Hans Memling, Vierge à l’Enfant, vers 1475-1480.
Huile sur bois, diam. : 17,5 cm.
The Metropolitan Museum of Art, New York.
La maison de Bourgogne, si puissante et si brillante depuis la fin du XIVe siècle, allait pencher à sa perte, quand elle aurait pu se consolider pour toujours. Au prudent et sage Philippe le Bon avait succédé Charles le Téméraire. Ce prince malheureux s’offre comme un poète détourné de sa route. Les nobles instincts, signes de la grandeur humaine, que l’on ne trouve pas chez Louis XI, le cauteleux et perfide monarque, on les trouve dans son antagoniste. Jeune, il aimait la vue de l’océan ; il se promenait avec délices sur les plages abandonnées, rêvant au murmure des flots et de la brise : la divine image de l’infini exaltait son âme héroïque. Les pêcheurs le voyaient fréquemment suivre les digues, plein de secrètes pensées. Pour se livrer sans trouble à ses lectures favorites, il s’était fait construire une haute tour à Gorcum. Là, en présence du Wahal, qui est large vers cet endroit comme un bras de mer, il dévorait les histoires des preux, les anciens romans de chevalerie. Dans ses études, il avait montré une grande facilité ; il était alors doux et courtois, parce que son intelligence n’avait pas encore une force exubérante ; maintenant il s’enivrait d’idéal et de contemplation ; des abîmes de l’esprit son regard se portait sur les abîmes de l’immensité. A ses rêves il mêlait de pieux sentiments et une dévotion particulière pour la Vierge. On remarquait, dit un de ses historiens, qu’il avait les yeux angéliquement clairs.
Plus tard, lorsqu’il vit les montagnes, il s’éprit d’elles. C’était un autre infini. Son imagination se plaisait à suivre dans les nuages et dans l’azur illimité du ciel leurs blancs pitons, leurs coupoles étincelantes. La taille colossale, les formes majestueuses qu’elles déploient s’accordaient bien avec son enthousiasme et l’élan de son cœur. La musique devait aussi le charmer : la vague et douce magie des sons calme et endort les âmes trop fortes. Quand Luther ne pouvait plus maîtriser son agitation, il prenait sa flûte ; il en tirait une harmonie suave et tranquille, dont les notes apaisaient l’orage de sa pensée. Charles le Téméraire avait besoin de cette placide influence. Il se laissait naïvement bercer par de mélodieux accords, et la tempête se taisait dans sa poitrine.
Son corps était aussi robuste que son esprit. Il avait les bras forts, les mains longues, les jambes solides, les reins vigoureux : il terrassait les jouteurs les plus rudes et semblait infatigable. Il parlait avec faconde, pouvait discourir très longtemps et luttait en ferme champion dans les combats de la logique.
Un homme ainsi constitué devait être naturellement brave. D’où la crainte lui serait-elle venue ? Il était plus propre à défier le péril qu’à l’éviter. Aussi ne donna-t-il jamais aucun indice de peur ; il méprisait la mort, et se serait écrié, comme César dans Shakespeare : « Le danger me connaît bien et sait que je suis plus dangereux que lui ; nous sommes deux lions nés le même jour, mais, venu le premier, je suis le plus terrible. »
L’amour de l’ordre, de la justice, devait également faire partie d’un semblable caractère. Aussitôt que le vieux duc fut mort, son héritier changea le train de sa joyeuse maison. « Plus de grandes tables communes, dit Jules Michelet (1798-1874), où les officiers et les seigneurs mangeaient avec le maître. Il les divisa et parqua en tables différentes, d’où, le repas fini, on les faisait défiler devant le prince, qui notait les absents ; l’absent perdait les gages d’un jour. Nul homme plus exact, plus laborieux, etc. » [16] Il était grand légiste : ces règles de la conduite humaine que la pensée découvre, approfondit et montre comme nécessaires, il voulait qu’on les suivit strictement ; il n’admettait ni déviations ni modifications. Les moyens termes conviennent aux faibles : la multitude, pour lui plaire, devait subir entièrement et rigoureusement le joug du droit. Ici, de même qu’en toute chose, il tombait dans l’excès. Son intelligence raide et inflexible était aussi téméraire que sa bravoure. De là son extrême irritabilité ; la résistance, les délais, l’incertitude, le manque de réussite le choquaient personnellement ; ils blessaient le fond même de sa nature audacieuse, vaillante et despotique. Pourquoi les événements ne lui eussent-ils point obéi comme des vassaux ? Il ordonne, et tout lui semble possible, tout, excepté le naufrage de ses plans. Si donc il rencontre une velléité d’opposition et que la lutte se prolonge, il entrera dans des colères formidables ; il châtiera ses adversaires plutôt en impies qu’en rebelles. L’impatience et l’orgueil le pousseront à la cruauté.
Voyez-le après ses défaites, vous le jugerez par sa contenance. Durant le siège de Neuss, cette petite ville, le courage obstiné des habitants le met hors de lui. Dans sa fureur, il ne veut plus prendre aucun repos ; il dort tout armé sur sa chaise, augmentant ainsi son exaspération. Il n’oublie qu’une seule chose, l’emploi des moyens habiles qui amènent le succès et doublent les forces. Sa volonté est si ferme, si impérieuse, qu’elle ne calcule pas : il semble que tout doive fléchir devant une puissance de ce genre. Mais par son excès même, elle devient dangereuse ; une fougue tellement hyperbolique aveugle et désarme le malheureux prince : il fond sur les obstacles, non pas comme la mer qui ébranle et entraîne les rochers, mais comme le matelot poussé par la vague, qui se brise contre les falaises.
Après la bataille de Granson, retiré à Lausanne, il éprouva d’incroyables tortures. Son inaction forcée, la honte, la soif de la vengeance le perçaient de mille dards. Il ne se tenait pas « dans la ville, mais dans son camp sur la hauteur qui regarde le lac et les Alpes. Seul et farouche, il laissait sa barbe longue ; il avait dit qu’il ne la couperait pas jusqu’à ce qu’il eût revêtu le visage des Suisses. A peine s’il laissait approcher son médecin, Angelo Catto. La bonne duchesse de Savoie vint pour le consoler ; elle fit venir de la soie de chez elle pour le rhabiller ; il était resté déchiré, en désordre et tel que Granson l’avait fait.» [17]A la suite de Morat, ce fut un désespoir sans bornes. Comment supporter une déroute si complète ? Lui, le brave des braves, le maître impérieux, l’âme chevaleresque et poétique, il avait fui, couru ventre à terre ! Tout lui avait échappé, l’honneur, la puissance, la victoire ! Le monde riait, ses ennemis triomphaient. Pour ces esprits hautains, fléchir c’était mourir. Une cécité morale le frappe, le vertige le saisit : encore un peu de temps, et il expire d’une façon lamentable, victime de son exagération enthousiaste et de sa maladresse héroïque.