Hieronymus Bosch, Le Paradis (volet gauche
du triptyque Le Jardin des délices), vers 1504.
Huile sur panneau de bois, h. : 206 cm.
Musée du Prado, Madrid.
On doit croire que Memling exécuta un certain nombre de miniatures, comme presque tous les artistes de son époque : la délicatesse de sa main le rendait spécialement propre à traiter ce genre. Mais on ne connaît pas une seule image sur vélin qu’on puisse lui attribuer avec certitude. Depuis longtemps il passe pour avoir exécuté un grand nombre de celles qui ornent le fameux bréviaire du cardinal Grimani. C’est malheureusement une erreur, et même une sorte de mystification assez plaisante, comme on va le voir. Donnons d’abord quelques renseignements sur le manuscrit.
Dans la première moitié du XVIe siècle, en 1521, il appartenait au cardinal Grimani, riche et célèbre amateur, qui l’avait acheté d’un Sicilien nommé Antoine, pour la somme, alors très importante, de cinq cents sequins. Il le légua en mourant à son neveu Marino, patriarche d’Aquilée, mais stipula qu’après lui cette noble succession reviendrait à l’Etat et serait placée dans le trésor. L’héritier de Marino, le patriarche Jean Grimaldi, obtint pourtant la permission de garder le volume pendant toute son existence et ne le délivra au Grand Conseil que peu de jours avant de quitter ce monde : il l’avait enfermé dans un coffre d’ébène richement orné de pierres précieuses. On le conserva longtemps à la bibliothèque Saint-Marc avec un soin extraordinaire ; on le porta ensuite au trésor de l’église du même nom, d’où il a fini par retourner dans son premier séjour.
C’est un petit in-folio du meilleur parchemin. Toutes les grandes lettres sont plus ou moins revêtues d’or, embellies de figures ; toutes les marges latérales contiennent de merveilleuses arabesques, guirlandes de fleurs et de fruits, oiseaux, papillons et autres objets. Quelques feuilles, marquant les divisions de l’ouvrage, sont entièrement couvertes de miniatures, qui représentent des sujets tirés de la vie des saints : au commencement on voit les douze mois, parmi lesquels brille surtout le mois de mai, le héraut du printemps. Les têtes, les édifices, les paysages ont un caractère évidemment néerlandais, et la composition, le dessin, l’expression des tableaux historiques font naître une surprise d’autant plus grande que l’échelle en est plus restreinte. D’après le Voyageur anonyme, 125 de ces miniatures auraient été faites par Gérard de Gand, un même nombre par Liévin d’Anvers et... par Memling : les années ont rendu le chiffre illisible dans le manuscrit. « Ce qu’on loue le plus, ajoute-t-il, ce sont les douze mois et spécialement le mois de février, où un enfant qui se soulage dans la neige, la rend jaune ; et la campagne est toute blanchie par la neige et la glace. » [51]
Il faut rappeler d’abord que le bréviaire du cardinal Grimani renferme, en tout, 110 miniatures, les douze vignettes du calendrier, qui sert d’introduction, et quatre-vingt-dix-huit grandes images. L’énumération de l’inconnu est donc tout à fait arbitraire : il indique 250 aquarelles, plus les tableaux à la gouache exécutés par Memling ; si ce dernier avait seulement travaillé autant que ses collaborateurs, cela ferait 375 illustrations, c’est-à-dire plus de trois fois le nombre réel contenu dans le livre d’heures. Quant à l’observation sur le mérite exceptionnel du mois de février, où un petit garçon pisse dans la neige, c’est une remarque digne d’un charcutier en voyage, d’un marchand de volailles ou de parapluies. Le volume renferme des miniatures, non seulement très bien faites, mais d’un noble caractère : au milieu d’œuvres pareilles, il faut être doué d’une sottise mémorable, pour concentrer toute son attention sur un détail minime et grossier.
Examinons donc plus sérieusement ce manuscrit. On y observe tout d’abord deux séries bien distinctes, qui ne datent pas de la même époque : le calendrier forme la partie la plus ancienne, les autres miniatures forment la seconde partie, postérieure d’au moins vingt ans. La décoration du volume fut entreprise d’abord, puis suspendue, comme il arrivait fréquemment pour des ouvrages si coûteux et d’une si lente exécution.[52] Dans les vignettes des douze mois, on observe les costumes, les ameublements, le style d’architecture en vogue sous les princes bourguignons : les personnages portent des poulaines à longues pointes. En tête du mois de janvier se trouve un homme assis dans une chambre gothique, le dos au feu, le ventre à table, près d’un dressoir où sont étalés des hanaps et d’autres vases du XVe siècle. La perspective est partout assez mal faite, et trahit encore l’inexpérience d’un art primitif. Au mois d’avril, une cité que l’on découvre dans le lointain doit être Bruges.
Quand paraissent les grandes illustrations, tout change. On voit nettement s’accuser les modes, le goût, les formes architectoniques du XVIe siècle naissant. Etant à Venise en 1879, on a pu alors admirer, en compagnie de l’historien allemand Lübke, la beauté des miniatures et la splendeur des autres ornements qui décorent ce célèbre manuscrit ; la magnificence du travail dépasse tout ce que j’avais imaginé : c’est réellement une œuvre unique. Mais je n’aurais pu alors examiner, scruter en détail les diverses scènes, comme il faut le faire quand on veut juger le style, chercher le nom des auteurs, se former une opinion solide, appuyée sur des preuves, car le bibliothécaire en chef ne montre ce volume mystérieux qu’avec des précautions infinies, et ne laisse point aux visiteurs le temps qu’exigerait une étude critique. Heureusement j’avais vu à loisir, dès l’année 1866, les reproductions en fac-similé des quarante plus belles miniatures, exécutées par un artiste vénitien pour deux éditeurs français, trente-sept pour M. Curmer et quatre pour M. Ambroise Firmin Didot (une des images se trouve copiée deux fois, celle où argumente Ste Catherine d’Alexandrie). Ces imitations parfaites de M. Prosdocimi m’avaient causé une des plus violentes surprises qu’un amateur et un historien des beaux-arts puisse éprouver.
En effet, tous les critiques d’Allemagne, de France et des Pays-Bas ont admis comme un renseignement indubitable, comme une espèce de révélation, la note inconsidérée du Voyageur anonyme. Louis Schorn a publié une description du bréviaire, en la prenant pour unique base ; M. Waagen a fait paraître dans le Kunstblatt [53] un article détaillé, où il lui accorde également une foi implicite, où il attribue toutes les illustrations du manuscrit à Memling, à Gérard Van der Meire, ce faux Gérard qu’on supposait élève de Jan Van Eyck, et à Liévin de Witte, autre personnage fabuleux, que l’on croyait du même temps. Il fait, en outre, des efforts courageux et inutiles, dans le but de démontrer que le bréviaire fut exécuté pour Marie de Bourgogne, morte le 27 mars 1482, à l’âge de vingt-cinq ans.