Le petit corps était couché sur la margelle basse qui entourait l’énorme citerne, dont l’étendue se perdait dans l’obscurité des voûtes. À ses côtés, il était surveillé par deux soldats armés de hallebardes, qui jetaient des regards autour d’eux sans chercher à dissimuler leur inquiétude. À l’arrivée de l’inquisiteur et du capitaine, ils semblèrent soulagés.
Eymerich s’approcha du petit cadavre et toucha la couverture de laine verte qui l’enveloppait.
— Pourquoi dites-vous que c’est si horrible ?
— Regardez vous-même, répondit le capitaine.
L’inquisiteur hésita un très bref instant, puis arracha la couverture. Aux côtés du père Agustín, il avait assisté à toutes sortes d’horreurs, mais il fut stupéfait, presque assommé, par ce qu’il vit. Non que ce spectacle inspirât la peur ; simplement, il était trop anormal pour être cru.
Il avait sous les yeux le corps d’un enfant d’un an ou un peu plus. La gorge avait été entaillée, et la tête pendait dans une position non naturelle. Mais cette tête même était impressionnante. Elle se composait de deux visages, parfaitement formés, opposés l’un à l’autre.
Les traits, peut-être un peu trop adultes pour un bébé de cet âge, étaient identiques des deux côtés : les yeux gonflés et serrés, les lèvres exsangues, le petit nez. Le crâne, chauve et de forme arrondie, ne présentait ni fracture ni bosse ; seulement, là où les mâchoires se réunissaient, pointaient quatre oreilles, opposées l’une à l’autre et aux lobes bien distincts. On eût dit un visage qui affleurait à la surface de l’eau, comme s’il était en train de se libérer de sa propre image spéculaire ; mais le reflet était aussi tangible que la réalité.
Au bout de quelques instants, Eymerich recouvrit le petit cadavre. Il fixa le capitaine :
— Une plaisanterie de la nature, commenta-t-il en s’efforçant de dominer l’émotion que trahissait le son de sa voix.
— De la nature ? Une plaisanterie du diable, mon père, rétorqua le militaire dont le front était couvert de sueur. On n’a jamais vu pareil tour de sorcier.
— Peut-être ne s’agit-il pas d’un tour de sorcier, intervint l’un des soldats de garde. On dit qu’au-delà des mers vivent des créatures semblables.
Eymerich hocha la tête, pensif :
— En effet. On les appelle blemmyes, panoti, sciapodes, cynocéphales. Mais aucun de ces monstres ne porte de petit bonnet, ni n’est jamais apparu à deux pas de la demeure du roi. Avez-vous parlé à quelqu’un de cette… chose ? demanda-t-il en fixant l’officier.
— Oui, mon père, répondit le militaire, un peu embarrassé. J’ai dû le dire à mes hommes, et aussi à quelques serviteurs.
— Ce que je veux savoir, c’est si la nouvelle est déjà arrivée au palais royal.
— Non, je ne crois pas.
— Bien, maintenant, faites emporter ce corps, sans trop vous faire remarquer. Transportez-le en haut, dans les appartements des pères de l’Inquisition. La cellule du père Agustín est vide, malheureusement. Vous laisserez l’enfant sur le lit et mettrez deux hommes de garde à la porte.
— Mais la rumeur va vite se répandre. Tout le monde va vouloir voir le petit monstre.
— C’est vrai, soupira Eymerich. La seule chose à faire, pour freiner la curiosité, c’est de confondre les rumeurs.
Il se tourna vers les deux soldats.
— À ceux qui vous questionneront, vous donnerez des réponses chaque fois différentes. À l’un, vous direz qu’on a trouvé un enfant avec une tête de cochon, à un autre qu’il s’agit d’un chat à visage de vieillard. À tous, vous ne répéterez qu’une chose : que le monstre a les bubons de la peste et que vous montez la garde pour éviter la contagion. Compris ?
— Oui, mon père, répondit le plus vieux des deux, légèrement amusé.
— Et maintenant, agenouillez-vous tous, ordonna Eymerich.
L’officier et les soldats obéirent ; appuyant la tête sur la garde cruciforme de leur épée. L’inquisiteur leur accorda une rapide bénédiction, invoquant Dieu pour qu’il les préserve des pièges de Satan. Puis il les fit se relever.
— Une dernière chose, capitaine, dit-il en faisant un pas vers la sortie. Avez-vous entendu parler de la présence d’une image insolite dans le ciel, il y a moins d’une heure ?
La voix de l’officier se fêla :
— Mon Dieu, non. De quelle image parlez-vous, mon père ?
— Oh, rien de sérieux, dit Eymerich avec un geste désinvolte de la main. N’y pensez plus, quelques bonnes femmes qui ont eu la berlue. L’imagination des gens de Saragosse est trop excitée, ce matin.
Il se mit en route dans le couloir ruisselant d’humidité. Dans le vestibule, il tomba sur le cortège qui portait au-dehors le corps du père Agustín. La dépouille, recouverte d’un drap taché de sang et de pus, avait été laissée dans le tissu qui l’enveloppait. Quatre jeunes dominicains, le visage couvert de drôles de masques coniques, en tenaient les extrémités. Ils progressaient lentement, en faisant très attention de ne pas entrer en contact avec le corps.
Devant eux, à distance respectable, marchaient le doyen, le prieur de la maison sur l’Èbre, le maître d’école et le trésorier, qui priaient à voix haute. Derrière, à distance encore plus grande, venaient deux des archidiacres qui répandaient des fumées d’encens et de camomille, les chanoines de l’évêché et une vingtaine de frères mendiants des deux ordres majeurs, qui de temps en temps portaient à leurs narines des pommes odoriférantes ou des burettes de vinaigre. Sans doute attendaient-ils dans le patio l’apparition du groupe.
En apercevant Eymerich, quelques-uns des clercs s’inclinèrent légèrement.
Mais l’inquisiteur perçut dans leurs yeux une lueur ironique qui l’agaça. Les plus obséquieux étaient encore les moins convaincus de la possibilité d’une confirmation de sa nomination. Cependant, lui-même n’ignorait pas combien il lui serait difficile d’arracher une reconnaissance durable.
Il devait au plus vite parler avec le Justicia. Mais avant, il avait d’autres tâches à accomplir. Il s’agenouilla et se signa au passage de la dépouille ; mais, au lieu de s’unir au cortège, il attendit le pater infirmarius du tribunal, qui arrivait au milieu du groupe de queue.
Il le jaugea rapidement. C’était un dominicain d’une cinquantaine d’années, qu’il savait se nommer père Arnau Sentelles. Il avait des yeux vifs, une expression malicieuse, une bouche à laquelle des fossettes conféraient un pli ironique. En d’autres circonstances, Eymerich, dont les traits décharnés étaient empreints d’une sévérité pensive et qui cultivait la méfiance comme une discipline de vie, n’aurait jamais accosté un individu de ce genre. Mais pour l’heure, il lui fallait un allié qui s’y entendît en médecine et il ne pouvait se permettre de faire le difficile. Il s’approcha du père Arnau et le prit à part.
— J’ai besoin de vos talents de médecin, lui dit-il à mi-voix, et de votre discrétion.
L’autre le scruta comme pour chercher des symptômes.
— Vous vous sentez mal ?
— Il ne s’agit pas de moi ; rétorqua sèchement Eymerich. Ce matin, on a découvert un enfant assassiné, d’aspect monstrueux. Je voudrais que vous lui jetiez un coup d’œil.
Les yeux perspicaces du père Arnau étincelèrent de curiosité.
— Où l’a-t-on découvert ?
— Ici, justement, à l’Aljaferia. Près de la citerne. On va le porter à l’étage, dans la cellule du père Agustín. Vous direz que c’est moi qui vous envoie, on vous fera entrer.
Le frère charcutier plissa légèrement le front.
— Près de la citerne, vous dites ? Ce n’est pas la première chose étrange qui sort de ce puits.
Eymerich sursauta :
— Vraiment ? Qu’en savez-vous ?
Au lieu de répondre, l’autre le regarda par en dessous pendant quelques instants. Puis il lui demanda :
— C’est donc vrai que vous êtes le successeur du père Agustín ? Le nouvel inquisiteur général ?
— Oui.
— Et le père Agustín ne vous a rien dit ?
Eymerich se demanda dans quelle mesure il pouvait être sincère avec cet homme. Il conclut que, s’il était au courant de quelque chose, mieux valait ne pas lui mentir. Du moins pour le moment.
— Il m’a parlé de certaines découvertes faites dans la citerne. Mais il est mort à l’instant même où il allait m’en dire davantage.
— C’était typique du père Agustín de se montrer réticent jusqu’à la fin, commenta le chirurgien, sans aucune trace de révérence dans la voix. Je suis au courant de ces découvertes seulement parce qu’il était indispensable de l’y impliquer, comme vous le faites. Il s’agissait d’objets curieux qu’il ne m’a pas été accordé de voir. Mais en même temps que ces objets, furent retrouvés à plusieurs reprises des corps de nouveau-nés. Des corps horribles, avec deux faces identiques aux côtés opposés de la tête.
Eymerich retint à grand-peine une exclamation.
— Mon nouveau-né aussi a cette apparence ! Parfaitement biface.
— Je l’avais déjà deviné. Alors, il est inutile que je le voie.
— Qu’avez-vous fait les autres fois ?
— Nous avons sectionné les petits cadavres. Mais pardonnez-moi, père Nicolas. Mieux vaudrait que je retourne à mes devoirs.
À ce moment précis, les derniers participants au cortège étaient sortis dans le vestibule, et de l’extérieur leur parvenait l’écho des oraisons.
Eymerich haussa les épaules.
— Le père Agustín n’a plus besoin de vous. Moi, au contraire, si. Suivez-moi.
Sans rien ajouter, il se dirigea promptement vers le portail. Il se fraya un chemin à travers la foule agenouillée, sans prendre garde aux tuniques et aux manteaux sur lesquels il marchait en passant. Le père Arnau le suivit tant bien que mal jusqu’au pied du soubassement, où le sentier protégé serpentait entre les buissons de roses en s’éloignant de la voie principale d’accès au château. Eymerich marcha à pas rapides jusqu’à une petite clairière, protégée par quelques pins couleur de rouille. D’un coup, il s’immobilisa et pivota vers son compagnon.
— Père Arnau Sentelles, agenouillez-vous.
Le visage sardonique de l’autre prit une expression étonnée.
— Qu’avez-vous dit ?
— Agenouillez-vous. Allons, je n’ai pas de temps à perdre.
Toujours plus ébahi, le père Arnau obéit. Peut-être s’attendait-il à un coup, mais Eymerich se contenta de lui poser la main droite sur l’épaule.
— Nous, Nicolas Eymerich, inquisiteur général du royaume d’Aragon par la volonté de notre pontife Clément, nous te nommons, toi, Arnau Sentelles, de l’ordre de Saint-Dominique, notre inquisiteur vicaire pour la ville de Saragosse, et établissons que tu as autorité pour enquêter, recevoir des informations, citer, réprimander, imposer des préceptes, excommunier, instruire des procès et incarcérer les ennemis de la foi unique. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Il traça un rapide signe de croix en l’air. Le père Arnau en était resté bouche bée :
— Père Nicolas, mais je ne…
— Silence, l’interrompit Eymerich. Et maintenant, jurez-vous, devant les sacro-saints Évangiles de Dieu, de ne rien révéler, ni dire, ni traiter, oralement, par écrit ou par quelque autre mode que ce soit, de quoi que ce soit qui ait un rapport avec les procès de la sainte Inquisition, sous peine de parjure et d’excommunication latae sententiae ? Allons, répondez « je le jure ».
— Je le jure, mais…
— Maintenant, vous pouvez vous lever, dit Eymerich avec un petit sourire. Et racontez-moi donc ce que vous avez tu jusqu’à maintenant.
Le père Arnau se remit sur pied et secoua les aiguilles de pin qui lui collaient à la tunique.
— Père Nicolas, je suis honoré, mais je suis un simple médecin qui n’a jamais…
— Je le sais très bien. Mais je crois que votre objection est d’une autre nature.
— Eh bien oui, fit le père Arnau dont le visage avait repris une partie de son ironie naturelle. Je ne voudrais pas vous paraître irrespectueux, mais votre nomination n’a pas encore été confirmée, ni par l’évêque, ni par le pontife, ni par le roi. Et si vous permettez, la nature exacte de vos titres est encore inconnue.
Eymerich hocha la tête.
— J’apprécie beaucoup votre franchise. Vous avez raison. Pour le moment, je n’ai qu’un brevet que m’a laissé le père Agustín, et aucune autre investiture. Mais des pouvoirs que vous avez mentionnés, seuls ceux de Clément doivent nous intéresser sérieusement. Je m’efforcerai d’arracher l’assentiment de l’évêque et de la couronne, mais en faisant clairement sentir que, comme inquisiteur, je n’ai aucune intention de me soumettre à leur autorité.
Le père Arnau prit une expression perplexe.
— Mais comment pensez-vous y réussir ?
— Vous le verrez. Maintenant, il suffit. Je vais aller en ville. Venez avec moi manger quelque chose et me raconter sans réticence ce que vous savez. Ensuite, je me mettrai au travail. Avant ce soir, je compte avoir les confirmations dont j’ai besoin.
Eymerich s’élança à grands pas dans l’allée, avec l’air de celui qui n’a rien à ajouter. Mais le père Arnau se mit à trottiner à ses côtés.
— Pardonnez une dernière parole. Pourquoi m’avez-vous choisi comme vicaire ? Pourquoi pas le prieur ou l’un des anciens ?
— Parce que vous êtes le seul qui, lorsqu’il s’adresse à moi, reste à distance. Les autres me postillonnent leur salive et me contraignent à respirer leur odeur. Maintenant, taisez-vous et ne me faites pas regretter mon choix, conclut-il, pressant le pas et ajustant le scapulaire et la cape noire.
L’allée qu’ils suivaient dessinait l’unique ruban de verdure sur la terre plate et rougeâtre qui s’étendait de l’Èbre aux premiers édifices de la ville. La journée, très lumineuse et transparente, se chargeait déjà d’une chaleur intense. Mais celle-ci n’avait rien d’étouffant et la végétation éparse s’augmentait d’épais buissons de mauve, touchés par l’automne à peine commencé, qui poussaient çà et là entre les pins squelettiques.
Ils rencontrèrent des postes de garde disséminés sur le sentier, installés depuis que Pierre IV avait pris l’habitude de promenades solitaires jusqu’à l’Èbre. Les soldats, protégés du soleil par des calottes d’acier ou des couvre-chefs de fantaisie, tuaient le temps en jouant aux dés. Mais beaucoup d’entre eux, au passage des deux dominicains, se découvraient ou inclinaient la tête, comme s’ils reconnaissaient sous leurs tuniques la présence d’un pouvoir royal, même si ce n’était pas celui de la monarchie.
Ils arrivèrent en ville environ une demi-heure plus tard, alors que beaucoup de tavernes étaient encore fermées. Mais ils en trouvèrent une près de la masse puissante de la Zudra, à deux pas des venelles de la morería dans laquelle se concentrait la population arabe. C’était un local étroit et humide, avec des quartiers de chèvres recouverts de cendre et de longs colliers d’ail qui pendaient aux poutres du plafond. Les tables étaient en majorité occupées par un public de mudejares vociférant, occupés à discuter et à consommer les boissons sans alcool autorisées par la coutume musulmane. À l’entrée des deux dominicains, beaucoup se turent et les contemplèrent avec une curiosité hostile, non exempte d’un certain embarras. Mais quelques instants plus tard, ils se remirent à bavarder avec des airs indifférents, démentis par les regards furtifs que, de temps à autre, ils dardaient sur les deux inquisiteurs.
Sans se préoccuper de l’humeur de l’assistance, Eymerich prit place à la seule table libre et invita le père Arnau à l’imiter. À l’hôtesse accourue aussitôt, empressée, il commanda un plat d’agneau de lait, du pain et une cruche de vin de Cariñena. Puis il se concentra sur son interlocuteur.
— Et maintenant, dit-il simplement, racontez-moi tout.
Le père Arnau ferma à demi les yeux, comme s’il essayait de se rafraîchir la mémoire.
— Il n’y a pas grand-chose à ajouter. Je vous ai parlé des petits cadavres, trois pour être exact, trouvés près de la citerne. Tous avec deux visages identiques de part et d’autre de la tête. Le père Agustín m’a autorisé à les découper, mais je n’ai rien trouvé d’anormal chez eux. Le barbier qui leur a ouvert la tête, la poitrine et l’abdomen, comme il est de coutume, n’a pas mis au jour d’organes difformes comme ceux décrits par Galien.
— Quand les a-t-on découverts ?
— Le premier au début de 1349, un an après la grande peste. Les deux autres durant les deux années suivantes. Toujours fin septembre ou début octobre, à quelques jours de la fête de la Vierge du Pilar.
Eymerich réfléchit quelques instants avant de demander :
— Vous avez formulé des hypothèses ?
— Moi, non. Le père Agustín, si. Quand on a trouvé le premier corps, il a fait allusion à la substitution des eaux de la citerne, effectuée peu de mois auparavant.
— Substitution ? Quelle substitution ?
— Vous savez que durant la mort noire, quand, à la cour, on mourait en masse, beaucoup de corps furent jetés dans ce puits et l’entrée en a été murée. Des mois plus tard, le roi Pierre fit rouvrir le couloir d’accès, vider la citerne et donner une sépulture à ce qui restait des corps. Le travail dura longtemps, car ce bassin est vraiment immense et profond de plus de douze brasses. Ensuite, une fois les dépouilles enlevées, la citerne fut remplie de nouveau. Mais non pas avec l’eau de l’Èbre, qui était contaminée et avait reçu elle aussi beaucoup de cadavres. Avec de l’eau de montagne, amenée de je ne sais où.
— Et le père Agustín donnait de l’importance à cette circonstance ?
— Je l’ai entendu dire qu’entre le nouveau-né monstrueux et la substitution des eaux, il pouvait y avoir un lien. Un lien diabolique. Mais le père Agustín ne m’honorait pas de ses confidences, précisa le père Arnau avec un sourire. Et il ne vous en honorait pas non plus, à ce que je vois.
— Il n’en honorait personne, et je crois qu’il faisait bien.
Eymerich détacha avec les doigts un morceau d’agneau et l’agita en l’air.
— Laissez cela. Dites-moi plutôt ce que vous savez des objets retrouvés.
— Un garde me dit qu’il s’agissait de lampes votives de terre cuite. Mais le père Agustín ne m’en a jamais parlé.
Eymerich poussa un soupir excédé.
— Vous me contraignez à vous tirer les mots un par un, dit-il, puis il repoussa brusquement son plat et se pencha en avant. Alors, parlez clairement. Qu’est-ce que vous m’avez caché jusqu’à maintenant ?
L’expression ironique du père Arnau s’accentua :
— Pourquoi devrais-je vous avoir caché quelque chose ?
— Parce que vous êtes un homme prudent et quelquefois, l’excès de prudence est aussi révélateur que la loquacité. À deux reprises, vous avez voulu vous assurer de la légitimité de mes titres, et vous avez essayé de comprendre dans quel degré de confiance j’étais avec le père Agustín. Votre circonspection ne peut concerner la découverte des cadavres monstrueux. Je vous ai raconté dès le début que, moi aussi, j’en ai trouvé un. Quant aux lampes votives, en elles-mêmes, elles ne signifient rien. Il y a autre chose, et maintenant, vous allez me le dire.
Le père Arnau fixa Eymerich dans les yeux, tandis que ses traits se détendaient.
— Je ne sais pas si l’on reconnaîtra votre brevet, mais si c’est le cas, vous serez sûrement un très grand inquisiteur. Félicitations, à partir de maintenant, je vous appellerai magister.
— Appelez-moi comme vous voulez, mais parlez. J’écoute.
— Bien, fit le père Arnau avec un soupir. Après la découverte du troisième nouveau-né, l’année dernière, le père Agustín semblait passablement agité. Il me demanda si j’avais jamais vu une gigantesque forme féminine se détacher sur le ciel au-dessus de la ville… Mais qu’avez-vous ?
Eymerich avait visiblement pâli. Il posa la main sur la table si violemment que le plat et la cruche s’entrechoquèrent. Comme les mujaderes autour d’eux le fixaient, il se reprit en hâte. Mais sa voix se fit un peu rauque :
— Je vous le dirai après. Vous, que lui avez-vous répondu ?
Le père Arnau se tut un instant, contenant sa propre curiosité, avant de répondre :
— Que les apparitions de la Vierge du Pilar, parmi la plèbe de Saragosse, sont plus fréquentes même que les vols. Il me rétorqua qu’il n’y avait pas de rapport entre les nouveau-nés et la Vierge. Ou du moins, « cette » Vierge. Puis il ajouta, comme s’il se parlait à lui-même, qu’il fallait des bûchers pour mettre fin à cette sorcellerie. Mais comment faire, si les sorciers habitaient au palais royal ? Ce furent ses propres mots. Au palais royal. Vous comprendrez pourquoi j’étais réticent à parler, magister.
Eymerich, qui s’était complètement repris, but un verre de vin. Puis, d’un regard froid, il contraignit les gens autour d’eux à détourner les yeux.
— Je comprends. Vous ne lui avez rien demandé d’autre ?
— Non, Le sujet était trop délicat et le père Agustín semblait trop bouleversé. Dans des circonstances normales, il n’aurait pas même laissé échapper une parole.
— Il y a d’autres choses que vous savez ?
— Rien. Normalement, je rencontrais le père Agustín seulement quand il m’appelait pour doser l’application de la torture aux inculpés. Cela m’arrivait rarement.
Le père Arnau plissa les yeux d’un air malicieux.
— Maintenant, c’est à vous de me raconter quelque chose, ajouta-t-il.
Eymerich jugea la requête impertinente ; mais en réalité, il craignait de passer pour un halluciné. Il réfléchit quelques instants, puis haussa les épaules.
— Hier, justement, il m’a semblé voir dans le ciel la silhouette d’une femme grande comme une montagne. Croyez-moi, je ne suis pas un ingénu qui voit des saints partout. J’aurais pensé à une hallucination si j’avais levé les yeux par hasard, mais en fait, c’est un groupe de femmes qui m’a montré le ciel, précisa-t-il en lorgnant son interlocuteur comme pour voir si celui-ci le croyait fou, mais le père Arnau restait impassible. Allons, parlez, qu’en dites-vous ?
L’autre prit un air grave.
— Parfois, l’éther, en particulier quand il est limpide comme en cette saison, agrandit et déforme les choses telle la surface de l’eau. Le phénomène pourrait s’expliquer, si le père Agustín ne l’avait annoncé. À ce stade, il ne reste plus qu’à choisir entre deux hypothèses.
— Lesquelles ?
— Quand se produit un phénomène que nul mortel ne peut provoquer, derrière, il y a la main de Dieu ou bien celle de son ennemi. À vous de choisir.
— Je n’y vois pas la main de Dieu, répondit Eymerich sur un ton brusque, en se levant. Retournez à vos occupations. Je vais m’efforcer de me faire recevoir par le Justicia de corte. Je vous convoquerai à mon retour.
— Je vous attendrai avec impatience, dit le père Arnau en se dressant à son tour. D’ici quelques heures, vous saurez si vous êtes inquisiteur général ou pas. Mes meilleurs vœux vous accompagnent.
— Je suis déjà l’inquisiteur général, dit Eymerich en scandant bien ses paroles. Je dois seulement faire plier un magistrat à mon autorité. De toute manière, j’accepte vos vœux.
Ils laissèrent quelques pièces à l’hôtesse et sortirent. Le père Arnau se dirigea vers l’Aljaferia. Eymerich prit vers le sud, en veillant à ne pas pénétrer dans les ruelles crasseuses de la morería. Mais pour ce faire, il fut contraint de suivre la route large et boueuse où le marché était installé, et de s’immerger dans la foule turbulente qui l’envahissait d’un bout à l’autre. Mulets chargés jusqu’à l’invraisemblable, cochons qui fouillaient la fange, chiens en liberté rendaient encore plus ardu un passage déjà encombré par la présence des étals et des marchandises qui débordaient des échoppes des artisans et négociants. Cris, imprécations, saluts en arabe, en dialecte aragonais, en catalan, s’unissaient au ferraillage des chariots et au braiment des baudets pour étourdir tout passant simplement désireux de parvenir au bout de la rue.
Cependant, le malaise initial d’Eymerich fut tempéré par les dimensions mêmes de cette foule, qui garantissait un certain degré d’anonymat. Mais son soulagement, pour lui qui aurait volontiers vécu loin de toute créature humaine, était à chaque instant troublé par les mains des mendiants qui touchaient le bas de son habit, les faux estropiés impertinents et geignards, les hurlements grossiers de la populace assemblée sous les piloris où les voleurs étaient exposés. Son exaspération atteignit un tel point qu’il piétina délibérément un mendiant qui se jetait devant lui, mais il éprouva aussitôt après un déplaisant sentiment de culpabilité.
Grâce à Dieu, il réussit à rejoindre la petite place sur laquelle se dressait le palais du Justicia, sommaire édifice de trois étages, embelli seulement par des créneaux et un vaste escalier. Au pied de ce dernier, sur les deux côtés, on voyait les cahutes de bois et de tuiles des miséreux et des individus fuyant une arrestation, protégés par l’inviolabilité de ce seuil et entretenus par la charité des seigneurs. Non loin de là, un détachement de soldats montait la garde, occupés à jouer aux dés devant leur guérite.
Eymerich grimpa la volée de marches menant au portail que surveillaient quelques domestiques en livrée. L’un d’eux vint à sa rencontre.
— Pardon, mon père, mais les simples frères doivent entrer par l’entrée latérale. Là, vous trouverez la cuisine, où l’on vous offrira certainement quelque chose pour vous et vos pauvres.
Eymerich frémit. Il lui fallut un effort de volonté pour que la voix qui lui sortit de la gorge restât calme.
— Je ne suis pas un simple frère. Je suis un inquisiteur dominicain. Annonce-moi à ton maître.
Le serviteur, plutôt avancé en âge, parut troublé.
— Croyez-moi, mon père, ce n’est pas ma faute. Je suis un bon catholique, mais les ordres que j’ai reçus sont stricts.
Eymerich soupira.
— Peut-être me suis-je mal expliqué, dit-il d’un ton exagérément patient. Je suis le père Nicolas Eymerich, inquisiteur général du royaume. Maintenant, va et fais ton devoir.
Un autre des serviteurs éclata de rire.
— L’inquisiteur général ? Mais il n’est pas mort hier ?
Eymerich fit un pas vers lui et l’agrippa par l’ample jabot de sa livrée.
— Écoute-moi et ne m’oblige pas à me répéter. Quiconque fait obstacle à un inquisiteur est passible d’arrestation et d’excommunication. Si tu ne m’obéis pas immédiatement, d’ici une heure, tu seras conduit à la tour de l’Aljaferia et tu ne reverras pas la lumière du soleil avant d’avoir des cheveux blancs. Si jamais tu la revois.
Il lâcha le jabot avec une légère poussée. Le serviteur, perdu, chercha le regard de son collègue plus âgé, qui battit des paupières en signe d’assentiment ; puis il disparut sous le porche de l’entrée. Eymerich le suivit sans attendre aucune invitation. Personne n’osa l’arrêter.
Le vestibule de l’édifice était fastueux à l’excès. Un tapis de fleurs fraîches couvrait les carreaux du sol et parfumait une salle de grandes dimensions, avec un plafond à caissons en bois d’ébène finement marqueté. Au fond, une forêt de petites colonnes graciles laissait entrevoir le vaste patio, égayé par une fontaine. Il en venait une lumière assourdie, qui s’unissait à celle des chandeliers fixés aux murs, entre les cascades de tapisseries et les peintures sacrées aux vives couleurs.
Eymerich resta planté au milieu de la salle, à observer les allées et venues des serviteurs, des criados, des domestiques, des chapelains qui entraient et sortaient, affairés, par les nombreuses portes latérales. Le serviteur qu’il avait maltraité revint au bout d’un long moment.
— Monseigneur le comte d’Urrea pourra peut-être vous recevoir, annonça-t-il sur un ton point trop déférent. Mais il vous faudra avoir la patience d’attendre qu’il soit vêtu et ait réglé les affaires les plus urgentes.
Eymerich se limita à hocher la tête. Un moment, il resta immobile sur place, bras croisés. Puis, comme l’attente se prolongeait, il s’assit sur un coffre, en se consacrant à la contemplation du mobilier et de la foule servile qui courait sans répit.
Quand les cloches de la ville sonnèrent la sixième heure, il ne réussit plus à contenir son impatience croissante. Il se leva et se mit à aller et venir sans but, en s’accoudant de temps à autre devant le patio ou en marchant en direction du porche. Des cuisines, qui devaient se trouver au-delà des murs de droite, arrivaient déjà les effluves des épices et l’arôme des viandes. Groupes de richshomens, de vassaux, d’employés aux Comptes, de chevaliers admis à la table du Justicia, arrivaient avec leur suite et prenaient sans hésiter la direction du patio. Quelques-uns d’entre eux jetaient des regards curieux à l’inquisiteur et accompagnaient parfois leur coup d’œil d’un demi-sourire de compassion.
Fatigué, énervé, Eymerich sentait croître en lui une indignation violente jusqu’à la douleur. Mais il ne voulait pas s’en aller, car il considérait qu’une seconde tentative aurait été encore plus humiliante. Il se promit une nouvelle fois de ne sortir de ce palais qu’une fois sa dignité reconnue.
Une heure au moins passa. Enfin, alors que l’inquisiteur restait seul dans le vestibule désert, un esclave maure déboucha du patio et marcha dans sa direction.
— Vous êtes le dominicain qui demande à voir le Justicia ?
— Tu vois d’autres dominicains ici ? demanda Eymerich, sèchement.
— Mon maître vous prie de me suivre. Il vous prie aussi d’être concis, parce que d’ici peu, il doit être à table. Vous pourrez manger à la cuisine.
— Allons, dit Eymerich, une lueur obscure dans l’œil.
Traversant le patio, ils montèrent un grand escalier de marbre. L’esclave le laissa devant une porte doublée de velours vert après l’avoir ouverte d’un geste obséquieux.
L’endroit où entra Eymerich était en pur style mudejar, avec des ornements de stuc mauresques au dessin très complexe et des incrustations de mosaïques en faïence. Le plafond, décoré de splendides yerserias, était très haut, aussi haut que celui du vestibule, et se reflétait avec des nuances bleutées sur le carrelage étincelant du sol.
Le comte Jacme de Urrea, Justicia de corte, était assis sur un fauteuil au fond de la salle, entouré d’un groupe de dames vêtues de larges chemises sans manches et d’amples robes de soie bruissante. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, robuste et de petite taille. Le visage, qui émergeait du vaste col, avait une étrange forme allongée, culminant en une couronne de cheveux rares, mais encore noirs, d’un noir de corbeau. Les yeux, légèrement en amande, étaient verts et languides, et contrastaient avec le teint très sombre de la peau. Il posa sur l’inquisiteur un regard indifférent.
— Vous savez qu’il n’est pas dans mes habitudes de m’entretenir avec le bas clergé, dit-il d’une voix désagréable. Une autre fois, faites venir votre prieur, ou restez à la porte.
Eymerich exécuta une de ces révérences compliquées que le formalisme de Pierre IV avait depuis peu introduites. Il évalua rapidement l’homme qui se tenait devant lui et décida de sa ligne de conduite.
— Je vous demande pardon, seigneur comte, dit-il d’une voix soumise, mais les circonstances qui me conduisent devant vous sont d’une extrême gravité.
— Et alors, hâtez-vous de me les exposer, dit le comte d’Urrea en feignant de bâiller. Mes hôtes sont déjà à table et m’attendent.
Eymerich adopta une attitude contrite et tourna son regard vers les dames.
— Je ne vous retiendrai pas longtemps, seigneur. Seulement, je ne sais si les gentes dames présentes sont intéressées aux affaires privées de la maison royale.
Dans le groupe des femmes, il y eut un mouvement de curiosité. Le Justicia fronça les sourcils.
— Qui êtes-vous donc pour vous occuper de questions qui regardent la couronne ? demanda-t-il sur un ton sec. À moins que vous ne mentiez, tout simplement ?
Eymerich baissa les yeux.
— Plût au ciel que je fusse en train de mentir, seigneur comte. Malheureusement, les circonstances m’ont contraint à m’occuper de questions qui peut-être me dépassent. Écoutez-moi, je vous prie. Vous déciderez ensuite si ce que je vais vous révéler peut être divulgué.
Le Justicia réfléchit quelques instants, un pli vertical lui barrant le front. Puis il se tourna vers les dames :
— Pardonnez-moi, mes amies. Prenez place à table, je vous rejoindrai sous peu. Je veux entendre ce qu’a à me dire ce frère impudent.
Les femmes s’inclinèrent et glissèrent en silence vers la porte. Seule une d’entre elles – une jeune femme de haute stature, avec des cheveux d’un roux insolite et un teint très pâle – hésita brièvement ; mais ensuite, à petits pas rapides, elle rejoignit le groupe.
Eymerich suivit du coin de l’œil leur sortie puis, quand la porte fut refermée, il se dressa de toute sa taille et posa sur le comte un regard dédaigneux, bien différent de l’expression humble et fuyante qu’il avait auparavant.
— À la bonne heure, seigneur, dit-il en scandant ses paroles. Maintenant, vous me ferez le plaisir de m’écouter. Et sans limites de temps.
Le Justicia regarda autour de lui, comme pour chercher une aide qui n’était plus à portée de main. Puis, reprenant un peu de son arrogance, il lança :
— Qui êtes-vous, mon frère, pour me parler sur ce ton ?
Eymerich ne se laissa en rien intimider.
— C’est vous qui devrez modérer votre ton, seigneur comte, dit-il froidement. Je ne suis pas un frère. Je suis Nicolas Eymerich de Gérone, depuis hier inquisiteur général du royaume d’Aragon et des vice-royautés de Catalogne, Valence et Sicile.
Le Justicia tira de son gilet noir un mouchoir brodé et le plaqua contre sa bouche, affectant de contenir un rire tonitruant.
— Celle-là est vraiment bonne, mon ami, s’exclama-t-il au bout d’un instant. Depuis quand devient-on inquisiteur général par auto-investiture ?
À son tour, Eymerich eut un sourire glacé.
— Je pourrais vous dire que j’ai en poche le brevet que m’a laissé le père Agustín de Torrelles, mais je sais qu’à vos yeux il n’aurait aucune valeur. Je présenterai les choses d’une manière différente. Je suis actuellement le seul inquisiteur général possible. Et d’ici peu vous aussi reconnaîtrez ce fait.
Un éclair d’intérêt passa dans les yeux du comte d’Urrea.
— Vous êtes véritablement un impudent. Votre déclaration implique beaucoup de choses.
— Je ne la fais pas au hasard.
— Et alors, démontrez-moi la vérité de ce que vous dites. Mais faites-le avant que le repas qui m’attend ne commence à refroidir. Si vous n’y parvenez pas, je vous ferai bastonner comme un esclave et veillerai à ce que le supérieur des dominicains vous expulse de l’ordre. Ai-je été clair ?
— Oui, seigneur comte.
— Parlez. Je vous écoute.