Hans Memling, Portrait d’un homme âgé,
vers 1470-1472. Huile sur bois, 36,1 x 29,4 cm.
Staatliche Museen zu Berlin, Berlin.
Après avoir vaincu les premiers obstacles, subi les perplexités, les fatigues du noviciat, les peintres précédents montrent tout à coup une hardiesse illimitée, passent de l’indécision et de la crainte aux excès de la force. Ils marchaient naguère en tâtonnant, comme dans une avenue souterraine ; maintenant ils se redressent avec fierté, comme s’ils apercevaient une lumière subite, comme si la vue du ciel, le spectacle du monde leur causaient un violent transport. La littérature, l’architecture, la sculpture et la peinture commencent par l’énergie et la grandeur, aussitôt qu’elles peuvent accomplir des œuvres immortelles. C’est leur premier élan, le premier usage d’une liberté conquise sur leur faiblesse, le premier éveil de leur imagination et le premier essai de leur vigueur ; elles aspirent à l’infini, tentent l’impossible et courent au but de leur espoir avec un enthousiasme effréné. Puis leur fougue s’apaise, leur ivresse se dissipe : elles entrent d’un air réfléchi dans leur seconde période. Bien des épreuves ont été faites, bien des chutes ont signalé d’audacieuses entreprises. Elles méditent, calculent leurs moyens, restreignent leur ambition ; elles ne veulent plus sortir de la sphère terrestre et planer sans relâche dans la zone du sublime : parvenues à l’âge mûr, elles se contentent de la beauté. Harmonie, justesse des proportions, formes pures et brillantes, voilà l’idéal qui flotte devant leurs yeux. Ce n’est pas le firmament qu’elles rêvent, mais le jardin des délices. L’inspiration, qui d’abord inondait les plages poétiques, a modéré sa violence et est un peu descendue. Elle baisse encore, elle poursuit sa retraite ; la beauté noble et virginale est elle-même insensiblement délaissée, la grâce, l’esprit, la finesse, l’élégance deviennent la limite que l’onde atteint, sans la franchir. Le mouvement continue, les flots se dérobent toujours ; les moyens les plus grossiers, les effets les plus vulgaires, les passions les plus matérielles envahissent alors le domaine de l’art et le corrompent jusque dans ses profondeurs. Ainsi chez les anciens nous voyons se succéder le terrible et dramatique Eschyle, l’harmonieux Sophocle, l’élégant, l’adroit Euripide, le lascif Agathon ; Homère occupe les plateaux élevés du poème épique, le doux Virgile nous apparaît à mi-côte, le subtil et ingénieux Lucain brille au-dessous de lui, Pétrone et Apulée cheminent au bas de la montagne. La littérature italienne nous offre un spectacle analogue : elle a pour aube première le génie de Dante ; puis se lèvent la sobre imagination du Tasse, le goût délicat de l’Arioste, la verve railleuse de Berni ; les obscènes productions de Marini forment le soir de ce beau jour, soir plein de visions délirantes. Michel-Ange précède de même Raphaël, Raphaël précède Corrège, et celui-ci expire avant la naissance de Luca Giordano, surnommé le faiseur, talent baroque, impudique. Le rude Corneille, le sage Racine, le spirituel Voltaire et le hardi Beaumarchais signalent en France des périodes équivalentes dans l’art du théâtre. Comme l’oiseau de paradis, l’intelligence de l’homme essaye d’abord ses forces ; elle prend son vol, plonge au milieu de l’éther, puis descend peu à peu, lorsque sa vigueur l’abandonne, et ne touche la terre que pour mourir. Elle a seulement le don de renaître, et monte plusieurs fois vers le ciel.
La peinture néerlandaise subit le pouvoir de cette règle fondamentale. Les Van Eyck ont ordinairement plus d’énergie que de charme ; la conception, le dessin, le coloris, la facture se recommandent chez eux par une grande fermeté ; ce sont avant tout des artistes robustes. L’attrait, la poésie leur manquent en bien des occasions, surtout au jeune frère. Le vrai les séduit plus que le beau. Tel ne fut pas Memling, Virgile de l’art flamand. Memling n’eut qu’à faire usage du style inventé par eux, des ressources qu’ils lui transmettaient. Rien n’amortit sa verve, rien ne contraria son imagination ; heureux légataire, il put dépenser à sa guise le trésor que ses maîtres avaient arraché des profondeurs du sol. Mais il le dépensa en homme intelligent, doué d’un mérite supérieur : il édifia un palais magique, où règne l’idéal, où trône la beauté.
Esprit suave et doux, noble et contemplatif, il choisit l’idéal pour guide : semblable au jeune Tobie escorté par un ange, il obtint ainsi une douce victoire et s’unit à une périlleuse fiancée : la grâce le prit dans sa couche, lui octroya toutes ses faveurs, sans l’exposer à la mort et sans l’énerver. Il sortit de cette épreuve le sourire sur la bouche. Les figures de Memling pour Notre-Dame, par leur pureté exquise, leur tendresse, et leur grandeur douce et intellectuelle, sont les seules qui transmirent le caractère de la Mère Vierge comme l’Evangile le révèle ; en fait, aucun autre peintre ne le surpassa, et ne sut aussi bien la représenter en adoration aimante du Sauveur nouveau-né, ou assise en humilité, calme et digne, soutenant ses membres attendris pendant qu’il reçoit l’hommage des Rois mages, ou encore, intronisée en grandeur, entourée des anges et des saints. Les madones de Rogier sont simplement affectueuses et maternelles, alors que celles de Jan Van Eyck sont toujours œcuméniques, et quelquefois repoussantes, comme dans le retable de Van der Paele du musée Groeninge.