Extrait de M. Frullifer, Rapide comme la pensée, version grand public, cinquième édition, chapitre VII :
Venons-en à la problématique relative aux distorsions temporelles. C’est un thème sur lequel la physique psytronique ne se détache guère de la physique einsteinienne classique, même si elle fournit une interprétation différente de quelques hypothèses dérivées de la théorie de la relativité générale, telles que le Big Bang ou l’univers en expansion, ou du moins des preuves adoptées pour les soutenir.
Qu’arrive-t-il à la matière imaginaire dès qu’elle sort de l’imaginaire ? Cela dépend du nombre de psytrons qui la composent. S’il est relativement élevé (comme ce serait le cas pour notre astronef), la densité de la matière serait telle qu’elle déterminerait une distorsion spatio-temporelle sur une vaste échelle. Les classiques cônes convergents par lesquels on représente l’espace-temps seraient tordus par la force gravitationnelle d’un tel objet, semblable au point de s’y superposer. Il s’ensuit que notre astronef se trouverait déboucher non seulement dans une autre région de l’espace, mais aussi en un temps antérieur à celui du départ. De ce dernier phénomène, on ne pourrait cependant avoir une maîtrise directe, étant donné la distance stellaire, dans l’espace et dans le temps, qui le sépare de l’astronef resté au repos et dont il est la projection.
Il reste entendu qu’un semblable phénomène ne pourrait se produire si les psytrons concernés étaient en nombre réduit. En un tel cas, la distorsion serait indétectable et seuls quelques psytrons finiraient dans le passé. Cela, en son temps, a entraîné des phénomènes localisés de transfert des noyaux de matière, effectués par des individus définis, suivant les époques, tantôt comme des saints et tantôt comme des sorciers. Dans notre cas, la traversée de l’imaginaire par un seul individu ou, pour mieux dire, par la projection d’un seul individu, ne produirait pas de distorsions spatio-temporelles significatives, et la régression temporelle serait limitée à quelques heures, sinon à quelques minutes. On peut en dire autant pour le transfert spatial, qui serait insignifiant. Mais nous parlons d’un astronef occupé par des centaines, sinon des milliers d’individus, et donc d’un agglomérat de Psyché de dimensions considérables, au point de provoquer, de par sa propre densité, une distorsion spatio-temporelle très sensible.
Le recul dans le temps d’un tel conglomérat psytronique aurait théoriquement comme unique limite l’âge des psytrons mais le déplacement dans l’espace serait moindre, et amplement prévisible en tenant compte de la densité que cette aire de la Psyché pourrait atteindre, en rapport avec ses dimensions. Il serait donc possible de calculer à l’avance le déplacement dans l’espace et dans le temps de notre astronef, si nous pouvions connaître avec exactitude la masse des psytrons destinés à être excités.
Ce calcul serait essentiel pour l’éventuel voyage de retour. Les formes de ce dernier seraient plus ou moins les mêmes que celles parcourues à l’aller. Les synapses « imaginaires » fourniraient à la Psyché capturée par les neurones artificiels l’information nécessaire sur le véhicule et sur sa destination. Le médium activerait sa propre fonction volitive. Il y aurait une nouvelle traversée de l’imaginaire, orientée pour rejoindre le point de départ. De nouveau, l’espace-temps se plierait sur lui-même, mais en sens inverse, détendant les deux cônes avec la force de gravité. Et… et c’est là que réside le problème.
Vu que l’astronef d’origine n’est jamais parti, je suppose que mes lecteurs s’imaginent le tableau d’un deuxième astronef, identique au premier, qui se matérialise à partir de rien. Il n’en est pas ainsi, même si cela semble possible. En réalité, la forme concrète de la matière psytronique a été donnée par l’information imprimée dans les psytrons particuliers, et par l’afflux continu d’informations analogues depuis le lieu de départ. Durant le voyage de retour, ni le médium (diable, je continue à l’appeler médium) ni les neurones artificiels ne fourniraient d’informations sur la forme à assumer. Et du lieu d’origine ne proviendraient pas davantage d’informations de ce genre. De l’imaginaire jaillirait de la matière psytronique informe, destinée à se défaire aussitôt. Les psytrons particuliers afflueraient dans la Psyché encore emprisonnée par l’astronef de départ, en inversant leurs propres informations. Ainsi l’équipage de l’astronef connaîtrait les détails d’un voyage qu’il n’a jamais effectué, comme s’il l’avait rêvé.
L’unique trace de ce qui est arrivé serait l’éventuelle cargaison transportée par les psytrons de retour, dans le cas où le médium aurait décidé de leur maintenir une forme à communiquer aux réseaux neuronaux dans l’acte du retour. Pour le reste, si je puis m’exprimer ainsi, le rêve se fondrait parfaitement dans les rêveurs, et deviendrait les rêveurs eux-mêmes.