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– Et l'autre abruti qui geignait : « Ça s'est très bien passé pendant les répétitions »... non mais tu peux me dire ce qu'ils ont dans le crâne, ces gosses ?

Nous marchions vers la maison, Julie et moi, Julius le Chien renversé dans mes bras, la tête sur ma poitrine, le museau enfoui sous mon aisselle, comme pour échapper à sa propre puanteur. Il ne pesait pas plus qu'une vieille peluche calcifiée dans les greniers de l'oubli, mais il embaumait toujours autant que lui-même. La crise l'avait vidé de toute sa substance, qui faisait une odorante carapace au smoking de Boudiouf.

– Tu es sûr que ça va, ton cou ?

– Lui faire jouer l'épilepsie, putain de mômes ! Et ce connard de Hadouch qui donne sa bénédiction !

– Attention ! hurla Julie.

Encore trop tard. La mâchoire de Julius venait de se refermer, sur mon épaule cette fois.

– Bon Dieu !

– Attends !

Julie s'escrimait de nouveau sur l'étau.

– Laisse, dis-je.

– Comment ça, laisse ?

– Boudiouf a voulu m'étoffer un peu. Il a rembourré les épaulettes. Ça serre, mais les dents n'ont pas atteint la peau.

Puis, doucement, à l'oreille de Julius :

– C'est après le smoking que tu en as ? Les oripeaux du diable, quelque chose comme ça ? Tu as raison, c'est la dernière fois que tu me vois en uniforme, juré ! On va aller le rapporter à Boudiouf. C'est qu'il va être vachement content de le retrouver, son smoquinge, le roi des sapeurs !

La nouvelle dut soulager Julius, parce qu'il décida de libérer mon épaule.

Pour s'attaquer au revers du smoking trois minutes plus tard. Et toujours impossible de lui ouvrir les mâchoires. J'ai déchiré la tranche de soie noire et la lui ai abandonnée.

– Je crois que c'est un spasme, dit Julie.

– Un spasme ?

– Une sorte de hoquet. Toutes les trois minutes il claque des mâchoires, c'est tout. Deux fois déjà, depuis tout à l'heure.

Montre en main, c'était juste. Trois minutes plus tard, les mâchoires de Julius claquèrent sur le vide. Toutes les trois minutes, il y allait de son coup de dents contre le sort. Et ça s'ouvrait tout aussi mécaniquement au bout de trente secondes. Il suffisait de le savoir.

– On pourra toujours l'utiliser comme poinçon pour agrandir tes ceintures, dis-je.

*

Une fois dans notre chambre, j'ai tendu le hamac dans lequel nous avions fini par installer Julius pendant ses crises d'épilepsie, et je l'y ai déposé avec des précautions de démineur.

– Rien de mieux que le hamac, il épouse toutes les parties du corps, m'avait expliqué Julie qui avait épousé bien des hamacs avant moi.

Les mâchoires de Julius claquèrent. Trois nouvelles minutes venaient de s'écouler.

– Ce sera pratique pour nos œufs à la coque. J'arrachai les derniers lambeaux du smoking. C'était comme si je m'extirpais tout fumant de la peau de mon chien.

– Benjamin ! Ton épaule...

Les crocs n'avaient pas entamé la couenne mais l'épaule était noire. Un noir violacé, complexe, tirant sur la queue de paon.

– Oui, il a de la poigne, ce chien.

Il n'y a pas plus dure à la douleur que Julie. Mais elle peut fort bien tourner de l'œil si je me coince le doigt entre deux oreillers. Je l'ai attirée contre moi.

– Je prends une douche et on va se taper le couscous de l'accalmie, d'accord ?

Elle a embrassé mon épaule.

– Va, je dépiaute mon courrier pendant ce temps.

Toujours ministériel, le courrier de Julie. Moi, c'est le gaz, les Télécom, et les tentatives d'arnaques du syndic : une correspondance chiffrée.

J'étais en train de mitiger le glacial et le bouillant quand la voix de Julie me parvint par-dessus la cataracte :

– Barnabé vient dimanche !

– Barnabé ?

– Barnabé, le fils de Matthias, il vient dimanche et il nous promet une surprise !

Qu'as-tu fait à mon épaule, Julius ? C'est tout juste si je peux me laver la tête.

J'ai laissé l'eau brûlante emporter le trop-plein de douleur et dissoudre mes projets de vengeance contre ce crétin de Jérémy. Il ne devait pas en mener large, le pauvre, dans l'attente de mon retour, les yeux de Thérèse cloués sur sa nuque. Rien de plus déprimant que d'engueuler un gosse qui s'attend à l'engueulade. Clara avait résumé la situadon, un jour, quand elle était encore petite : « Mais arrête de me gronder, Ben, tu vois bien que je pleure ! » Clara, ma Clarinette, ma petite sœur de velours, dont le flash rédempteur a saisi la folie de Julius... Julius... il faudra lui glisser quelque chose dans la mâchoire pendant toute la durée de sa crise. Même s'il ne se coupe pas la langue, il va s'user les dents, à ce rythme. Un coup de clapet toutes les trois minutes pendant, disons... deux ou trois mois... ça en fait des bulletins de vote, dans son urne ! Faudra lui bricoler un protège-dents... Tout de même, ce Jérémy... faire jouer l'épilepsie à un épileptique ! Et pourquoi pas le cancer à un cancéreux, la rage à un enragé ? Metteur en scène réaliste, Jérémy... on puise à pleines mains dans le réel, on flanque le monde face au monde et tant pis pour les dégâts ! Béhavioriste ! Thérapeute de choc. Petit con, va... fruit d'époque ! Plus chaude, l'eau, s'il vous plaît, et sur l'épaule, là... Bon Dieu, Jérémy... « Arrête de me gronder, Ben, tu vois bien que je pleure... » D'accord, Clara, d'accord... Je me demande si Jérémy a jamais tenu le compte des raclées que lui a épargnées la seule existence de Clara... Si Clara n'était pas des nôtres, petit con, tu ne serais qu'un sac de bosses purulentes !... et on m'aurait foutu en cabane, tortionnaire d'enfant, livré à la justice des gros bras qui ont gardé l'enfance au cœur, soi-disant... Faire jouer l'épileptique à Julius...

La meilleure des douches ne nous lave pas de toutes nos humeurs.

J'ai coupé l'eau. J'ai débranché la gamberge. Quand je suis passé dans la chambre, la buée de la douche y avait installé un brouillard de Tamise.

– Comment peux-tu lire ton courrier là-dedans ?

J'ai contourné Julius – roc flottant dans un tableau de Magritte – et j'ai ouvert la fenêtre.

– Julie ?

Elle n'était pas à son bureau.

– Julie ?

Elle n'était pas non plus sur le lit.

Je me suis penché sur Julius.

– Elle est sortie ?

Julius a claqué des canines.

– Mâcheur de nuages.

Chambre vide. Porte ouverte de la douche.

– Mon amour... ai-je chantonné... mon amour vadrouilleur...

J'ai refermé la porte de la douche pour ouvrir celle du placard.

Et c'est là que je l'ai trouvée.

– Julie...

Accroupie entre les deux portes. Tassée sur elle-même. Plus immobile que Julius si c'était possible. Le regard aussi fixe. Elle tenait une lettre à la main.

– Julie ?

D'autres feuilles avaient glissé autour d'elle.

– Julie, mon cœur...

Et j'ai compris.

Couilles broyées. C'est ça, la peur, chez l'homme : couilles broyées pulvérisant la terreur jusque dans les plus petits vaisseaux, sang de sable, jambes liquides, salive sucrée...

L'en-tête du laboratoire médical, les colonnes, leurs pourcentages de ceci et de cela...

Dieu sait que je ne voulais pas comprendre... mais j'ai compris.

C'étaient les résultats de tes examens qui gisaient à ses pieds.

De tes examens ratés.

Le compte exact de ce qui te manquait pour arriver jusqu'à nous.

L'annonce de ton abandon.

Oh !...

J'aimerais dire que je me suis penché sur Julie, mais je me suis effondré. J'aimerais dire que je l'ai prise dans mes bras, que je l'ai consolée, mais je me suis effondré et suis resté tassé contre elle, entre la porte du placard et celle de la douche.

Et le temps n'a pas fait le reste. Il a tout bonnement cessé de passer. Julius avait beau jouer les horloges, de trois minutes en trois minutes, le présent demeurait le présent.

J'ai cru bon garder pour moi mes inquiétudes... elles se sont malheureusement confirmées...

L'écriture de Matthias, les tremblantes anglaises de Matthias...

Peut-être n'aurais-je pas dû vous laisser tant d'espoir...

Oh...

... le cas est si peu fréquent...

Julie...

... pratiquer l'interruption dans la semaine qui vient.

Dans la semaine...

Je sais trop la vanité des mots de consolation, mais...

Immobiles, tous les deux, comme Julius le Chien dans son filet de douleur.

Elle a posé sa tête contre mon épaule.

Le temps...

Et elle a fini par dire :

– On va essayer de ne pas faire dans le pathétique, tu veux ?

Elle s'est appuyée sur mon genou.

– Matthias avait des doutes.

Quel effort, pour seulement nous relever.

– Il s'est fait communiquer les résultats à Vienne, avant de me les renvoyer... avec cette lettre, le pauvre.

Lettre qu'elle laisse tomber sur notre lit.

Nous voilà debout. Debout de nouveau. Chancelant un peu, mais debout malgré tout. Cette manie... la vie.

– Il n'y a pas...?

– Rien. C'est fini, Benjamin. Ce serait trop... technique... à t'expliquer. Plus tard, si tu y tiens...

Et le coup de grâce :

– J'irai trouver Berthold lundi matin.

Elle a insisté.

– Berthold, Benjamin. Personne d'autre. Ce n'est pas le plus sympathique, mais c'est lui qui t'a sauvé.

Un temps.

– Et tu es tout ce que j'ai.

Elle a bricolé un sourire.

– Tout ce que j'ai. Je ne te le dirai pas deux fois.

Sur quoi, elle m'a demandé d'aller chercher Yasmina.