Tu vois, il ne se passait rien. Clément Graine d'Huissier et Cissou la Neige rendaient Belleville à Belleville, Jérémy Malaussène mettait les Malaussène en scène, Suzanne créait une cinémathèque en un cinéma oublié des cinéastes, et ton innocence germait dans le giron de Julie. Allitérations, harmonie imitative, la vie ronronnante, pas le plus petit symptôme de destin... Le charme sans objet d'un roman qui se refuse à commencer.
Si tu me demandes un jour à quoi ressemble le bonheur – et tu me le demanderas – je te répondrai : à ça.
Nous nous levions, ta mère et moi, sous la perpendiculaire du soleil, nous cassions une croûte légère, nous nous accordions une petite sieste, puis nous descendions le boulevard de Belleville vers l'enseigne bondissante du Zèbre.
D'une façon ou d'une autre – l'homme n'est pas étanche – la nouvelle de la projection du vieux Job s'était répandue. Les candidats spectateurs pullulaient, mais Suzanne s'en tenait à son premier choix : pas un élu de plus.
– Rien que ce matin, j'en ai fichu cinq à la porte. Si je les écoutais, il faudrait louer le Grand Rex.
Elle virait son monde avec une fermeté souriante.
– D'où sortent-ils ? demandai-je, je croyais qu'ils avaient tous quitté Paris.
– Ils sortent d'eux-mêmes, Benjamin, comme d'une tombe, si vous m'autorisez cette image. Ils nous jouent Le Retour des morts-vivants. Ils ont passé leur vie à faire des simagrées autour de la caméra, ils se sont compromis dans tous les trafics de l'image, ils ont menti, ils se sont menti, mais il y a une chose qu'on ne peut pas leur enlever : à l'origine, ils avaient tous le cinéma au ventre. Des anges déchus, en quelque sorte. Des vies perdues, qui donneraient tout pour voir le film unique d'une seule vie.
Le bleu de ses yeux se fit songeur.
– Tout de même... c'est fou la vitesse à laquelle se propagent les nouvelles dans l'univers pelliculaire !
– La vitesse de la lumière ?
Elle acquiesça.
– Multipliée par le coefficient de la concupiscence.
Sourire.
– Et puisque vous êtes là, restez donc. Vous allez voir se pointer le plus frustré de tous. Leur roi ! Tellement compromis dans toutes les manipes et bramant tellement après sa pureté originelle, que dans la profession il se fait lui-même appeler le Roi des Morts-Vivants.
LE ROI DES MORTS-VIVANTS
Nous n'avons pas la télévision, la tribu ne nous laisse guère le temps d'aller au cinéma, et pourtant, quand le Roi des Morts-Vivants s'encadra dans la porte de Suzanne, ce fut comme si tous les écrans du monde s'étaient allumés d'un coup. (Tu verras, on ne peut pas y échapper, même les aveugles de nos jours ont un écran allumé au fond des yeux. Aujourd'hui, on ne voit plus rien, on passe son temps à reconnaître.)
Il ressemblait tant à son image, et son image nous était si familière, que je fus surpris d'entendre le parquet grincer sous ses pieds quand il s'avança vers Suzanne, ses bras largement ouverts.
– Suzon !
Donc, ce n'était pas seulement une image, il avait un corps aussi, hauteur, largeur, épaisseur, densité, parfum, pilosité... une troisième dimension... un âge, peut-être... peut-être une existence...
– Suzon, ma grande !
En tout cas, s'il sortait de sa tombe, c'est qu'on y avait installé une fameuse lampe à bronzer !
– Après tant d'années...
Il serra Suzanne contre son torse de taureau. L'ambre de sa peau, l'or de ses bijoux, le sel et le blé de sa toison, la santé de ses dents, l'étincelante candeur de son regard, restituaient généreusement au monde toute la lumière monopolisée sur ses tournages.
– Laisse-moi te regarder...
Il écarta Suzanne et la tint à bout de bras. Ses lèvres charnues souriaient, enfantines.
– Toujours aussi chieuse ?
Il éclata d'un rire qui ne se reprochait rien, serra de nouveau Suzanne, mais contre son épaule cette fois, puis, se tournant vers Julie et moi :
– Madame, monsieur, qui que vous soyez, je vous présente la conscience du cinématographe.
Puis, à Suzanne :
– Sans blague, cette nuit encore je relisais les notes de mes carnets, à l'heureuse époque du Studio Parnasse, qu'est-ce que tu nous mettais, bon Dieu, pendant les débats ! Tu verras, j'ai tout conservé, je te montrerai.
Et, de nouveau à nous :
– Je suis sérieux, la conscience d'une génération ! Vous l'ignorez sans doute, mais vous lui devez tout ce que le cinéma français a produit de respectable depuis les années soixante.
Petite fêlure, soudain :
– Par conséquent, rien de ce que j'ai fait moi-même... moi, je me suis quelque peu... disons... dévoyé.
C'est à ce moment précis que Suzanne plaça le carillon de son rire.
– Et qu'est-ce qui me vaut l'honneur de ta visite, dévoyé ?
Il la libéra enfin, laissa retomber ses mains qui claquèrent sur ses cuisses, haussa les épaules et lâcha, comme une évidence :
– Le remords, évidemment !
Suzanne dut estimer que cela méritait un petit développement, parce qu'elle lui proposa un siège, un whisky, et nous présenta.
– Corrençon, s'exclama-t-il, Julie Corrençon ? La journaliste ?
Julie coupa court :
– C'est Benjamin qui écrit mes articles.
Il ne s'attarda pas sur mes mensurations et entra dans le vif du sujet.
– Voilà, Suzon, il y a une petite quinzaine, Fraenkhel, le docteur, m'a appris que le vieux Job, son papa, te confiait sa cinémathèque.
J'ai compris au regard de Julie que j'aurais dû me taire, mais l'expression de ma surprise résonnait déjà à nos oreilles.
– Vous connaissez Matthias Fraenkhel ?
– Il a été le gynécologue de mes quatre premières femmes et s'occupe parfaitement de la cinquième.
Parenthèse qui ne nous dévia pas du sujet.
– Mais tu connais le bon docteur, Suzon, pas un sou de jugeote quand il s'agit de budgétiser une affaire.
(« Budgétiser une affaire »... le son des mots, leçon des mots... sourions, Matthias...)
– La donation, c'est bien beau, mais l'Etat prend son obole, là-dessus ! A combien peut-on estimer la cinémathèque du vieux Job, d'après toi ? C'est bien simple, il a tout. Enfin, tout ce qui compte. Tirages et négatifs...
Suzanne ne sortit pas sa calculette. Elle s'amusait follement. Jubilation imperceptible à des yeux éblouis par leur propre lumière.
– Bon. A part le coût de cet impôt, il y a la question du stockage et de l'entretien. L'entretien, Suzanne, et la restauration d'un bon nombre de bobines, certainement. Comment comptes-tu y faire face ?
– Les entrées, j'imagine...
– Ma chérie, les entrées couvriront à peine tes impôts locaux. Ne va pas croire qu'il y aura foule. Pas les premières années, en tout cas. Le cinéma est moribond comme art, j'en sais quelque chose, c'est moi qui l'ai enterré.
A nous, ouvrant des bras de spectre :
– Eh ! oui, le Roi des Morts-Vivants !
Retour à Suzanne :
– Alors, voilà ce que j'ai proposé à Matthias.
Il marqua la pose de l'instant crucial.
– Oui ? demanda gentiment Suzanne.
– Je prends tout à ma charge.
– Tu prends tout à ta charge ? sourit aimablement Suzanne.
– Tout. Y compris la rénovation de ta taule qui me paraît tomber en ruine. A propos, tu n'es pas frappée d'expulsion ?
– Je ne suis que gérante, je négocie...
– Tu n'auras plus à négocier et tu seras propriétaire, j'en fais mon affaire.
– Et qu'a répondu Matthias Fraenkhel ? demanda délicatement Suzanne.
– Il était ravi, tu penses, il a sauté sur l'occasion !
– L'occasion...
Le mot plaisait à Suzanne... qui répéta, lentement, sous le bleu brasier de ses yeux :
– Tu en fais ton affaire, et c'est une bonne occasion... C'est ça ?
Cette fois, tout de même, il repéra les italiques derrière le sourire de Suzanne. Et ce que nous vîmes, Julie et moi, tenait de l'éclipse : il s'éteignit.
Exactement comme je te le dis : le Roi des Morts-Vivants s'éteignit ! Gris sous-sol, tout à coup. Plus le moindre rayonnement. Gourmette en deuil, bague morte, odeur délétère. Sa voix haut perchée d'adolescent perpétuel chuta vers l'incertain, le rocailleux, le très proche de la terre. Le souffle ébréché d'un microsillon. Une mue de vieillard.
– D'accord, Suzanne... (il hésita)... je savais bien que je te retrouverais comme je t'ai laissée.
– Comme je t'ai laissé, corrigea poliment Suzanne.
Personne au monde n'est plus poli que Suzanne O' Zyeux bleus, tu verras. Ni plus gai. Ni plus incorruptible en sa politesse gaie.
– Comme tu m'as laissé, d'accord.
Eh oui, ce n'est pas en altitude que niche la vérité, c'est vers le bas. Elle gîte. Faut descendre. Faut creuser.
Julie, sentant qu'on s'enfonçait en territoire d'intimité, me tapota la main et fit mine de se lever. Suzanne lui jeta un regard suspensif, elle leva son index. Nous nous rassîmes. D'ailleurs, nous n'existions pas. C'est à Suzanne que le Roi parlait.
– Alors, écoute-moi bien, Suzanne. Je suis le Roi des Morts-Vivants, c'est une affaire entendue, j'ai gâché ma pellicule et n'ai pas pu t'embobiner. Ce n'est pas aujourd'hui que je vais essayer.
Il avait l'œil sur ses chaussures. De gros doigts courts cherchaient ses mots.
– Ce n'est pas une affaire que je te propose, Suzanne, ce n'est pas une occasion sur laquelle je me jette, non... Je paie, c'est tout. Je paie et tu gardes ta liberté.
– Qu'en penserait le vieux Job, d'après toi ? demanda Suzanne, qui ajouta : donne-moi ton verre, que je te resserve.
Il fit non de la tête.
– Le vieux Job n'est pas Matthias. Il n'a pas cette innocence. Si j'allais le trouver en lui proposant de jouer les conservateurs de son patrimoine, il ferait comme toi, il m'enverrait chier. (Sourire amer.) Pourtant, Dieu sait qu'il m'en a fourgué, de la pelloche, le salaud !
– Alors pourquoi venir ici ?
– Pour te dire que ce n'est pas de moi qu'il s'agit.
Il leva les yeux. Il voulait aller vite, à présent.
– Encore une fois, Suzanne, je raque, un point c'est tout. Le vieux Job t'a choisie toi et il a bien fait. Tu rachètes les murs du Zèbre, tu fondes une SARL, tu lui donnes les statuts que tu veux, sous la protection des avocats de ton choix, mon nom n'apparaît nulle part, tu ne me dois rien, je n'ai aucun droit et je finance tout, sans aucune contrepartie, pour la durée de ta vie, bail renouvelable après ma disparition et la tienne pour le successeur de ton choix. C'est une entreprise énorme, Suzanne, vraiment. Tu n'y arriveras pas sans argent.
– Je peux trouver un autre financement...
– Qui te laisse une liberté absolue ? Nulle part. Ils voudront tous leur part de bénef et leur morceau de gloire. Tu les connais aussi bien que moi, tu les as fuis toute ta vie : sponsors, banquiers, télévisions ou gens de la maison, ils tireront la couverture à eux et tu te retrouveras les pieds à l'air. Le vieux Job t'aura confié une mémoire qui deviendra la leur.
– Et si le vieux Job me finançait lui-même ?
– Une fondation ? J'y ai pensé. Trop cher. Il a décroché depuis vingt ans ; comme tu le sais, son fils et son petit-fils ont passé la main. Le vieux a bradé ses labos avec une indifférence qui en a surpris plus d'un. A peine au-dessus du franc symbolique. Il ne lui reste pas de quoi se survivre. Il a juste conservé son bureau de Paris.
– Le ministère de la Culture ?
– Existe pas. Seuls les ministres existent. Tu veux te mettre entre les pattes d'un ministre ? Pour combien de temps ?
Suzanne hocha sa tête souriante.
– En somme, il n'y a que toi.
– Non, il n'y a que mon argent. Encore une fois, moi, je n'en suis pas.
Il se leva brusquement.
– Ecoute-moi bien, Suzanne, le jour où un journaleux me demandera si oui ou non je suis le roi du pipe-chaud hexagonal, je répondrai « oui », même si c'est faux, histoire de ne pas faire mentir la légende du glorieux salaud, et si quelqu'un me glisse des bambous sous les ongles pour savoir si je finance le Zèbre, une des premières cinémathèques privées du monde, je répondrai « non », même si c'est vrai...
– La part de l'âme ?
– La part du jeune homme que je serais resté si tu lui avais tenu la bride.
Le coup venait de très loin. Trente ans d'accélération. Il tomba de très haut. Il aurait dû faire très mal. Mais Suzanne leva des yeux très clairs.
– La bride n'est pas dans ma nature.
La tête du Roi tomba sur sa poitrine dégonflée. Nouvel effluve de mort. Sous sa carapace de parfumeur, ce type dégageait une odeur épouvantable.
– Je sais, murmura-t-il. Le respect de ma liberté, je sais...
Il était très impuissant. Il tenta de lever deux bras pesants, qui retombèrent sur ses cuisses.
– Je suis venu te voir librement.
Suzanne ne le lâchait pas des yeux.
– Alors, aucune contrepartie ?
– Aucune.
Mais elle avait senti l'hésitation. Elle attendit le temps nécessaire. Il ajouta :
– Une chose, seulement...
Elle ne lui laissa pas le temps d'aller plus loin.
– Tu aimerais assister à la projection du vieux Job, c'est ça ?
Elle enchaîna, avant même qu'il acquiesce :
– Il n'en est pas question.
Son ton s'excusait.
– Il ne s'agit pas seulement de moi. Les autres videront les lieux dès qu'ils t'apercevront, tu le sais bien. Et les autres ont la bénédiction du vieux Job.
– Cache-moi ! Fous-moi au piquet derrière un pilier du balcon !
Il se débattait.
– Je veux voir ça, Suzanne. A genoux sur une règle, un dictionnaire sur la tête... il faut que je voie ce film !
Lueur d'effroi dans ses yeux, tout à coup ; il tendit ses deux mains en avant, bien ouvertes.
– Mais ne va pas t'imaginer que j'en fais une condition sine qua non ! La subvention du Zèbre, tu l'as. Même si tu ne m'acceptes pas comme spectateur, tu l'auras ! Il ne s'agit pas de ça... cette projection, Suzanne... pour moi, c'est...
Il n'eut pas le temps de nous expliquer ce que représentait pour lui le Film Unique du vieux Job, la porte de Suzanne venait de s'ouvrir sur un Jérémy écarlate, suivi d'un Clément hors de souffle.
– Suzanne, il y a un connard qui a garé sa chignole de merde sur le trottoir, devant la porte du Zèbre, une Rolls je crois, on peut pas décharger !
Le Roi des Morts-Vivants se retourna lourdement et ses guirlandes se rallumèrent un peu.
– C'est moi, le connard, petit, quant à la Rolls, c'est une Bentley.
Jérémy lui vota un charmant sourire de « petit ».
– Oh, pardon ! Je m'y connais davantage en connerie qu'en voiture ; j'avais pas reconnu l'auto.
Puis, à moi, très excité :
– Il faut que tu assistes à la répétition, demain après-midi, Benjamin, il y a une surprise pour toi ! Tu viens à cinq heures, ça te va ? Pas avant, hein ! Cinq heures pétantes !
Et, à Clément, tétanisé par la présence du Roi :
– Amène-toi, Graine d'Huissier, faut qu'on décharge...
La voix de Clément nous parvint encore, couvrant leur dégringolade dans l'escalier :
– Mais tu sais qui c'est, au moins, ce type ?
Et la réponse de Jérémy :
– Je ne m'intéresse qu'au théâtre, moi !
Puis le silence. Que le Roi interrompit, bon perdant :
– Un sacré tempérament, ce gosse.
A Julie et à moi :
– C'est votre fils ?
Et, sans attendre notre réponse :
– Il faudra lui tenir la bride.
Coup d'œil fatigué à Suzanne.
– Liberté ou pas.
Silence.
Le Roi pesait très lourd, à présent. Il marinait dans son invraisemblable parfum de mort. Le bas de son pantalon découvrit ses chevilles. Rouges et maigres dans le doux cuir de ses mocassins.
– Bon, il serait prudent que j'aille déplacer ma chignole de merde.
Suzanne n'avait pas refermé la porte de son appartement.
Le Roi nous regardait tous les trois comme s'il se réveillait. Son front se plissa.
– Bien... au revoir, alors.
Il dodelinait doucement. Un gros adolescent quittant la surprise-partie où on ne l'avait pas invité.
Suzanne le suivit jusqu'au palier.
La main sur le chambranle, il se retourna à demi.
– Tu m'appelleras, Suzanne ? Tu me feras signe ?
– Mais oui, ne t'inquiète pas. Je t'appellerai.