soit ne peut l’être, et je ne supporte la vie que parce qu’il m’est bien démontré qu’elle ne saurait être encore bien longue15. » Parfois, elle s’emporte, d’une rage animée : « Je vous arracherais volontiers ces yeux qu’on dit si beaux16… » Dans le même temps, la marquise proteste : non elle ne serait pas amoureuse de lui : « Soyez Abélard, si vous le voulez, mais ne comptez pas que je sois jamais Héloïse17. » Puis avoue : « Tout ce qui ressemble à l’amour m’est odieux, et je suis presque bien aise d’être vieille et hideuse, pour ne pouvoir pas me méprendre aux sentiments qu’on a pour moi18. » Enfin reconnaît : « Mais j’aime l’amitié à la folie, mon cœur n’a jamais été faite que pour elle19. »

Alors que pour Mme du Deffand, l’amitié est un absolu, Walpole ne cesse de relativiser cette passion à laquelle il ne croit guère. Il confie ainsi à la marquise l’histoire « d’un Anglais qui, en allant consoler quelqu’un de la mort d’un ami, lui dit : “Lorsque j’ai le malheur de perdre un de mes amis, je vais sur le champ au café de Saint-Jacques pour en reprendre un autre.”20 » Il est sceptique — « Vraiment, si l’amitié a tous les ennuis de l’amour sans en avoir les plaisirs, je ne vois rien qui invite à en tâter21 » — et préfère de loin l’amour à l’amitié. Il est un homme d’amour qui doit se contenter d’amitié, ce qui est une épreuve. Mme du Deffand est choquée par cette désinvolture, ce relativisme vis-à-vis de l’éthique amicale : pour elle, Walpole est un homme qui n’a pas d’ami, sans doute trop cynique pour en avoir. Ce qu’il confirme dans un portrait d’une infinie cruauté adressé à la marquise en novembre 1773 : « Avec tout l’esprit et tous les agréments possibles, vous ne voulez vous contenter de rien. Vous voulez aller à la chasse d’un être qui ne se trouve nulle part, et dont votre usage du monde doit vous dire qu’il n’existe point : c’est-à-dire une personne qui vous fût uniquement et totalement attachée, et qui n’aimât qu’un seul sujet de conversation. Il faudrait que ce quelqu’un eût toutes les attentions d’un amant, sans amour s’entend ; toutes les qualités d’un ami, et cependant qu’il n’eût du goût pour rien, ne devant être occupé que de vos goûts et de vos amusements. Vous voudriez qu’il fût un homme d’esprit pour vous entendre, et qu’il n’en eût point en même temps, sans quoi il lui serait impossible de soutenir un tel rôle22. »

Une contradiction créatrice

La correspondance est donc difficile, souvent malheureuse, parfois tempétueuse, mais cependant indispensable. Jamais elle ne se tarira avant la mort de Mme du Deffand. Car, au-delà des souffrances et des disputes, écrire à Horace Walpole, comme à Voltaire d’ailleurs, est la meilleure thérapie qu’elle connaisse à son terrible ennui. « Quand je suis bien noire, que je ne sais plus que devenir, il me vient point d’autre idée que celle de vous écrire23 », confie-t-elle malgré tout à son correspondant. Lorsqu’elle prend la plume, le temps et ses affres s’en trouvent comme suspendus. Ici, le geste d’écriture se fait survie, et le quotidien de Madame du Deffand s’ordonne autour de ce besoin viscéral d’écrire à Walpole, de tout partager avec lui.

Sans doute également, comme deux aimants contraires, l’énergie qui parcourt ces lettres est-elle aussi puissante dans ce qui attire les correspondants que dans ce qui les repousse. Peut-on en effet imaginer deux correspondants si différents l’un l’autre ? « Vous êtes Anglais, vous n’êtes donc qu’un grand fou24, » lui écrit la femme parisienne par excellence. Quand il est romanesque, elle le combat : « Moi, lance-t-elle, l’ennemie déclarée de tout ce qui en a le moindre trait, moi qui lui ai toujours déclaré la guerre, moi qui me suis fait des ennemis de tous ceux qui donnaient dans ce ridicule25. » Walpole défend la croyance en Dieu : « Je crois à une vie future ; Dieu a tant fait de bon et de beau, qu’on devrait se fier à lui sur le reste. Il ne faut pas avoir le dessein de l’offenser. La vertu doit lui plaire, donc il faut être vertueux. Mais notre nature ne comporte pas la perfection. Dieu ne demandera donc point une perfection qui n’est pas naturelle. Voilà ma croyance ; elle est fort simple et fort courte. Je crains peu, parce que je ne sers pas un tyran26. » Elle demeure indécrotablement mécréante. Voici deux conceptions antagonistes de la vie et de la mort, du divin et de la croyance.

Du point de vue littéraire, les échanges exposent un désaccord majeur, à propos de Montaigne. Duquel il écrit : « Je lis les Essais et m’en ennuie encore plus que de Bath. C’est un vrai radotage de pédant, une rapsodie de lieux communs, même sans liaison27. » La réplique est cinglante : « Mais en quoi je diffère de vous, c’est sur Montaigne. De qui vouliez-vous qu’il parlât s’il n’avait pas parlé de lui ? Il était tout seul à son Strawberry Hill, il ne faisait aucun système, il n’épousait aucune opinion, il n’avait point de passions, il rêvait, il songeait, aucune idée ne le fixait ; il disait : Que sais-je ? et que sait-on en effet ? Allez, allez, Horace ressemble plus à Michel qu’il ne croit. Pour moi, je suis la servante très attentionnée de tous les deux ; mais il avait un ami [Étienne de la Boétie], ce Michel : il croyait à l’amitié, et voilà sa différence d’avec Horace28. »

Il semblerait enfin que ce soient deux états d’esprit qui s’opposent. Lorsque Walpole décrit une imagination débridée et revendique des pensées bizarres, nées des extravagances du rêve, s’enflammant pour une construction étrange : « Vous savez, n’est-ce pas, que la planète Jupiter a quatre satellites. Eh bien, je me figure un berger, qui, dans une pastorale, parle de ces quatre lunes-là. Je vais plus loin : je me suis imaginé que dans ce monde-là, tout est dans une proportion quadruple ; par conséquent, qu’une belle femme a quatre paires d’yeux, et ainsi du reste. Vous voyez qu’un tel système fournit plus que les pygmées et les géants de Gulliver29. » Mme du Deffand défend la raison, cartésianisme si français : « Mon imagination n’est pas assez exaltée pour s’amuser ni s’occuper des idées extravagantes, subtiles et sublimes ; je suis toujours terre à terre, et je n’ai d’esprit que pour le sentiment : j’entends par sentiment ce que mes sens me font sentir et connaître ; ma tête, mon âme, mon esprit, ne vont point par-delà. […] Je ne croirai jamais, quoi que vous puissiez dire, que les chimères, les rêveries puissent véritablement amuser. Si c’est votre façon d’être, j’avoue que je n’ai aucun rapport avec vous sur cela : le merveilleux est mon antipode ; j’y préférerais le plat30. » Walpole parle gothique, merveilleux, sublime, tandis que sa correspondante réplique avec son bel esprit, son ironie, et sa subtilité dans l’auto-analyse des sentiments. Ces contradictions sont stimulantes et créatrices : ce sont elles qui suscitent l’écriture et précipitent la lecture, comme s’il fallait que les correspondants s’opposent pour mieux se parler à distance.

Entre chronique et amusement

L’intérêt de cette magnifique correspondance est d’abord historique. Elle aborde bien des domaines, la vie mondaine à Paris, le quotidien de la marquise, les derniers écrits à la mode ou les saynètes de la vie politico-publique. Pour Walpole, qui aspire à être le principal des historiens des mœurs et le grand collecteur des petits faits révélateurs du temps, ces lettres sont des textes de premier intérêt. Mme du Deffand compose pour lui une chronique sociale, culturelle et politique, témoignage vivant des rites et habitudes de la société aristocrate de la fin du règne de Louis XV et du début de celui de Louis XVI.

Son intérêt est ensuite littéraire, véritable monument de la mondanité des Lumières. Cette amitié épistolaire passe par tous les possibles. Les deux protagonistes, soit dans la rivalité, soit dans la complicité, en goûtent ainsi toutes les formes et les manières, des éclats colorés, piquants, même méchants, au baume consolateur et apaisant, des conversations ludiques et vives dérivées du salon aux lettres quasi documentaires sur la vie des hôtels parisiens.

Walpole et Mme du Deffand ont trouvé une mine d’or dans leurs missives, un butin partagé qu’ils ont toujours tenté de préserver, malgré toutes leurs disputes : l’amusement. Leur correspondance se fait souvent légère, n’hésitant pas à visiter les confidences papoteuses, les jeux de langue et les messes basses de l’esprit, avec pour fonction première de faire oublier les désagréments de la vie. On y rit finalement autant qu’on y pleure, on y joue autant qu’on s’y plaint, on y goûte à toutes les nouveautés du jour. Le choc des âmes est parfois cinglant, mais la complicité de savoir se moquer des autres, de l’autre et de soi-même, prend régulièrement le dessus. Cette conversation écrite est réjouissante, car s’y révèle une inspiration féconde et variée, brillante et ironique, séduisante et médisante. Jamais de niaiseries ou de bons sentiments ici, mais le partage du goût de dire et l’élégance de médire. Ensemble, et séparés, voire boudeurs, ils éprouvent le bonheur lucide et réjouissant d’être malheureux à deux.

« Je voudrais bien vivre avec vous », ose écrire Mme du Deffand à Horace Walpole, lui qui se tient loin d’elle, parfois le plus loin possible, protégé dans son manoir de Strawberry Hill. C’est ainsi que s’achève sa lettre du 25 février 1776, en une phrase soigneusement détachée par un retour à la ligne. Heureusement, ce souhait ne s’est pas réalisé, tel un rêve impossible… Car nous aurions manqué ce trésor épistolaire.

Antoine DE BAECQUE

1. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 19 avril 1766.

2. Cité par M. de Lescure, Correspondance complète de la marquise du Deffand, éditions de Paris, 1865, p. CLXVI.

3. Lettre de Horace Walpole à Lady Hervey, 5 octobre 1765.

4. Lettre de Horace Walpole à Lady Hervey, nd [janvier 1766].

5. Portrait reproduit dans Lettres de Madame du Deffand 1742-1780, Mercure de France, Paris, 2002, p. 714.

6. Lettre de Horace Walpole à Lady Hervey, nd [janvier 1766].

7. Idem.

8. Lettre de Mme du Deffand à Voltaire, 23 juillet 1760.

9. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 19 avril 1766.

10. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 3 février 1767.

11. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 30 octobre 1766.

12. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 1er novembre 1766.

13. Lettre de Horace Walpole à Mme du Deffand, nd [mars 1771], Cité par M. de Lescure, Correspondance complète de la marquise du Deffand, op. cit., vol. 2, p. 48.

14. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 21 mars 1770.

15. Idem.

16. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 21 avril 1766.

17. Idem.

18. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 30 octobre 1766.

19. Idem.

20. Lettre de Horace Walpole à Mme du Deffand, nd [janvier 1767], cité par M. de Lescure, Correspondance complète de la marquise du Deffand, op. cit., vol. 1, p. 407.

21. Lettre de Horace Walpole à Mme du Deffand, nd [juillet 1774], cité par M. de Lescure, Correspondance complète de la marquise du Deffand, op. cit., vol. 2, p. 421.

22. Lettre de Horace Walpole à Mme du Deffand, nd [novembre 1773], cité par M. de Lescure, Correspondance complète de la marquise du Deffand, op. cit., vol. 2, p. 367.

23. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 26 juin 1768.

24. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 21 mai 1766.

25. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 21 avril 1766.

26. Lettre de Horace Walpole à Mme du Deffand, nd [avril 1769], cité par M. de Lescure, Correspondance complète de la marquise du Deffand, op. cit., vol. 1, p. 559.

27. Lettre de Horace Walpole à Mme du Deffand, nd [octobre 1766], cité par M. de Lescure, Correspondance complète de la marquise du Deffand, op. cit., vol. 1, p. 381.

28. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 3 février 1767.

29. Lettre de Horace Walpole à Mme du Deffand, nd [mai 1774], cité par M. de Lescure, Correspondance complète de la marquise du Deffand, op. cit., vol. 2, p. 404.

30. Lettre de Mme du Deffand à Horace Walpole, 8 mai 1774.