18

Le plus impressionnant, c'était le silence. Même Jérémy se taisait. Rayure après rayure, le zèbre avait bel et bien disparu. Jusqu'à laisser un trou gris ciel dans le fronton du cinéma.

Tout Belleville avait vu l'animal se dissoudre dans l'espace.

Mais, après tout, le zèbre n'était qu'une effigie de bois, un dessin sans épaisseur. Quand ils s'attaqueraient à la pierre, ce serait autre chose. Ils ne pourraient tout de même pas faire disparaître un cinéma ! Un cinéma, c'est un immeuble ! Ce n'est pas seulement une façade, c'est un ventre, avec un hall, un balcon, une scène, des sièges, les meubles de Belleville dans ses coulisses... la tripaille des câbles et des tuyauteries, le volume de toute chose... Ça ne s'efface pas comme ça !

Entre les deux flics qui lui barraient le passage, Jérémy regardait intensément le trou laissé dans le fronton par la disparition du zèbre.

Le silence de la foule s'alourdit.

Voilà que le bleu du fronton commençait à pâlir ! La couleur se diluait ! Derrière la couleur, on s'attendait à voir apparaître la pierre nue ou la brique. Ni pierre ni brique. Tout fut emporté. Plus de fronton. Un carré de ciel nuageux à sa place. Le haut du cinéma avait tout bonnement disparu. Effacé ! Un bâtiment qu'on effaçait ! Sans plus de difficulté qu'un dessin à la craie sur un tableau de classe.

C'était beaucoup plus impressionnant qu'un effondrement, cet évanouissement silencieux. Jérémy avait déjà vu des immeubles s'effondrer, il en avait vu se tordre dans les flammes, il avait vu des tours tomber sur elles-mêmes, aspirées par les explosifs centrifuges dont on les avait truffées. Dans tous les cas cela faisait un boucan effroyable. La terre rappelait la pierre à elle et la pierre le faisait savoir. Les immeubles hurlaient leur agonie. Des nuages de poussière ou de cendre retombaient sur les maisons environnantes qui portaient le deuil jusqu'à la prochaine pluie.

Mais ça...

Ça, c'était pire que tout.

– Merde, alors, murmura quelqu'un.

Comme un bateau qui coulerait par le haut, songea Jérémy. Englouti par le ciel ! Gobé par le néant ! Un naufrage à l'envers. Le Zèbre sombrait corps et biens. D'ailleurs, avec ses petits balcons latéraux aux arrondis de tourelles et ses échelles de fer qui semblaient grimper à une passerelle de commandement, le Zèbre avait toujours ressemblé à un vieux cuirassé désarmé de la guerre de 14. (« Plutôt à la canonnière du Yang-tsé, avait objecté Clément Graine d'Huissier, celle de Steve Mac-Queen, tu vois ? dans le film de Wise... »).

« C'est la première fois que je le vois vraiment », se dit encore Jérémy et, sans avoir la force de se retourner, il songea à l'immeuble de Cissou, le porte-avions amarré de l'autre côté du boulevard, juste en face.

Cissou lui avait dit un jour :

– Rien ne s'oublie plus vite qu'un immeuble devant lequel on est passé pendant cinquante ans sans y faire attention. Un matin, il y a un trou et on ne sait plus ce qui se dressait là. C'est encore pire qu'un souvenir ! Qui se rappelle vraiment la place des Fêtes ? Demande à ton frère.

– La place des Fêtes ? avait répondu Benjamin, un village rond...

– C'était beau ?

– C'était vivant.

Jérémy n'avait rien pu en tirer d'autre.

Le vide rongeait les affiches collées sur la façade du Zèbre, à présent. Le vide éteignait les affiches une à une et dissolvait les murs. Le vide rampait silencieusement le long du trottoir, effaçant chaque pierre, et il ne resta bientôt plus qu'une grille de fer noir dressée au pied de la façade disparue.

Cette grille de fer noir.

Seule.

Cadenassée sur le néant.

Et pas un bruit de tout ce temps.

C'est alors qu'ils se déchaînèrent, tous autant qu'ils étaient. Exclamations, applaudissements, flashes, caméras, superlatifs des journalistes ! Trois ou quatre mille photos de cette grille, qui ferait la une des quotidiens du lendemain.

Seuls les policiers demeuraient impassibles. Le dos tourné au miracle, ils continuaient de faire face à la foule.

– Eh ! dit Jérémy au brigadier qui se dressait devant lui, il y a un cinéma qui vient de disparaître, juste derrière vous !

Le flash de Clara crépita à son tour.

Mais c'était le visage du flic qu'elle venait de prendre.

– On vient de faucher un cinéma, ça ne vous intéresse pas ? insista Jérémy.

L'Ordre eut la force de ne pas lui répondre.

– Un cinéma et un théâtre, d'un seul coup !

La Force demeura silencieuse.

– Dommage, dit Jérémy. Parce que, pendant ce temps, un petit futé est en train de vous piquer votre télé.

Les deux yeux du casque tombèrent sur lui, la bouche s'ouvrit au-dessus de la jugulaire...

Trop tard.

L'agitation de la foule était retombée.

Silence.

Ils n'avaient d'yeux que pour la grille.

La grille de fer noir était en train de perdre ses barreaux. Un à un.

Effacés du haut vers le bas.

Jusqu'au dernier.

La grille avait disparu.

Il ne restait plus que le cadenas doré, flottant seul dans l'espace.

Pour une raison que Jérémy ne put s'expliquer, la vision de ce cadenas incongru, petite tache d'or à peine visible dans l'air tremblant, provoqua l'hilarité générale.

– Génial !

Puis le rire tomba comme le vent.

Nouveau silence.

Quelque chose d'inattendu était en train de se produire. Jérémy le comprit au regard furieux que le brigadier échangea avec le flic son voisin. Quelqu'un avait forcé le barrage. Entre ces deux-là, justement. Un moment d'inattention. Le brigadier devait penser à sa télé.

Et Jérémy reconnut le dos de Thérèse.

Thérèse traversait le no man's land qui les séparait du cinéma, à grands pas, droite comme la justice, raide comme les matraques qui auraient dû l'en empêcher, seule au monde. Sa démarche avait l'autorité de celles qui ouvrent en deux la muraille des mers. Elle se dirigeait droit vers le cadenas flottant. La flicaille elle-même, passant outre la consigne, suivait des yeux cette grande fille osseuse qui marchait sur le silence.

Là-bas, debout devant le vide, Thérèse sortit une clef de sa poche et ouvrit le cadenas. Puis on vit nettement l'effort de ses bras et chacun put entendre le grincement familier d'une grille invisible.

Thérèse fit un pas en avant et disparut à son tour.

Avalée par le néant.

Silence de mort.

Une seconde.

Deux.

Trois.

Et le cinéma reparut.

Si soudainement que la foule sursauta.

Grille ouverte, affiches criardes, fronton azur et zèbre bondissant, c'était bien lui, intact, le Zèbre, le cinéma de Suzanne O' Zyeux bleus, le dernier cinéma vivant de Belleville. Plus vivant que jamais. Rendu à la réalité par le mouchoir de l'escamoteur !

Nouvelle explosion de la foule. Applaudissements, youyous, hurlements des enfants, fuite des chiens, envol des pigeons... et que je me précipite pour tâter les murs, et que j'en cause à mon voisin, et que j'en remplisse ma musette de conversations futures, et que j'évoque déjà la disparition comme un souvenir...

– Putain de Dieu ! Vous avez vu ce que j'ai vu ? s'exclama Jérémy. Disparition, résurrection !

– On a vu la même chose, répondit le flic. Qui était la fille ?

– Ma sœur, répondit Jérémy.

*

JULIE : Quand je vous disais que Barnabé nous promettait une surprise.

SUZANNE : Ça, pour une surprise...

JULIE : Vous comprenez, maintenant, ce que voulait dire Matthias quand il disait que son fils consacre sa vie à ce qu'on pourrait appeler le contraire du cinéma ?

SUZANNE : Un effaceur...

JULIE : Barnabooth l'escamoteur, oui...

SUZANNE : ...

JULIE : On n'est pas près de l'oublier votre Zèbre, maintenant. C'est devenu un monument.

*

Tous cherchaient à mettre la main sur l'escamoteur Barnabooth, à présent, hommes de radio, femmes de télé, photographes et chefs de rubriques, responsables culturels dépêchés par le Maire des maires, publicitaires et directeurs de théâtres, chacun le désirant ardemment pour soi tout seul, invitations officielles, contrats en poche ou micro en avant, les photographes pressés de développer leurs films, de se pencher sur leur révélateur, de retrouver l'apparition de la disparition, cette grille debout sur le vide, ce cadenas flottant, ils enfourchaient leurs gros cubes, moteurs, Klaxons, un fameux tourbillon de convoitise, la fringale du scoop, mais la parole traînante déjà, par-ci par-là, de l'intelligence sceptique au travail :

– Pas de quoi se la mordre, c'est le contraire de l'hologramme, son truc, ni plus ni moins.

– Le même principe que Christo, en somme : escamoter pour mieux montrer, on ne peut pas dire que ce soit nouveau nouveau...

– Et pas tout à fait au point non plus, tu as vu ce tremblement à la place de l'immeuble ? une sorte de vapeur...

– Du Christo liquide...

– Très bon, ça, Georges, du Christo liquide...

– Il a fait de sacrés progrès tout de même, j'ai vu sa première exposition à Londres...

– Si on peut appeler ça une exposition...

– Et sa mise en scène d'Hamlet, à New York, tu te souviens ?

– Un scandale du feu de Dieu !

– Ce sont les applications, surtout, qui devraient être intéressantes... tu imagines, les applications ?

– Effacer la famille de ma femme...

Et les sueurs des stagiaires :

– Comment s'appelle-t-il, déjà ? j'ai un trou.

– Barnabooth.

– Barnabooth ? C'est son vrai nom ?

– Pseudonyme, probablement.

– Escamoté son nom de famille ?

– Il s'est escamoté tout entier. N'accorde jamais d'interview. Ne se laisse pas photographier. Ne se montre à personne. Jamais. Des années qu'on ne l'a pas vu. Personne ne sait à quoi il ressemble. C'est logique, quand on y pense.

Le fait est. Ceux qui cherchaient l'escamoteur rebondissaient contre le mutisme d'un machiniste occupé à décrocher un projecteur et qui vous renvoyait du pouce vers le patron de l'équipe technique emberlificoté dans ses câbles... Tous finissaient contre le corsage strict d'une attachée de presse confite dans le secret absolu et dans un tailleur qui ne prêtait pas à la gaudriole. « Non, M. Barnabooth n'est pas visible, oui, vous pouvez déposer la liste de vos questions, non le programme de M. Barnabooth est malheureusement trop chargé pour qu'il puisse accepter votre invitation... »

Les yeux de l'attachée de presse eux-mêmes cherchaient quelqu'un par-dessus ses mots, car si M. Barnabooth ne voulait pas être vu, s'il voulait éviter les photos et couper aux pince-fesses, il tenait en revanche, absolument, à rencontrer une personne et une seule, celle-là même pour qui il avait traversé le Channel, choisi ce quartier impossible, ce cinéma délabré, quand, depuis des années, le ministère de la Culture, la Mairie de Paris, et la Présidence même, lui proposaient gracieusement de gommer de l'historique, d'effacer du mémorable, une brèche dans la façade du Louvre, par exemple, ou l'évaporation de la tour Saint-Jacques, mais non, il avait choisi Belleville, et ce Zèbre, grands dieux, peut-on gérer plus mal sa carrière, et pour une femme, apparemment...

– Madame Corrençon ? Julie Corrençon ?

– C'est moi, oui.

L'attachée de presse en eut le souffle coupé. Elle dut admettre qu'il ne s'agissait pas de n'importe quelle femme.

– M. Barnabooth souhaiterait vous rencontrer. J'ai un message pour vous.

L'attachée de presse tendit un petit récepteur à Julie, l'aida à visser les écouteurs dans ses oreilles et disparut dans la foule.

Julie eut un sourire, malgré tout.

– Le mystère selon Barnabé, murmura-t-elle.

Sur quoi, Barnabé parla à l'intérieur de sa tête.

– Rendez-vous demain matin, Juliette, à huit heures précises.

« Les horaires de Barnabé... », songea Julie.

Suivait l'adresse : les bureaux parisiens du vieux Job, sur les Champs-Elysées.

– A ne communiquer à personne, Juliette, je compte sur toi.

Et encore, cette précaution :

– Viens seule, sinon je n'y serai pas.

La voix n'avait pas changé.

Le bonhomme non plus.

« Il me fatigue déjà », songea Julie, qui n'avait vraiment pas besoin de cette fatigue-là.