12

Au matin du huitième jour, Suzanne O' Zyeux bleus frappa à leur porte.

– C'est ouvert !

Suzanne entra et vacilla. Bouffée d'amour. Julie bondit hors du lit, ouvrit la fenêtre et en approcha une chaise.

– Asseyez-vous, respirez profondément.

Elle replongea sous les draps. Suzanne nota les vieilles traces de brûlures sur la peau de Julie. Et la majesté de ses seins, objets d'adoration chez les enfants de la tribu.

Malaussène alla droit au pire.

– Jérémy a foutu le feu au Zèbre ?

Suzanne lâcha trois notes de son rire.

– Jérémy a tout en main. Je suis limogée. Le spectacle prend tournure, Monsieur Loyal mène son monde à la trique. Mais Clara veille à la douceur. C'est la photographe de plateau. Clément travaille comme un damné pour lui offrir un vrai matériel de pro. Il veut lui acheter un appareil tout neuf, le dernier cri. C'est le grand amour.

– Café ?

Benjamin chancelait vers le placard qui leur tenait lieu de cuisine. L'amour avait creusé ses yeux et dressé ses cheveux sur son crâne ; une fine cicatrice marquait les frontières de son scalp. Suzanne en fut émue : Big Nemo trépané.

– Volontiers.

– Turc ?

– Turc.

– Quel jour sommes-nous ?

Suzanne leur précisa le jour et l'heure. Pendant que Malaussène mettait à bouillir l'eau et le sucre, elle justifia son intrusion.

– Il s'agit du recrutement de notre public pour la projection unique du vieux Job. J'ai laissé passer huit jours. A présent, tous ceux que le cinéma a pourris ont quitté Paris pour Saint-Tropez, le Luberon, Belle-Ile, Cadaquès ou Saint-Paul-de-Vence... Ne restent que les purs.

La mousse brune affleura par trois fois le col étroit de la cafetière pendant que Suzanne fignolait sa conception de la pureté cinématographique. Pour autant que pouvait le comprendre Malaussène du fond de son placard, il s'agissait d'une passion d'images qui ne se laissait pas éclabousser par les sunlights, se refusait aux mariages rentables et ne jurait que par le style.

– Leur honneur, le style.

Malaussène reparut, charentaises et gandoura, le plateau sur une main, dans l'autre un peignoir chinois qui s'envola pour se poser sur les épaules de Julie.

– Café.

Depuis toujours le café se buvait en silence, dans la tribu. Tasses reposées, Suzanne en vint au fait : il n'était pas question qu'elle recrutât seule. Il lui fallait l'aval du vieux Job, et cette bénédiction ne pouvait passer que par Julie. Mais elle tenait à être claire :

– Ce sera un public de voyous.

Elle précisa :

– Des voyous éperdus de morale. Si le Film Unique du vieux Job blesse leur éthique, ils sont fichus de détruire la pellicule avant la fin de la projection.

– Combien seront-ils ? demanda Julie.

– Ils étaient deux cents, à mon époque. Il en reste une douzaine, pas davantage. L'honneur fait des ravages. Job a vu juste, sur ce point.

Julie souriait. Elle songeait à la ciné-population des magazines. Une douzaine de Justes en cette Babylone grouillante...

– Bon. Qu'attendez-vous de moi ?

– Que vous leur fassiez passer un examen.

*

Deux heures plus tard, la porte de fer que Julie ouvrait donnait sur l'entrepôt du diable. Chaleur d'enfer sur fond de tôles calcinées. Dans la cour, un terril de voitures mortes confisquait le ciel des verrières. Julie progressait dans une pénombre où pendait une jungle de chaînes et de poulies graisseuses. Elle plissait les yeux.

– Il y a quelqu'un ?

Puanteur d'huile saturée, de caoutchouc fondu.

– Monsieur Avernon ?

Le toit de fer miaulait sous l'aplomb du soleil.

Quand rien ne bouge, faire le mort. Julie devait sa vie au respect de cette loi naturelle. Elle s'immobilisa. La chaleur se referma sur elle.

Elle n'attendit pas longtemps. Une voix graillonna, juste à son oreille.

– Un beau petit lot de baroudeuse, ma foi...

Elle ne se retourna pas.

– Journaliste, hein ?

Il la regardait bien en face, à présent.

– Et du cœur à l'ouvrage, avec ça.

La soixantaine hirsute et sphérique. La moustache narquoise, les sourcils en verdict.

– Laissez-moi deviner... On est sur un coup fumant. On vient faire blinder son 4×4 pour partir à la pêche au scoop. On va risquer sa jolie peau pour l'édification morale de l'espèce ? Non ?

Elle le laissait aller.

Il n'alla pas plus loin.

– Tirez-vous, je n'envoie pas les femmes enceintes au casse-pipe.

Il tourna les talons et s'enfonça dans le hangar. Julie en resta sur place. Qu'il l'ait retapissée comme journaliste, passe encore. Qu'il lui ait supposé un reportage fumant, ce n'était après tout qu'une erreur de date. Mais qu'il ait repéré le petit pois chiche en elle sans l'attirail télescopique de Matthias, ça...

Il roulait comme un ours et se coulait avec aisance entre les chaînes et les treuils. C'était sa forêt. Il y disparut pendant que Julie prenait racine. Julie dont les narines frémirent.

– Je le suivrai au pastis.

Elle se reprochait cette petite mesquinerie quand une explosion muette et blanche fit danser l'ombre des chaînes. Puis vint le grésillement de la soudure.

C'était maintenant Julie qui se tenait debout derrière lui. Il soudait un arceau de protection aux côtes d'une 604 sur qui on avait dû se venger d'une sérieuse offense. Le doigt de Julie frappa la demi-sphère de son dos.

– Non, monsieur Avernon, je suis juste venue vous poser une question.

Il se retourna, le chalumeau à la main.

Julie le rassura :

– Une seule.

Il releva son heaume de fer et de mica.

– Une grande fille comme vous ? Il vous reste encore une chose à apprendre ? J'en crois pas mes yeux.

Elle pensa fugitivement : « Je te briserais bien les noix au fond de ta salopette », mais là n'était pas sa mission. Elle posa la question qu'elle était venue poser.

– Monsieur Avernon, quel est pour vous le comble de l'immoralité ?

Il lui jeta d'abord un regard incrédule, puis une bonne moitié de ses poils disparut dans les ravines de la réflexion. La flamme du chalumeau s'éteignit d'elle-même, tant il prenait le problème à cœur. Le silence dura ce que durent les revues de détails. Il hocha la tête enfin et dit :

– Un travelling latéral.

Alors Suzanne sortit de l'ombre et invita Pierre Avernon à dîner au Zèbre, pour le soir même.

*

Le deuxième candidat œuvrait aux Télécom. Il plantait des fiches dans l'ignorance en détresse. Service des Renseignements. Son pain quotidien.

– Il travaille entre 14 et 22 heures et couvre notre secteur avec trois autres collègues, avait expliqué Suzanne. Nous avons une chance sur quatre de tomber sur lui. Passez-moi l'écouteur, Benjamin, si je reconnais sa voix, je vous ferai signe.

– Comment s'appelle-t-il ?

– Inutile que vous sachiez son nom, Benjamin. Vous êtes n'importe quel usager, il s'attend à ce que vous lui demandiez de trouver un numéro de téléphone. Vous appelez, vous posez la question sur le ton de l'abonné lambda, et vous attendez la réponse, c'est tout.

– Rappelez-moi encore une fois la question, Suzanne.

Suzanne répéta, à mots bien détachés :

– Ce Delannoy, finalement, c'est Jules ou c'est Jean ?

Benjamin avait composé le 12 ; il marmonnait intérieurement la question. Deux ou trois tonalités, clic, c'était bien les Télécom : un disque le lui confirma en vantant les mérites de la maison et les vertus de la patience. Puis une voix masculine fit savoir qu'on était disponible.

– Service des Renseignements, oui, j'écoute...

Suzanne fit un bref hochement affirmatif à Malaussène qui posa sa question.

– Bonjour, je voudrais savoir... « Ce Delannoy, finalement, c'est Jules ou c'est Jean ? »

Le blanc qui précéda la réponse ne fut pas de l'hésitation mais l'éclair d'une surprise souriante, comme le confirma le rythme enjoué de la voix :

– C'est une réplique de Truffaut, ça, dans un film de Rivette : Le Coup du berger ! Truffaut y faisait de la figuration. Il discute dans une surboum, et il lâche sa question, mine de rien, juste au moment où la caméra passe sur lui. « Ce Delannoy, finalement, c'est Jules ou c'est Jean ? » Ça n'a pas dû plaire à Delannoy, ce petit numéro, mais nous n'aimions pas beaucoup son cinéma, nous autres. Vous avez vu L'Eternel Retour, ou La Symphonie pastorale ? Ces soupes psychologiques... Non, je vous jure, il y avait vraiment de quoi se...

Suzanne prit l'appareil et interrompit l'ascension.

– Armand ? Lekaëdec ? Suzanne, ici. Viens dîner au Zèbre ce soir ; c'est important.

*

Et Suzanne les recruta l'un après l'autre, imposant à chacun une épreuve à ce point inattendue que seul pouvait y répondre le cri du cœur : le réflexe cinéphile.

– La méthode Sept Samouraïs, fit observer Malaussène.

– Dieu sait pourtant que Kurosawa n'est pas ma tasse de thé, rétorqua Suzanne qui avait l'euphémisme guillotine.

Elle était du clan Mizoguchi, elle ne concevait pas qu'on pût prétendre aimer le cinématographe et poser l'œil sur une quelconque image kurosawaïenne.

Malaussène brandissait depuis toujours les étendards d'Akira. Il protesta de son adoration.

– Vous l'adorez, vous l'adorez..., explosa Suzanne. Ce n'est pas possible ! Ou alors, vous l'adorez les yeux fermés ! Vous fermez les yeux quand vous allez au cinéma, Benjamin ? Enfin, quoi, vous ne voyez pas que ce truqueur est le pape de la redondance ?

Les joues de Suzanne s'étaient empourprées et Malaussène jugea prudent de baisser pavillon. Son petit extincteur conceptuel n'aurait jamais eu raison d'un embrasement si soudain, et si savant.

Ce soir-là, à la table du Zèbre, les apôtres conviés par Suzanne avaient aux joues cette même couleur : le carmin cinéphile. Deux ou trois verres à peine, le ton était monté, les voix s'étaient alignées sur le diapason de la certitude, les pétitions de principe s'étaient mises à claquer comme des oriflammes. Ils n'avaient guère perdu de mots en retrouvailles. Ils avaient sauté à pieds joints dans le vif du sujet. Ils s'étaient reconnus pour ce qu'ils avaient toujours été, les enfants du cinématographe, venus de nulle part, nés de la pellicule même, en des maternités dont ils répétaient les noms avec ferveur : il y avait ceux de la rue de Messine, ceux du Studio Parnasse, ceux du Mac-Mahon... Suzanne les avait appelés de tous leurs horizons, et voilà, maintenant ils étaient attablés au Zèbre, passionnés comme devant, hurlant leurs choix qui étaient beaucoup plus que des préférences, Parnassiens et Mac-Mahoniens s'engueulant à pleins gosiers, s'opposant tel article de Positif ou des Cahiers du cinéma comme s'ils les tenaient encore à la main, papiers fantômes pourtant entre leurs doigts tavelés, après ces quarante années qui avaient emporté leurs cheveux, bousillé leurs ménages, éparpillé leurs familles, dissous les empires coloniaux, atomisé le grand Est, où l'Histoire avait à ce point bâclé le script quotidien de la télévision que la question de la mémoire était au menu de toutes les conversations.

Sauf de la leur.

Mémoire infaillible. Souvenirs intacts. Passion inentamée.

Coup d'œil furtif de Julie à Benjamin, sourire incertain de Benjamin à Julie.

A vrai dire, jamais Benjamin et Julie ne s'étaient trouvés entourés de cinglés plus sectaires, jamais ils n'avaient entendu siffler de jugements plus irrévocables, ni vu s'épanouir d'opinions plus apoplectiques. (Avernon cognait sur la table, propulsant dans les mains de Suzanne une bouteille qu'elle partageait entre les verres qui en profitaient pour se tendre. A ses condamnations tapageuses du travelling latéral, Lekaëdec opposait le sourire tranchant d'un Robespierre qui savait le sort réservé aux amateurs de plans fixes.)

Très érudits, très braillards, très carmin cinéphile, parfaitement sincères dans l'exercice de leur mauvaise foi, et surtout, au fond de cette fureur, une gaieté de nature et de conviction qui accueillait les condamnations à mort avec de formidables éclats de rire.

Ils s'engueulaient à propos de tout, des thèmes abordés par un siècle de pellicule comme des moyens techniques utilisés pour les rendre visibles, sans épargner les personnes, bien entendu, de quelque côté de la caméra qu'elles aient eu l'imprudence de se placer.

– Les films comptent plus que les personnes, et chaque film plus que celui qui l'a fait. Le cinéma c'est la vie. Nous ne jugeons rien d'autre que la vie...

C'était bien à cela que les conviait Suzanne : juger la vie commune de Job et de Liesl. Juger l'œuvre d'une vie, eux qui avaient voué leur vie au cinématographe.

Tous connaissaient le vieux Job. C'était ce type qui, depuis près d'un siècle, fournissait de la pellicule à tout le monde, pour le meilleur et pour le pire. Le pourvoyeur impavide. Dieu le Père, en quelque sorte... et la liberté laissée aux hommes.

Tous acceptèrent.

Ils attendaient Dieu le Père au tournant de son film.

– Quand aura lieu la projection ? demanda quelqu'un.

– La femme du vieux Job est morte il y a huit jours, expliqua Julie. Job estime que c'est la fin naturelle de leur œuvre commune. J'irai chercher le film et toute la cinémathèque dès le retour de Matthias.