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– Et alors ? Et alors ? La suite ! Raconte comment ils sont entrés dans l'appartement !

– Je vous l'ai déjà dit cent fois. Plus question de serrurier, ils ont enfoncé la porte à coups de pied pour soulager leur rage.

– Effraction ! Bris de porte ! Un huissier assermenté ! Il est bon, La Herse !

– Après ! Après !

– Après, ils se sont arrêtés une deuxième fois, à cause de l'odeur, forcément.

– 2 667 couches ! Nourdine, Leila et moi on a fait la collecte, tout Belleville a donné : 2 667 couches pleines à ras bord !

– Vous en avez mis dans toutes les pièces ?

– Même une dans le beurrier.

– Une tartine de merde dans le beurrier de la veuve Griffard, t'imagines ?

– Et encore, c'était pas ça, le pire...

– C'était quoi, le pire, raconte le pire, Cissou !

– Cissou. Cissou raconte le pire !

*

Désolé, mais il est grand temps que moi, Benjamin Malaussène, frère de famille hautement responsable, j'interrompe ce récit et déclare solennellement que je désapprouve la participation de mes frères et sœurs à ce coup monté pour acculer l'huissier de justice La Herse à la faute professionnelle grave.

Quelle faute professionnelle ?

Très simple : l'appartement dont il devait saisir le mobilier n'était pas l'appartement sur la porte duquel mon plus jeune frère mimait les crucifiés, mais celui du dessus. L'étage au-dessus, parfaitement. La porte où prophétisait le micro-martyr à lunettes roses était celle de la veuve Griffard, propriétaire de l'immeuble. En sorte que ce sont les meubles de la plaignante que, sous le coup de l'émotion, l'huissier a déménagés en croyant saisir le locataire qu'elle désignait à son bras justicier, c'est la porte de la proprio que sa troupe a défoncée à coups de lattes, et, plus grave, c'est le magot en liquide de la veuve que maître La Herse a fait disparaître dans son incorruptible poche en croyant s'approprier l'argent malhonnête planqué là par un locataire d'outre-Méditerranée prétendument insolvable. Au vu de ce dossier catastrophique, moi, Benjamin Malaussène, je m'élève solennellement contre...

*

– Arrête de faire la gueule, Ben ! tu ne veux pas que Cissou raconte le pire ?

Que je le veuille ou non, le mal est fait et mon autorité a plié bagage.

– Racontez, Cissou, racontez, mais avant de continuer, passez-moi le sidi-brahim, je sens que je n'existe plus.

Cela se passe au Zèbre, le dernier cinéma de Belleville, la table est dressée sur la scène et nous sommes dix-huit autour du couscous de Yasmina. Ma propre tribu : Clara, Thérèse, Louna, Jérémy, le Petit, Verdun, C'Est Un Ange, Julius mon chien et Julie ma Julie, à quoi il faut ajouter Cissou la Neige, bien sûr, notre vieille copine Suzanne, la tenancière du Zèbre, et la smala Ben Tayeb au grand complet qui, si les choses avaient suivi leur cours légal, dormirait ce soir dans un appartement vide de tout meuble. Dix-huit convives mouillés jusqu'au cou dans une affaire gravissime, et qui s'envoient probablement le dernier couscous de la liberté, dans le dernier cinoche vivant de Belleville.

– Le pire... commence Cissou la Neige.

(J'aurai deux mots particuliers à dire sur ce convive-là...)

– Le pire, ce fut les mouches.

– Passé simple ! s'écrie le Petit derrière ses lunettes roses. « Fut » : passé simple de l'auxiliaire être ! fut : « f.u.t. », ce : « c.e. » ! Tu aurais pu dire « ce furent » les mouches.

– Admettons, concède Cissou la Neige. Et côté calcul mental, qu'est-ce que tu vaux, bonhomme ? Dis-moi voir combien font 2 667 couches d'une contenance moyenne de 300 grammes.

– Huit cents kilos de merde ! hurle Jérémy.

– Jérémy, on est à table, grince Thérèse en reposant sa fourchette pleine.

– Juste ! Huit cents kilos et cent grammes pour le beurrier.

*

Non, décidément Thérèse a raison. Tout cela est d'un goût exécrable. Sombrer de temps à autre dans une illégalité bon enfant, à la rigueur ; mais céder à la faute de goût, ce déni de civilisation, jamais ! Inutile, donc, de suivre Cissou la Neige dans le long calcul au terme duquel, chaque gramme de merde produisant un essaim de mouches vertes toutes les six heures, huit cents kilos de la même matière, remisée pendant les trois premières semaines d'un mois de juillet caniculissime dans un appartement de Belleville (exposition plein sud et fenêtres closes), produisent un nombre de muscidés qui décourage toutes les arithmétiques – sauf à calculer en centimètres l'épaisseur de la tapisserie vivante ainsi posée sur la totalité de la surface murale.

Le petit prophète avait raison : c'était bien pire à l'intérieur.

*

– Ah ! tu vois, Benjamin, tu te marres quand même !

– Ce n'est pas le récit, qui m'amuse, c'est le conteur. Il y a une légère différence.

– Qu'on appelle « le style », précise Suzanne, qui a toujours eu le teint rose et le mot juste.

– On sait, font les mômes, on sait... depuis tout petits il nous bassine avec le style !

(Plus d'autorité, plus la moindre influence culturelle... je ne tiens plus mes troupes. Il est temps que je passe la main à la vie...)

– Or, une mouche qui se réveille, continue Cissou la Neige, c'est une mouche qui s'envole. Et sa frangine fait pareil.

– Elles se sont toutes envolées d'un coup ?

– Quand les gros bras ont ouvert les persiennes, oui !

– Et alors ?

– Alors, ils ont montré qu'ils en avaient encore dans le ventre.

– Ils se sont remis à dégueuler partout ?

– Jérémy, bon Dieu, on mange !

*

D'autant plus navrant, ce récit, qu'il n'a pratiquement aucun rapport avec ce qui va suivre. Mais, c'est un fait, la brusque intrusion du soleil dans l'appartement de la veuve Griffard, bref éclair de vie, réveilla la tapisserie grouillante, et ce fut de nouveau la nuit, la nuit en plein soleil, la nuit paradoxale, la nuit ailée de velours noir, la nuit poilue et tournoyante, la nuit aux mille z'yeux, la nuit hurlante de tous les enfers où l'huissier de justice La Herse payait au prix fort une existence passée à confondre sciemment la justice et l'intimidation, le devoir et la torture, la morale et la loi.

Amen.

*

– La suite !

– La suite ! Cissou, la suite !

Cissou pose sur moi un œil fêlé.

– La suite... la suite... Le tragique, avec les mômes, c'est qu'ils s'imaginent que tout a toujours une suite...

Ecce Cissou la Neige : on lui croit l'humeur inoxydable et l'âme rigolarde, vouée depuis toujours à rouler les pandores, et tout à coup c'est la faille, « le malheur insondable » comme on dit dans les beaux livres.

– Est-ce que ce pauvre Thian a eu une suite, Benjamin, tu peux me le dire ? Et Stojil, on lui a réservé une belle suite, là-haut, à Stojil ?

C'est à l'enterrement du vieux Thian que nous avons rencontré Cissou pour la première fois. Et Suzanne avec. Des copains de quartier, apparemment, Thian, Suzanne et Cissou, des camarades de génération qui ne croyaient plus guère en la suite. Cissou représentait Gervaise à l'enterrement de Thian, sœur Gervaise, la fille du vieux Thian, trop occupée à la rédemption de ses putes pour venir jeter une fleur sur la tombe de son père. « A trop bichonner tes putes, Gervaise, tu en négliges ton pauvre papa. – Mon pauvre papa préférerait-il que je néglige mes putes ? »

Trois mois plus tard, Suzanne et Cissou sont revenus pour enterrer Stojil, car Stojil est mort, lui aussi, oui, sans avoir achevé sa traduction de Virgile en serbo-croate... Parti, l'oncle Stojilkovic, juste avant que Serbes, Croates et Musulmans ne s'entre-mangent.

Après l'enterrement de Stojil, Suzanne nous avait tous rapatriés au Zèbre. Elle nous y avait offert une projection gratuite d'un petit film qu'elle avait tourné du temps où Stojil promenait les vieilles de Belleville dans un antique autobus à impériale, réquisitionné par sa somptueuse imagination.

« Suzanne O' Zyeux bleus »... Ainsi l'avait baptisée Jérémy.

– Aux yeux bleus ? avait demandé Thérèse.

– O'Zyeux bleus, avait insisté Jérémy.

Ce « O » majuscule et cette apostrophe célébraient la joie incorruptible et sans illusion – très irlandaise, selon Jérémy – qui émanait des yeux de Suzanne, et ce monolithe : son caractère. Jérémy avait ajouté : « Elle n'a pas seulement des yeux qui voient, elle a des yeux qui montrent. »

– La suite..., soupire Cissou la Neige. Va pour la suite.

*

La suite, en ce qui me concerne, ce n'est pas la stupeur de La Herse découvrant dans un appartement bellevillois une authentique fortune en meubles d'époque sous une sédimentation de couches merdeuses... Non, ma suite à moi, Benjamin Malaussène, c'est ici qu'elle se tient, ici et maintenant, sur la scène du Zèbre où nous avons dressé la table, sous la lumière des projos et face à l'obscurité de la salle, ma suite à moi c'est l'autre petit moi-même qui prépare ma relève dans le giron de Julie. Comme une femme est belle en ces premiers mois où elle vous fait l'honneur d'être deux ! Mais, bon sang, Julie, crois-tu que ce soit raisonnable ? Julie, le crois-tu ? Franchement... hein ? Et toi, petit con, penses-tu vraiment que ce soit le monde, la famille, l'époque où te poser ? Pas encore là et déjà de mauvaises fréquentations ! Aucune jugeote alors, comme ta mère, la « journaliste du réel »...

*

Mais n'assombrissons pas, n'assombrissons pas. L'heure est à la rigolade. Et, comme toujours dans ces moments-là, la suite, c'est l'évocation du commencement : le désespoir d'Amar et de Yasmina débarquant la semaine dernière à la maison avec le papier de l'huissier, la résistance aussitôt proposée par Cissou, la mise en scène imaginée dans la foulée par Jérémy, l'entraînement du Petit qui en a encore les pieds cambrés, tous les après-midi, sur la scène du Zèbre (« Tu tiens quatre minutes, pas plus, et quand Cissou lève les mains, tu lâches tout, tu as compris, le Petit, tu as bien compris ? On t'enduira d'huile d'olive pour qu'ils puissent pas t'attraper »), le choix des accessoires dans la mémoire cinématographique de Suzanne O' Zyeux bleus, la composition de la bouillie humaine due au génie culinaire de Yasmina et de Clara, le doute, le doute, les exhortations à l'optimisme :

– Ça marchera, bordel de merde, hurlait Jérémy, ça ne peut pas ne pas marcher !

– Ils savent bien que mon appartement est au cinquième !

– Et le choc psychologique, Amar, qu'est-ce que tu en fais ? Thérèse, explique-lui le choc psychologique !

L'intervention de Thérèse, toujours psycho-biblique :

– Ils ouvriront cette porte, Amar, parce qu'elle sera la porte interdite.

La suite, c'est maintenant Jérémy se levant avec une dignité sénatoriale, Jérémy grimpant sur sa chaise et brandissant bien haut deux doigts de sidi-brahim.

– Mesdames, messieurs, frères, sœurs, Julius le Chien et chers amis, un peu de silence je vous prie. Toi aussi, Benjamin, ferme ta gueule, arrête de faire des messes basses avec Cissou.

Silence, donc. Et solennité.

– Famille chérie, amis très chers, je tiens à rendre un hommage tout particulier à deux d'entre nous sans qui cette victoire ne serait pas ce qu'elle est. J'ai nommé...

(L'orateur se tourne vers les deux bébés assis en bout de table entre Julie et Clara, le premier tout à fait angélique en sa blondeur souriante, et son voisin parfaitement vachard en sa fureur congénitale.)

– J'ai nommé Verdun et C'Est Un Ange, qui, de tous les Bellevillois de la même génération engagés dans ce glorieux combat, produisirent, et de loin, la merde la plus chiasseuse, la plus puante, la plus riche en larves de mouches...

La suite, c'est le bond de Thérèse.

– Jérémy !

La chaise de Thérèse qui se renverse.

– Jérémy, arrête !

Le rire clair de Suzanne.

– Il va réussir à nous faire gerber, l'immonde !

Et les coups frappés à la porte du Zèbre.

Suite et fin.

Les coups.

Terrible à voir, une rigolade saisie au bond... toutes ces bouches qui restent ouvertes, et les coups qui retentissent une deuxième fois, et le projecteur que Suzanne braque sur la porte, là-bas, au fond de la salle, et la porte qu'on regarde, comme au cinéma, justement, comme au cinéma... Plus un geste, personne : une formation d'oies sauvages qui s'est gourée d'itinéraire. En plein territoire de chasse et plus moyen de faire demi-tour.

Troisième volée de coups.

Il n'y a que les flics et les assureurs pour insister à ce point. Or les assureurs ont appris à ne plus nous fréquenter.

Pleureurs et pleureuses, vous avez raison, tout finit mal, surtout les victoires.

Voyons, voyons, restons calmes : qu'est-ce qu'on risque, après tout ? Violation de domicile, déprédations volontaires, entrave à la justice, incitation de mineur à la crucifixion... ça ne devrait pas aller chercher bien loin, tout ça.

Comme nos têtes enflent en ces muettes supputations, comme personne ne songe à traverser la salle pour aller ouvrir cette foutue porte, la porte s'ouvre d'elle-même, la porte du Zèbre, le dernier cinéma vivant de Belleville, s'ouvre.

Et maman apparaît sur le seuil.