Cherche à comprendre qu’il n’y a rien qui puisse circonscrire l’incorporel, rien de plus rapide et de plus puissant, tandis qu’au contraire, c’est l’incorporel qui, de tous les êtres, est le non-circonscrit, le plus rapide, le plus puissant. Cherche à comprendre de cette manière, et à en tirer par toi-même l’expérience. Ordonne à ton âme de se rendre en Inde, et elle sera plus rapide que ton ordre ; commande-lui encore de passer dans l’océan et de nouveau, elle y sera rapidement, non comme si elle avait voyagé d’un lieu à un autre, mais comme si elle était déjà là. Ordonne-lui de voler haut dans le ciel et elle n’aura pas besoin d’ailes : rien ne peut lui faire obstacle, ni la flamme du soleil, ni l’éther, ni la révolution du ciel, ni les corps des autres astres, mais, en labourant tous les espaces, elle volera jusqu’au dernier des corps célestes. Si tu voulais encore te forcer un passage hors de l’univers lui-même et contempler ce qu’il y a au-delà (s’il y a quelque chose), cela aussi serait possible.

Hermès Trismégyste, Corpus Hermeticum, XI

 

Le professeur Tripler sortit avec circonspection du Robert Lee More Building, siège du département d’Astrophysique de l’Université du Texas. Il scruta les allées du campus en s’attardant sur les haies et les petits groupes d’étudiants, puis il se mit en marche d’un pas rapide, en jetant sans cesse des regards autour de lui.

Mais il ne s’était pas aperçu qu’un jeune homme aux cheveux très noirs, à la barbe épaisse et bouclée, était sorti aussitôt après lui, une expression déterminée sur le visage, et s’était mis à le suivre en se déplaçant d’un côté et de l’autre chaque fois qu’il bougeait la tête.

Quand ils furent arrivés à un croisement, le jeune homme cessa cette curieuse pantomime et, accélérant le pas, toucha l’épaule de Tripler.

— Bonjour, professeur ! lança-t-il à pleins poumons.

Tripler sursauta si fort qu’il faillit perdre l’équilibre.

— Ah, c’est vous, murmura-t-il avec une grimace. Ce matin, je craignais que vous ne me manquiez.

Le jeune homme éclata de rire.

— Vous savez bien que je ne vous lâcherai pas tant que vous n’accepterez pas de m’écouter. C’est une situation récurrente dans le cinéma et dans la littérature.

— Dans le mauvais cinéma et la mauvaise littérature, répliqua Tripler d’une voix aigre. Allons, jeune homme, finissez-en avec cette farce. Je vous ai déjà dit que je n’ai pas de temps à vous consacrer.

— Vous me l’avez dit hier, avant-hier et toute la semaine dernière. Aujourd’hui est un autre jour.

— Cela vaut encore pour aujourd’hui. Vos histoires ne m’intéressent pas.

Le jeune homme prit une expression obstinée.

— Et alors, je continuerai à venir à vos leçons, à fréquenter les mêmes bars et les mêmes restaurants que vous, et à me trouver sur votre route.

— Vous voulez que j’appelle la police ?

— Vous l’avez déjà fait il y a deux ans, et vous voyez le résultat. Ce n’est pas le genre de menace qui peut m’arrêter.

Tripler poussa un grand soupir.

— Je comprends. Maintenant, vous vous attendez que je prononce la phrase fatidique : « Si je vous écoute, vous arrêterez de me tourmenter ? »

— Exact.

— Et quelle est votre réponse ?

— Peut-être.

— Vous avez gagné. Suivez-moi.

Maussade, mais aussi quelque peu amusé, Tripler reprit le chemin du More Building. Tandis que l’ascenseur les emportait dans les étages, il ne prononça pas un mot. Ce fut seulement quand il se retrouva dans son bureau, assis derrière une table encombrée de papiers, que, après avoir longuement observé le jeune homme, il se décida à l’apostropher.

— Asseyez-vous, monsieur… je ne me rappelle pas votre nom, mentit-il sans vergogne.

— Frullifer. Marcus Frullifer.

— Écoutez, monsieur Frullifer, il vaudrait peut-être mieux que je vous arrange une rencontre avec le professeur Wheeler, le chef de notre département…

— Non, merci. L’expert des questions temporelles, c’est vous. Et c’est avec vous que je veux parler.

Tripler passa le pouce et l’index sur ses moustaches rousses.

— Et pourtant, quand vous êtes venu chez moi la première fois, il y a deux ans, j’ai été très clair. Je considère vos recherches démentielles et dénuées de tout intérêt pour la communauté scientifique. Vous devriez vous adresser à un parapsychologue, ou à un mystique quelconque. Ici, nous nous occupons de physique.

Frullifer ne se laissa pas le moins du monde désarçonner. Il se pencha sur son fauteuil.

— Il y a deux ans, je ne faisais que les premiers pas. Ce n’est que maintenant que j’ai pu compléter ma théorie, et elle est si organique et cohérente que je ne crains plus aucune critique. Tout cela grâce à Dobbs, naturellement.

— Dobbs ? Qui est-ce ?

— Adrian Dobbs, philosophe et mathématicien à Cambridge. (Frullifer se gratta la barbe, touffue au point de lui recouvrir la moitié du visage.) Peu de gens s’en souviennent et pourtant ce fut lui qui, en 1965, énonça le premier la théorie des psytrons. Oh, sous une forme très imparfaite, mais…

— La théorie des psytrons ? l’interrompit Tripler. Jamais entendu parler. Écoutez-moi, monsieur Frullifer, vous êtes vraiment en train de perdre votre temps.

— Mettons-nous d’accord, professeur, dit le jeune homme d’une voix si agressive que Tripler en fut légèrement effrayé. Vous me laissez parler sans m’interrompre et je serai aussi bref que possible. Oh, naturellement, vous pourrez me poser des questions…

— Vous êtes trop bon.

— Mais non, je vous en prie. Alors, vous acceptez ?

Tripler jeta un coup d’œil à la pendule au mur. Il poussa un grand soupir.

— D’accord, j’accepte. Mais dépêchez-vous, vraiment.

Frullifer se leva et se dirigea vers le tableau noir.

— Où allez-vous ? demanda Tripler.

— Les physiciens se parlent à travers le tableau noir.

— Oui, c’est vrai, les physiciens le font, mais d’abord, vous devez me persuader que vous en êtes bien un. Revenez vous asseoir et exposez-moi votre pensée avec des mots. Après, nous verrons.

L’air malheureux, Frullifer se laissa retomber sur son fauteuil. Il regarda les cimes des arbres qu’on découvrait depuis la vaste baie vitrée et observa un instant de silence, comme s’il rassemblait ses idées. Puis, il commença :

— Vous vous en souviendrez, tout a débuté avec le principe d’indétermination d’Heisenberg. Cette histoire des photons qui tantôt se comportent comme des corpuscules et tantôt comme des ondes, suivant qu’on les observe ou pas, ne m’a pas du tout convaincu.

— Elle ne convainc personne, mais c’est ainsi, dit Tripler en écartant les bras.

— Laissez-moi continuer. Mon intuition initiale fut qu’il pouvait y avoir une interférence de la pensée humaine. Une sorte de champ, créé par le cerveau, qui interférerait avec le mouvement des photons et en modifierait la nature. Si vous vous souvenez de notre premier entretien…

— Je m’en souviens très bien. Quand vous m’avez tenu ces propos, je vous ai fait jeter dehors.

— Et vous avez bien fait, répondit Frullifer d’une voix qui se faisait humble. Ma théorie était vraiment absurde. Mais pas l’intuition sur laquelle elle se basait. À l’époque, je n’avais pas encore lu Dobbs…

— En fin de compte, qui est ce Dobbs ? l’interrompit Tripler, impatient.

— Je vous l’ai déjà dit. Un mathématicien anglais. Dobbs, fasciné par la mathématique quantique, a émis l’hypothèse de l’existence des psytrons. Des particules semblables aux neutrons, excitées par l’activité cérébrale humaine et projetées d’un cerveau à l’autre. Dans un langage plus moderne, nous pourrions parler de faisceaux d’énergie du champ psychique qui se comportent comme des particules. Une idée géniale, vous en conviendrez.

Tripler secoua la tête.

— Dobbs avait-il jamais vu un de ces… psytrons ?

— Et vous, avez-vous jamais vu un quark, ou une saveur ? rétorqua Frullifer qui se pencha sur le siège, en agrippant le rebord du bureau. Soyons sérieux. Certains phénomènes ne sont pas repérables par l’observation directe, mais par l’examen de leurs conséquences. Quand je lus Dobbs, je compris tout de suite qu’il avait trouvé la solution. C’étaient les psytrons qui interféraient avec les photons, en modifiant leur propre nature lorsqu’on les observait. Et non le « champ » dans lequel je m’étais embourbé jusqu’alors.

Sous les moustaches de Tripler se dessina un large sourire.

— Je crains que vous ne vous soyez trompé de lieu pour vos divagations, jeune homme. C’est justement le directeur de notre institut, John Wheeler, qui a démontré que les photons changent de nature également lorsqu’ils sont émis d’un quasar, c’est-à-dire des millions d’années-lumière avant que naisse quelqu’un capable de les observer. Quand ils traversent une lentille gravitationnelle, c’est comme s’ils savaient déjà qu’un jour quelqu’un les observerait.

— Précisément, lança Frullifer avec l’expression satisfaite de quelqu’un à qui l’on vient de servir le mets de roi auquel il aspirait depuis longtemps. Et le professeur Wheeler soutient que les photons n’ont pas de nature bien définie, avant que quelqu’un les observe. Mais la théorie des psytrons de Dobbs permet de contourner cette conclusion paradoxale. Certes, pas dans la forme où elle fut originellement formulée. Mais moi, j’y ai travaillé et maintenant, je peux…

Ennuyé, Tripler leva une main.

— Avant de poursuivre, expliquez-moi en détail votre théorie. Autrement, vos références tomberont dans le vide.

Frullifer hocha la tête, très sérieux.

— Très bien. Dobbs avait raison, il n’y a pas de doute. Le cerveau humain émet des particules, et ce sont ces particules qui interfèrent avec les mesures quantiques. Mais si les psytrons existent – et je suis en mesure de démontrer qu’ils existent –, de quoi sont-ils composés ? Ils doivent avant tout avoir une masse très petite, de l’ordre de celle qu’on suppose aux neutrins. Dans le cas contraire, leur interaction avec la matière serait forte, et on la remarquerait dans la vie quotidienne. En outre, ils doivent voyager à une vitesse très supérieure à celle de la lumière.

Tripler éclata de rire.

— Il est impossible de croire que vous avez étudié la physique. Rien ne voyage à une vitesse supérieure à la lumière.

— C’est vous qui vous trompez, rétorqua Frullifer, prenant la mouche. Avez-vous jamais entendu parler des bradions et des tachyons ? Chaque jour, dans les laboratoires du monde entier, on observe des particules qui voyagent plus vite que la lumière. Pour ne pas parler de ce qui advient dans les quasars.

Tripler parut irrité par le ton insolent du jeune homme.

— Les vitesses supralumineuses auxquelles vous faites allusion apparaissent dans un milieu donné. Mais rien ne peut dépasser la vitesse de la lumière dans le vide.

— Mais où est le vide ? gronda Frullifer en retour. Puis il allongea la main : Restons-en à notre accord, laissez-moi poursuivre.

— Entendu, je vous laisserai poursuivre. Mais permettez-moi de vous avertir. Il ne se passe pas un mois sans que se présente dans cet institut quelque jeune génie qui prétende nier la théorie de la relativité.

Tripler ouvrit le tiroir le plus bas du bureau et en tira un paquet de feuilles qu’il agita en l’air.

— Regardez ces mémoires. Ils sont tous de ce calibre. Et vous savez ce que j’en fais ? Je les collectionne pour en rire le soir avec les amis, devant un verre de bière. Donc, si vous êtes un promoteur de l’éther, de la flogistique ou d’autres sottises de ce genre…

Une expression offensée se peignit sur le visage barbu de Frullifer.

— Mais je ne nie nullement la théorie de la relativité ! protesta-t-il. Écoutez-moi. Admettez un instant, un instant seulement, que les psytrons de Dobbs existent vraiment. Admettez qu’à l’état quantique, ils atteignent des vitesses supralumineuses…

— Et pourquoi donc devraient-ils voyager plus vite que la lumière ?

— Parce que tous les cas avérés de transmission de la pensée à grande distance ont vu des communications instantanées.

Tripler fronça ses sourcils roux.

— Transmission de la pensée ? Mon ami, vous vous aventurez sur des thèmes qui mettent en rage des gens tels que moi ou n’importe quel scientifique.

— Alors, laissons tomber la télépathie. Postulons simplement que les psytrons excités ont une vitesse supralumineuse. Que leur arrive-t-il, dans le mouvement ? C’est simple. En vertu justement de la théorie de la relativité générale, leur énergie devient infinie. Elle devient donc une énergie imaginaire, qui n’est pas de cet univers. Et quand les psytrons rejoignent le corps attracteur, c’est-à-dire les neurones du cerveau récepteur, nul temps ne s’est en fait écoulé, parce que dans l’imaginaire, qu’on pourrait faire coïncider avec ce qu’on appelle l’inconscient collectif, le temps n’existe pas.

Tripler en resta bouche bée, abasourdi par la désinvolture de son interlocuteur. Il réussit seulement à demander :

— Et cela a un rapport avec le paradoxe de Wheeler ?

— Oh, mais oui ! répondit Frullifer, triomphant. Je vous ai déjà dit que les psytrons devaient avoir une masse, même très réduite, comme celle attribuée aux neutrins. Si les psytrons projetés forment un faisceau, les premiers, dont l’énergie tend à l’infini, en viennent à avoir aussi une masse et une densité infinies. Ils produisent donc une distorsion spatio-temporelle, dans laquelle tombent les derniers, ceux qui sont le plus en arrière du processus, en somme ceux qui sont en queue du faisceau. Certains de ceux-là sont tirés dans le passé, avec leur charge d’informations, qui est identique à celle des premiers. Voilà pourquoi les photons émis par un quasar savent déjà, si je puis m’exprimer ainsi, qu’un jour quelqu’un les observera. (La voix du jeune homme passa de l’enthousiasme à la prudence.) Je sais, le sujet ne vous plaît guère, mais permettez-moi d’ajouter que le processus que je vous ai décrit explique aussi accidentellement la plus grande partie des phénomènes de précognition et de métempsycose.

Tripler se passa le dos de la main sur le front, comme pour essuyer une invisible sueur. Il secoua la tête et regarda de nouveau la pendule.

— Je préfère ne pas faire de commentaires. Une unique observation, monsieur Frullifer. Si j’ai bien compris, vous proposez une explication personnelle des phénomènes quantiques. Mais moi, je suis avant tout un astrophysicien. Pourquoi être venu me voir, moi ?

— Parce que si vous admettez l’existence des psytrons de Dobbs, l’astrophysique entière en sera bouleversée. Je répète : bou-le-ver-sée, insista Frullifer en accompagnant son affirmation d’un geste tranchant de la main. Je me suis demandé : d’où viennent les psytrons ? Est-ce le cerveau qui les crée ? Non, naturellement, rien n’est créé à partir de rien. Les psytrons existent déjà, dans leur état fondamental. Les synapses cérébrales se limitent à les charger d’informations et à les exciter, en leur donnant la vitesse dont je vous parlais.

— Et où seraient-ils donc, ces psytrons ? Attachés au plafond ?

— Ils sont partout, exactement comme les neutrins. Les filets neuronaux en capturent un certain nombre, donnant forme à l’individualité et à la pensée suggestive. Mais les psytrons sont présents à tous les angles de l’univers. Et même, c’est justement leur masse qui empêche l’univers de s’effondrer.

Tripler oscillait entre l’ennui, l’irritation et l’amusement, sentiments contrastés qui trouvèrent à s’exprimer par un ricanement sarcastique.

— Donc, selon vous, les psytrons seraient la fantomatique « matière noire » ?

— Bravo ! Je vois que vous commencez à comprendre, s’exclama Frullifer, qui n’avait pas saisi l’accent ironique du scientifique. L’ensemble des psytrons que, personnellement, j’appelle Psyché, baigne l’univers tout entier, avec plus ou moins de densité suivant les zones. C’est sa masse, ajoutée à celle des neutrins, qui évite le collapsus de l’univers. Mais les psytrons ont encore quelque chose que les neutrins ne possèdent pas : un bagage d’informations, un peu comme les bits en informatique. Mais je ne voudrais pas devenir trop obscur.

— Vous l’êtes depuis le début.

Tripler se pencha à travers le bureau, en donnant à son visage une expression très sérieuse.

— Maintenant, répondez à une question décisive. Avez-vous des preuves expérimentales de ce que vous soutenez ? Ou bien s’agit-il seulement de vos élucubrations personnelles ?

Frullifer sourit avec assurance.

— Bien sûr, que j’ai des preuves. Au moins trois, et toutes les trois irréfutables.

— Vraiment ? Énoncez-m’en au moins une.

— C’est très simple. L’expérience de Michelson.

Tripler abattit la paume de la main sur le bureau, si fort que quelques feuilles descendirent en vol plané vers le sol.

— Vous êtes fou ! L’expérience de Michelson-Morley a été le plus célèbre ratage de l’histoire de la physique ! Même les enfants le savent !

Frullifer ne fut pas troublé le moins du monde.

— Mais je ne parle pas de l’expérience Michelson-Morley de 1904, je parle de l’expérience Michelson-Gale de 1925, qui renouvelait la tentative de Sagnac en 1913. Ces deux dernières, qui répétaient celle de Michelson et de Morley à une échelle adéquate, rencontrèrent un succès total. Elles démontraient que la lumière, sur son chemin, rencontre un milieu qui la ralentit. Sauf que Sagnac gardait encore à l’esprit l’éther, alors que Michelson avait perdu toute certitude. Ils ne pouvaient savoir que le milieu existe en effet, mais que ce n’est pas l’éther. C’est la Psyché, c’est-à-dire la grande mer des psytrons.

Tripler s’appuya, épuisé, sur le dossier du fauteuil.

— Ce serait ça, les preuves ? Attention, ma patience atteint ses limites.

— Non, je vous ai dit qu’il y a d’autres preuves ! cria Frullifer. Puis, s’efforçant de garder une voix calme : La preuve évidente, sous les yeux de tous, c’est le déplacement vers le rouge, le redshift des galaxies.

L’expression de Tripler passa de la morosité à la stupéfaction.

— Mais que dites-vous là ? Le redshift démontre seulement que les galaxies s’éloignent les unes des autres !

— C’est ce que croient les partisans du Big Bang, mais il s’agit bel et bien d’une escroquerie. Pas le Big Bang en soi, mais le fait que le redshift en soit la preuve. Le déplacement vers le rouge se produit parce que, sur les grandes distances, la lumière perd de l’énergie, se voyant amortie par la matière dont sont remplis les espaces cosmiques. Et cette matière est la Psyché.

— J’espère que vous avez fini ! aboya Tripler.

— Non, il y a la troisième preuve, la plus déterminante.

— Et qui serait ?

— La radiation cosmique de fond.

Tripler leva les yeux au ciel.

— Mais ça aussi, c’est une preuve du Big Bang !

— Faux, répliqua Frullifer, catégorique. Si tel était le cas, la radiation de fond des micro-ondes serait non homogène, alors qu’elle est uniforme dans toutes les directions. Et ne venez pas me dire que le Cosmic Background Explorer a relevé des difformités dans un quasar. Elles sont tellement négligeables qu’elles peuvent aussi bien dépendre du moyen d’observation. Ne vous moquez pas de moi.

Quelque peu piqué au vif, Tripler contint son impatience.

— C’est un vieux problème. Quelle explication fourniriez-vous alors ?

— Elle est très simple. Si la Psyché a un pouvoir d’amortissement de l’énergie radiante, elle doit posséder un pouvoir analogue d’absorption. Ce qui signifie qu’elle est réchauffée par la lumière. Voilà pourquoi la radiation cosmique est identique partout. (Frullifer observa une pause pour reprendre son souffle.) Comme vous voyez, professeur, je vous ai offert une explication logique unique des paradoxes quantiques, du problème de la « matière noire » de l’univers, du redshift des galaxies, des mécanismes de l’activité cérébrale et même des phénomènes extrasensoriels. Le tout sans contredire la relativité générale et les autres postulats de la physique.

— Je vois, commenta Tripler sur un ton absent.

— Je me suis permis de synthétiser pour vous ma découverte… la mienne et celle de Dobbs, naturellement… dans un modèle mathématique tensoriel, que vous pourrez examiner tranquillement.

Frullifer se pencha en avant pour fouiller sous son pull-over, au bas du dos. Il en tira un exemplaire très chiffonné de Speculations in Science and Technology.

— Malheureusement, comme vous voyez, c’est seulement en Australie que j’ai trouvé des gens pour accepter de publier mes travaux. Mais, avec votre aide…

— Vous voulez mon aide ? Bien sûr. Attendez un instant, j’appelle un de mes collaborateurs.

Tripler se leva, ouvrit la porte, se pencha dans le couloir et fit signe à quelqu’un.

— Venez vite.

Un instant après, apparut sur le seuil un géant musculeux portant l’uniforme des vigiles. Tripler lui montra Frullifer du doigt.

— Mike, jetez dehors cet idiot. Et faites en sorte qu’il ne m’importune jamais plus.

Une expression désespérée se peignit sur le visage de Frullifer, alors que le géant le soulevait quasiment du sol pour le traîner au-dehors. Il lui fallut un moment pour crier :

— Vous commettez une erreur ! Vous ne savez pas quelles applications cela peut entraîner ! Un jour viendra où le ciel sera sillonné d’astronefs psytroniques, et tout le monde reconnaîtra que je…

Tripler écouta la voix s’éteindre dans la cage d’escalier. Puis il prit la revue en la tenant à distance comme s’il touchait quelque chose d’infect. Il secoua la tête et posa le périodique dans le tiroir des lettres extravagantes.