Déposition anonyme, conformément aux prescriptions des lois internationales, devant la commission internationale de Carthagène le 14 novembre 2194, durant la session consacrée au voyage de l’astronef psytronique Malpertuis.
Vous me demandez un compte rendu succinct de ce qui s’est passé durant la malheureuse expédition de l’astronef Malpertuis. Je vous préviens que je ne pourrai me montrer très bref. Au cas où je m’étendrais trop, interrompez-moi ; mais il y a des détails que je ne puis négliger, parce que je mentirais si je disais que j’ai compris tout ce qui s’est passé.
J’ai vingt-neuf ans et je suis né à Liverpool. Avec le Malpertuis, j’effectuais mon sixième embarquement, mais c’était le premier à bord d’un astronef psytronique. Mes voyages précédents, je les avais effectués à l’intérieur du système solaire, sur des véhicules commerciaux qui ravitaillaient les stations spatiales en orbite autour de Deimos et des lunes de Jupiter.
Le Malpertuis arborait les couleurs rouge et noir de la République libertaire de Catalogne, mais il devait s’agir d’un pavillon de complaisance. Le bâtiment appartenait en fait à un cartel de petites compagnies, dont aucune n’était catalane. Les conditions d’embauche semblaient en tout cas bonnes, et me poussèrent à ne pas considérer la mauvaise réputation qui d’ordinaire entoure les astronefs psytroniques.
Le jour de l’embarquement, je fus stupéfait de voir la quantité de navettes qui s’élevaient du spatioport de Ceuta, choisi comme lieu de départ par les armateurs, peut-être pour ses tarifs douaniers particulièrement intéressants. L’équipage du Malpertuis, à en juger d’après le nombre de navettes, devait être d’au moins mille unités, soit dix fois plus que celui du plus gros des astronefs sur lesquels j’avais voyagé. J’étais vraiment curieux de voir à quoi ressemblait le Malpertuis, qui nous attendait ancré au large de la lune, au centre d’un banc particulièrement riche de Psyché.
Par pur hasard, on me fit monter sur la navette qui transportait les trois Guides psytroniques de réserve. Le Guide en chef n’était pas là, celui qu’on appelle communément le Médium (même si l’utilisation de ce terme, comme chacun sait, est rigoureusement interdite). De lui, je savais seulement qu’il s’appelait Sweetlady, qu’il était abbé de l’ordre des Babusquins et qu’il jouissait d’une très mauvaise réputation. Mais les trois Guides de réserve – deux hommes et une femme – étaient eux aussi de curieux personnages. Ils appartenaient à une race indéfinissable, certainement orientale, mais à la peau plus obscure que celle des Chinois, et chuchotaient entre eux dans une langue absolument incompréhensible. Ils restaient toujours regroupés loin de nous, les membres de l’équipage. Aux rares qui osaient les interpeller, ils renvoyaient un coup d’œil stupide, vaguement indigné, avant de tourner la tête de l’autre côté. Malgré ce comportement, les officiers commandant la navette semblaient les traiter avec grand respect, au point de les admettre dans leur mess, rigoureusement interdit au commun des mortels. Je ne sais ce qu’ils ont pu se raconter durant le dîner, mais la conversation ne dut pas être particulièrement intéressante.
Je m’aperçois que je m’égare un peu. Bien. Le voyage jusqu’au Malpertuis dura trente-cinq heures, une durée normale. Je découvris que bon nombre de mes compagnons avaient déjà voyagé sur des astronefs psytroniques, mais un seul d’entre eux, un Norvégien aux bras musculeux couverts de tatouages, avait eu l’abbé Sweetlady comme Médium.
— Tiens-toi au large de ce type, me murmura-t-il pendant que nous consommions nos rations au dortoir. C’est une créature infernale.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? lui demandai-je avec un peu d’inquiétude.
— Tu comprendras tout seul. C’est l’individu le plus crasseux et dégoûtant qu’il me soit jamais arrivé de rencontrer. Personne n’imaginerait qu’il s’agit d’un abbé, s’il n’en portait pas l’habit. Mais comme Médium, il est très fort, peut-être le meilleur.
J’aurais voulu lui demander d’autres détails, mais une course soudaine vers le pont me fit comprendre que notre but était en vue. Je me précipitai moi aussi. Quand, par l’étroit hublot au sommet de la navette, je réussis à voir le Malpertuis, j’en eus le souffle coupé. Le fond étoilé du ciel disparaissait presque entièrement sous une silhouette obscure, si grande qu’on se demandait spontanément où on avait pu construire le vaisseau.
Son aspect général rappelait une raffinerie, ou en tout cas un énorme complexe industriel suspendu dans le vide. Ce qui l’en différenciait était la quantité de pinacles, au-dessus et au-dessous du soubassement, semblables à de gros clous à tête étroite. Bien que je ne connaisse pas grand-chose en matière d’astronefs psytroniques, je savais qu’on les appelait des « bobines Frullifer ». Si j’avais pu ouvrir leur corps cylindrique, j’y aurais vu des réseaux extrêmement complexes de fils baignant dans une solution de sodium, de potassium et de chlore. Là où les fils se soudaient entre eux, existait un grand nombre de petits réservoirs dans lesquels on faisait arriver, à travers un faisceau de minuscules tubes entrelacés, des substances liquides aux noms mystérieux : acétylcholine, sérotonine, histamine, glycocolle, dopamine… Je ne sais à quoi servent tous ces produits. Mais je sais qu’il en existe un trafic clandestin, géré par de douteuses organisations internationales. Mais vous aussi, vous connaissez ces choses.
Le débarquement dura des heures, en raison du grand nombre de navettes qui devaient accoster l’une après l’autre à l’entrée des corridors pressurisés qui flottaient dans le vide et y déverser leur chargement humain. De la salle de décontamination, on accédait directement au pont principal, le plus grand que j’aie jamais vu. Il y régnait une lumière si faible que, jusqu’à ce que nos yeux s’y fussent accoutumés, nous fûmes contraints de nous déplacer à tâtons. Le froid était intense, signe que les armateurs avaient bien réfléchi à économiser sur tout ce qu’ils jugeaient superflu :
— Heureusement, les voyages psytroniques ne durent jamais longtemps, marmonna le Norvégien, qui m’avait dit s’appeler Thorvald.
Le commandant Prometeos nous attendait au bout du pont, sur cette sorte de terrasse surélevée qu’on appelle communément le « château », en souvenir des anciens voiliers. Son aspect était celui d’une vraie brute, avec de petits yeux, une mâchoire proéminente et une tignasse sauvage qui lui arrivait à la ceinture. Il tenait ses grosses mains velues agrippées à la rambarde et semblait nous scruter avec un mépris non dissimulé. Contrairement à toutes les habitudes, il ne nous adressa aucun discours de bienvenue et, à peine étions-nous réunis qu’il nous tourna le dos et s’en fut à ses propres affaires.
Ce fut le premier officier Holz, un type énergique et à l’air sagace, qui lut en anglais puis en espagnol la liste des chefs d’équipe et de leurs tâches respectives. Tandis qu’il parlait, il fut rejoint sur le château par un homme de basse stature, vêtu d’un froc qui autrefois avait dû être blanc mais qui à présent paraissait tout constellé de taches.
— Regarde, c’est l’abbé Sweetlady, me chuchota Thorvald, non sans une certaine révérence. Mon Dieu, quel monstre !
Tout d’abord, le jugement me sembla d’une dureté exagérée. Le physique du personnage était tout à fait normal, hormis un estomac excessivement proéminent. Quant au visage, dominé par un nez gonflé de capillaires vermillon, il me sembla marqué par une nature bonhomme, impression qu’accentuait une bouche lippue perpétuellement figée dans un sourire radieux.
L’abbé demeura les bras croisés à quelques pas du premier officier, en nous contemplant comme si nous étions ses fils. Les trois Guides de réserve se hâtèrent de monter sur le château pour le rejoindre. Sweetlady les salua d’un signe d’entente muet.
Quand le sieur Holz eut terminé, nous savions être 1 024 divisés en douze équipes, avec des quarts de quatre heures alternant avec quatre heures de repos. Six équipes étaient affectées à l’arrimage de la cargaison, ce qui semblait vraiment extravagant. Mais aucun de nous ne savait de quelle cargaison il s’agissait. Assurément, si l’on nous avait informés, beaucoup d’hommes auraient demandé à débarquer immédiatement. En tout cas, tous ceux de religion chrétienne, hébraïque ou musulmane.
Les chefs d’équipe procédèrent à l’appel. Dépourvu de toute espèce de qualification, j’avais été assigné à une des deux équipes vouées à la manutention ordinaire. Je dus prendre congé de Thorvald qui, familiarisé avec les bobines de Frullifer, avait été intégré dans le groupe qui s’occupait de leur alimentation, dans un tout autre secteur de l’astronef.
Mes nouveaux compagnons ne m’enthousiasmèrent pas. Il s’agissait pour l’essentiel de très jeunes Philippins, à leur premier ou second embarquement, qui ne connaissaient que leur propre langue, un espagnol à l’accent très étrange, et le peu de jargon astronautique indispensable pour comprendre les ordres. Le chef d’équipe était un Italien taciturne, nommé Schenoni, tenu autant que nous dans l’ignorance de la durée et de la finalité de l’expédition. Le fait qu’il fût à son quatrième voyage psytronique me réconforta, mais il n’y eut pas moyen de se faire expliquer ce qui nous attendait.
— Tu le verras par toi-même, me dit-il irrité, puis il feignit de ne pas comprendre mon anglais et s’enferma dans le silence.
Le logement qu’on nous réservait était un dortoir unique, sombre comme une crypte. Là aussi, nos armateurs avaient en apparence recherché la plus rigoureuse économie. Le froid était si pénétrant que nos bouches émettaient des nuages de vapeur et les couvertures qu’on nous distribuait, usées et trouées, semblaient provenir de chez un fripier. Les appareils hygiéniques individuels ne donnaient aucune garantie d’étanchéité. Même les armoires étaient rouillées et il fallait forcer pour qu’elles s’ouvrent en grinçant.
— N’ayez pas peur, dit Schenoni en riant, quand il entendit monter la rumeur de nos plaintes, le voyage que nous allons faire ne nécessite aucun confort. Au besoin, je demanderai au Médium d’améliorer quelques détails, une fois que nous serons en vol.
La dernière phrase me parut obscure mais, surtout, je fus surpris que Schenoni utilise avec désinvolture un mot – Médium – notoirement interdit sur tous les astronefs, et surtout sur les vaisseaux psytroniques. Pour la première fois, je me demandai si la mission du Malpertuis était tout à fait légale. Le soupçon m’en était déjà venu lorsque j’avais remarqué l’absence totale de femmes à bord, à l’exception de l’Orientale qui faisait partie du groupe des Guides. Mais j’en avais alors conclu que, s’agissant d’une expédition conduite par un abbé, celui-ci avait voulu étendre à l’équipage la règle conventuelle.
Nous eûmes deux heures pour ranger nos affaires et nous reposer. Au-dessus de tous les lits, presque collés les uns aux autres, pendaient des globes métalliques d’où s’échappait une tresse de fils tordus et minces, semblables à des cheveux résineux. Schenoni nous expliqua qu’il s’agissait de « neuro-attracteurs », prévus pour transmettre aux bobines Frullifer l’image de notre Psyché. Il ajouta que si nous les abîmions, nous voyagerions mutilés ou sous forme de monstres grotesques.
Je contemplai avec un peu d’inquiétude cette espèce de scalp accroché au-dessus de ma tête, puis le sommeil me gagna et je dormis jusqu’à ce que la cloche annonce le premier quart sur le pont.