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Exit Matthias.

Julie et moi, donc. Ou plutôt, nous trois Julie, si tu vois ce que je veux dire. Un amour en vacances. Maman n'en avait jamais pratiqué d'autre, mais Julie et moi c'était la toute première fois. La tribu ne nous avait pas souvent fourni l'occasion de respirer seuls.

Nous avons passé les huit premiers jours au lit. C'est loin d'être un record. Ta tante Louna et ton oncle Laurent, dans le temps où leur amour se nourrissait de lui-même, avaient tenu une année entière sans mettre pied à terre. Un an de plumard ! Nous leur montions des petits plats et de gros bouquins. A la façon dont ils nous congédiaient, nous sentions bien qu'ils auraient préféré s'aimer sous perfusion et couper le contact radio... Mais, entre la famille qui les attend, la foule qui les admire, les faux culs qui les envient et les étoiles qui leur font de l'œil, les navigateurs les plus solitaires sont très accompagnés.

Huit jours entre nous, donc.

Huit jours à plonger l'un en l'autre, à émerger le souffle court, à plonger de nouveau et à explorer si longtemps notre géographie sous-marine que parfois nous nous endormions au fond de l'autre, laissant au sommeil le soin de nous séparer et de nous remonter doucement à la surface, en suivant les courbes de nos rêves...

N'insiste pas, ne fais pas ton Jérémy, tu n'obtiendras que des métaphores sur ce chapitre. Tout commence par l'image en ce bas monde et continue par la métaphore, il faut que tu le saches. Le sens, c'est à toi de le conquérir, par la force du neurone ! Et c'est heureux, parce que si « le beau livre de la vie » (sic) te proposait le sens d'abord, tu serais bien fichu de le refermer d'un coup sec et de nous laisser patauger seuls dans la grande énigme métaphorique.

Tout ce que je peux te dire encore, c'est qu'aux rares moments où l'amour nous laissait sur le flanc, ta mère et moi, nous utilisions le peu de souffle qu'il nous restait à choisir ton prénom dans les catalogues disponibles. N'ayant pas la télé, nous avons délibérément écarté le martyrologe cathodique. Tu n'as aucune chance de t'appeler Apollo sous prétexte que deux allumés ont assis l'humanité sur la lune, ni Sue-Helen non plus, non, rassure-toi. Pour ce qui est du chrétien homologué, bien sûr, c'est un prénom qui se porte plus facilement, se démode moins, ne détonne pas dans une cour de récré... mais, c'est plus fort que moi, dès que j'entends prononcer le nom d'un martyr, je ne peux m'empêcher de revivre en détail les circonstances qui l'ont enlevé à notre affection.

– Blandine, disait ta mère, Blandine, si c'est une fille, c'est joli, non ?

– Livrée aux bêtes. Le taureau fonçant sur Blandine, Julie, ce taureau écumant, fonçant toutes cornes dehors sur notre petite Blandine...

– Etienne... moi j'aime beaucoup Etienne. Un prénom à diphtongue... c'est doux.

– Lapidé sur la route de Jérusalem. Le premier martyr. Il inaugurait. Tu as une idée de ce que ça représente, la lapidation ? Quand le crâne éclate, par exemple... Pourquoi pas Sébastien, tant que tu y es ? J'entends déjà siffler les flèches et je vois les peintres déplier leur chevalet... Non, Julie, cherche plutôt du côté des prophètes ou des patriarches, ils ont su se placer dans le temps, eux, ils annonçaient les catastrophes, ils ne les subissaient pas... enfin, moins.

– Isaac ?

– Pour que le Grand Parano m'ordonne de le lui réexpédier à coups de canif ? Pas question.

– Job ?

– Déjà pris.

– Daniel... Le Babylonien...!

Là, il s'est passé quelque chose d'étrange, que je ne peux absolument pas t'expliquer. J'ai pâli, je crois, j'ai senti la soudure gripper tous mes rouages, un grand vent glacé a momifié le reste, et, d'une voix sans timbre, j'ai murmuré :

– Non !

– Non ? pourquoi, non ? Les lions, il les a domptés, lui !

Sans bouger un cil, j'ai dit :

– Pas de Daniel dans la famille, Julie, jamais, jure-le-moi. Un seul Daniel et tous les emmerdements du monde nous tomberont sur la gueule, je le sens, je le sais. Tu trouves qu'on n'a pas été assez servis comme ça ?

Ma voix a dû l'alarmer, parce qu'elle s'est dressée sur un coude pour me regarder.

– Eh ! Oh ! Mais c'est la partition de Thérèse que tu nous joues là...

Je me suis contenté de répondre :

– Pas de Daniel.

Elle était trop épuisée pour insister. Elle s'est laissée retomber sur le dos et a lâché, dans un souffle qui annonçait le sommeil :

– De toute façon, c'est Jérémy qui le prénommera, ce gosse, je ne vois pas comment échapper à ça...

C'était vrai. Il a un don, Jérémy. Il baptise au premier coup d'œil. Le Petit, Verdun, C'Est Un Ange lui doivent leur étiquette. Et quand il ne prénomme pas, c'est qu'il surnomme : Cissou la Neige, Suzanne O' Zyeux bleus...