Ce qu'avait vu Cissou la Neige s'étalait à la une de quelques quotidiens, le lendemain. Un événement culturel sans précédent. Julie en faisait la lecture à Barnabé, quelque part sur les Champs-Elysées, dans les bureaux parisiens du vieux Job.
– « Barnabooth ou le paradoxe ultime de l'expression plastique ». C'est écrit noir sur blanc. Barnabé, quel effet ça te fait ?
– Continue.
Barnabé parlait à Julie, mais refusait de se montrer. Julie, assise dans un canapé, s'adressait à une armoire à glace. Une armoire dont le miroir reflétait tout : le canapé, la profondeur de la pièce, la fuite du couloir jusqu'à la porte d'entrée, tout sauf l'image de Julie. Un miroir rétif à l'image humaine. Retour aux tout premiers enfantillages de Barnabé en matière d'escamotage, ces glaces peintes qui vous renvoyaient le seul décor, jusqu'au moindre détail, mais refusaient votre image.
L'armoire à glace parlait toute seule, avec la voix de Barnabé, à peine changée par les ans :
– Continue de lire...
Julie continua sa revue de presse. Envol des titres. Gloses unanimement superlatives.
– La machine à banaliser est enclenchée.
Julie en tomba d'accord. Tant d'exclamations médiatiques auraient vite raison d'un instant de pur émerveillement. Bientôt les mêmes plumes confronteraient l'escamoteur aux limites esthétiques de son escamotage. La pression retomberait, et rien ne paraîtrait plus usé, plus « limité », que cette « non-œuvre » qu'on célébrait pour l'heure comme « le paradoxe ultime de l'expression plastique ».
– « Le paradoxe ultime de l'expression plastique... » Encore !
Julie chercha la signature de l'article.
– M'étonne pas, marmonna-t-elle. Tu veux voir les photos ?
Elle présenta le journal au faux miroir.
– Non, répondit l'armoire avec humeur. Tu sais bien que les photos et moi...
– Ne m'emmerde pas, Barnabé.
Un instant, Julie rêva seule sur les photos. Le même vide s'étalait autour de la grille de fer noir ou du cadenas volant. Du vide, en première page...
– C'est curieux, ce vide... comme des pages pleines de silence !
– Continue. Lis.
– C'est ton attachée de presse qui te lit tout ça, d'habitude ?
– Lis.
Julie eut un sourire.
– Ça t'intéresse tout de même, hein ?
On avait interviewé des politiques. Ils tiraient à eux la couverture de tous les mérites. La Mairie portait à son crédit la visite de Barnabooth, réputé ne jamais sortir de ses studios – thèse discrètement contredite par le ministère de la Culture qui affirmait avoir monté l'opération. De son côté, un esthète proche de la Présidence se félicitait d'avoir découvert Barnabooth lors de sa mise en scène d'Hamlet, à New York. Querelles de cabinets. Barnabooth, l'escamoteur invisible, appartenait à tout le monde.
– Le Saint-Esprit, en somme... C'est ton ambition, Barnabé, devenir le Saint-Esprit ? Tu veux nous retomber dessus en flammèches omniscientes ?
– Ne m'emmerde pas, Juliette.
Un titre arrêta l'attention de Julie. « Au Zèbre immortel ». Pas fameux comme titre, mais l'article posait un problème qui intéresserait Suzanne : « On y regardera à deux fois avant de détruire un bâtiment qui fut quelques secondes invisible... De même que le Pont-Neuf nous est une nouveauté depuis le déballage de Christo, la Mairie ne touchera pas à un petit cinéma de plâtre blanc qui connut dix secondes de néant sous l'œil des caméras... »
– Bien vu, admit Barnabé. Sauver le Zèbre, c'était le but de l'opération.
– La survie du Zèbre ? Tu t'intéresses à la survie du Zèbre, Barnabé ?
– Puisque c'est le tombeau que s'est choisi le vieux Job...
– Tu t'intéresses au tombeau du vieux Job ?
– En tant que fossoyeur, oui...
Julie posa la pile de journaux sur le canapé.
– Assez rigolé, Barnabé... Sors de là qu'on discute.
– Pas question.
– Tu ne veux pas te montrer ? Même à moi ?
– Surtout pas à toi. Tu n'es pas venue seule. Tu as amené la journaliste avec toi.
« La journaliste... le journalisme... On dirait une passe d'armes avec Benjamin », pensa Julie. Soudain, elle cessa d'être là. Elle se foutait du mystère Barnabooth. Résidu d'adolescence... L'époque défunte où ils jouaient à s'aimer en Valery Larbaud. Elle portait un enfant mort, à présent, qui était l'enfant de Benjamin. Un Benjamin qui s'appliquait pathétiquement à ne pas faire dans le pathétique. L'exaspérante empathie malaussénienne ! (Leur deuxième champ de bataille, avec les méfaits du journalisme.) Un jour qu'elle l'engueulait à propos de son empathie, Benjamin avait promis de changer, de flanquer le monde et ses douleurs au placard et de changer. Elle s'était mise à gesticuler : « Mais non, justement, je ne veux pas que tu changes, je veux que tu restes comme tu es, c'est bien ce qui me déglingue ! » Il avait répondu : « Ça tombe bien ! moi aussi je veux que tu restes comme je suis... » Ils avaient ri. Elle l'aimait. Dès qu'elle en aurait fini avec Barnabé, elle irait trouver Berthold, le chirurgien, puis elle se collerait une serviette entre les jambes et rentrerait droit à la maison. Elle se foutait de Barnabé. Elle se leva.
– Julie, je ne veux pas que tu projettes le film de Job !
Ce ne fut pas tant la nouvelle qui l'arrêta que le ton. Un bond de trente années. Haine stridente. Barnabé précisa :
– Il faut pas !
Bon. C'était un début.
– Alors, pourquoi avoir sauvé le Zèbre, puisque c'est là que la projection aura lieu ?
– La projection n'aura pas lieu, fais-moi confiance ! J'ai sauvé le Zèbre pour que vous en fassiez la cinémathèque de Job. J'ai promis à Matthias que je vous aiderais. Bon, je l'ai fait. Et Dieu sait que j'avais autre chose à faire ! Je veux bien que Job donne ses films à qui lui plaît... encore qu'en tant qu'héritier je pourrais m'y opposer ! En contrepartie, je ne veux pas que la projection de son Film Unique ait lieu, c'est tout. Et elle n'aura pas lieu !
Julie ne répondit pas.
Il dit encore :
– Donnant donnant !
Elle se taisait toujours.
– Si tu projettes ce film, Julie, tu le regretteras dès les premières images.
Elle regardait le miroir.
– Sors de là, Barnabé, et parlons.
– Non. Je reste où je suis et tu écoutes.
Elle eut un soupir et s'assit sur le bras du canapé. Elle écouta. Tant d'années sans le voir, mais la lassitude, déjà, de l'entendre tel qu'en lui-même. Barnabé ou la haine du grand-père. Cette haine si palpable des adolescents à perpétuité... On émarge sa vie durant au budget de l'aïeul détesté, on vit le calque inversé de sa passion d'images, on squatte son appartement parisien quand tout le monde vous croit dans un hôtel de luxe... on passe sa vie lié à ce vieillard honni... on crèverait de n'être rien sans le cordon de cette haine... La haine du grand-père ! Œdipe au carré... un objet de curiosité analytique, sans doute... mais d'indifférence profonde en ce qui concernait Julie.
Ce qu'elle résuma, à sa façon :
– Vingt ans que je ne t'ai pas vu, Barnabooth, et vingt que tu as cessé de me surprendre.
– Mais tu m'as vu, Juliette ! Pas plus tard qu'hier, devant le Zèbre ! et tu m'as vu à l'hôpital, pendant ta visite à Liesl... tu m'as vu plusieurs fois, et tu ne m'as pas reconnu.
– Tu vois, je peux encore te surprendre !
Elle se tut.
– Liesl m'a vu, elle aussi, quelques minutes avant sa mort... Et Job ! Et Ronald de Florentis, ce collectionneur boulimique, avec ses gerbes de fleurs ! Et toi ! Comme je te vois ! Votre regard a glissé sur moi... je n'étais personne. Même pour Liesl ! Eh oui, j'étais là quand elle a décidé de partir ! J'étais là, le jour où tu y étais, et j'étais là, le jour de sa mort ! Pauvre Liesl, partie sans me reconnaître, elle qui regrettait tant que je n'assiste pas à son départ !
« Bon, ça commence à bien faire », pensa Julie.
Mais il était lancé.
– Ce n'est pas le Saint-Esprit, mon idéal, Juliette, c'est personne.
Il répéta :
– Personne, nobody, ninguém, nessuno, niemand, không ai... la persona, Juliette, le masque ! A force de ne pas me voir, vous m'avez tous perdu de vue. Mais je suis là, moi, bien visible, je me balade dans les rues, j'entre dans les théâtres, j'entre dans les hôpitaux... je regarde !
– Et Matthias ?
– Matthias m'a perdu de vue à l'âge de trois mois ! Matthias n'a jamais vu que les nouveau-nés. Matthias n'a jamais eu qu'un bébé viable dans le placenta de son crâne : le petit Job-son-père ! Un joli fibrome !
Elle se leva.
– Ne projette pas ce film, Julie !
– C'est Suzanne que ça regarde, à présent.
– Non c'est toi. C'est toi et c'est moi. J'empêcherai cette projection !
« Il s'attend à ce que je lui demande ce qu'il y a dans ce putain de film, pensa-t-elle, pour le plaisir de me répondre que ça ne me regarde pas... mais je m'en fous, Barnabé... je m'en fous à un point !... »
Elle se dirigea vers la porte.
– J'en parlerai à Suzanne et aux autres, dit-elle. Si tu veux assister à la conversation, viens.
Elle se retourna.
– Viens. Ce soir. Avec ou sans bandelettes, je m'en fous.
Quand elle fut sur le seuil, il cria :
– Où vas-tu ?
– Avorter.