Le sucre semble tournoyer très blanc dans un ciel très noir. Il tombe sans bruit dans mon café. Le commissaire divisionnaire Coudrier entame son homélie.
– Les raisons de vous convoquer sont innombrables, monsieur Malaussène.
Eclaboussures. Une mare dans ma soucoupe. Ça va goutter.
– Je récapitule : entraves aux saisies de l'huissier La Herse, violations de domicile et déprédations volontaires, incitations de justiciables à la désobéissance civile, recel de meubles, coups et blessures sur la personne de M. Sainclair, rédacteur en chef du mensuel Affection...
Le bureau du commissaire divisionnaire Coudrier n'a pas changé depuis ma dernière visite : mêmes abeilles brodées sur ses rideaux tirés, même lampe à rhéostat, même café d'Elisabeth, même bronze de Napoléon...
– Six chefs d'inculpation pour les trois seules dernières semaines !
Sur sa cheminée, l'Empereur fait la gueule. Il faut le comprendre : tourner le dos au miroir ad vitam aeternam, c'est un vrai châtiment pour ce Narcisse à petit chapeau. Ils devraient y songer, ceux qui se font embuster.
– En matière de délits, votre famille et vous-même constituez une véritable PME, monsieur Malaussène !
D'un autre côté, dans ce monde effréné, qu'y a-t-il de plus rassurant qu'un buste de bronze sur une cheminée de marbre ? Fût-ce celui d'un tueur en série.
– Sans parler de votre aptitude à faire converger sur vous tous les soupçons disponibles dès qu'une affaire abominable se présente...
Il bout d'une rage secrète, le divisionnaire Coudrier. Il gronde et la lumière s'accroît sous la pression de son pied. Il répète « abominable », mais pour lui-même. Et, sans transition, chute de la lumière, plongeon de la fureur vers l'angoisse :
– Comment se porte votre chien ?
Comme un cauchemar pétrifié au-dessus d'un lit conjugal, monsieur le commissaire. Et vous, comment vous portez-vous ? Ça ne vous ressemble pas de me demander des nouvelles de Julius comme s'il y allait de votre vie.
Mais il n'attend pas ma réponse.
– Entendons-nous bien, monsieur Malaussène, que vous taquiniez l'huissier La Herse, je ne peux pas vraiment vous le reprocher... il a lui-même une fâcheuse tendance à se passer du concours de la Loi. Quant à ce M. Sainclair...
Il fait la moue. Il cherche les mots du mépris :
– Ce Sainclair n'a jamais été fréquentable. Déjà au temps du Magasin... Et son Affection ne le rehausse pas dans mon estime. Vous l'avez lue, cette revue ? Non ? Vous devriez. Rien qu'une fois. C'est édifiant ! Et ça se prétend de la médecine ! Pourquoi lui avez-vous flanqué cette raclée ?
Parce que je suis une tombe, monsieur le commissaire. Parce que j'abrite les organes et la mémoire d'un certain Krämer et que Sainclair se proposait de ressusciter Krämer dans ses colonnes. Or, Krämer a bien gagné son repos, je ne veux pas qu'on le réveille. Je suis sa tombe et son gardien, le petit angelot de stuc et la dalle de marbre noir... Nous avons tous besoin de repos... Les morts un peu plus que nous : Krämer, Thian, Cissou, Stojil... C'est un petit mort qui m'a passé la consigne ce soir-là, le plus petit d'entre les morts... disparu à la seule perspective de naître.
– Peu importe, d'ailleurs, là n'est pas la question... A vous parler franchement...
A me parler franchement, vous cherchez vos mots, monsieur le commissaire. Qu'avez-vous donc à m'annoncer ? L'abomination des abominations ? Cissou s'est pendu, le savez-vous ? Mon enfant a renoncé, le savez-vous ? Mon chien mord la poussière et maman se meurt d'amour pour l'inspecteur Pastor, le savez-vous ? Si vous avez pis à m'apprendre, n'hésitez pas. Tapez fort, ça me distraira des cauchemars du Petit. Parce que le Petit est retourné en cauchemar, le savez-vous ? Ses hurlements nocturnes hérissent la crinière du zèbre !
– Je vais prendre ma retraite, monsieur Malaussène.
– Où ça ?
C'est la première question qui m'est venue. Tellement scié par cet ex-abrupto que je n'ai su que dire. La retraite... Doit-on présenter nos condoléances ? Doit-on voter des félicitations ?
Il s'autorise un très léger sourire.
– Dans un petit village de l'arrière-pays niçois qui porte votre nom, figurez-vous.
– Malaussène ?
– Avec deux « s », oui. J'y suis né. Vous connaissez ?
– Je ne suis jamais sorti de Paris.
– Un vœu ?
– Une nécessité.
Avec maman qui cavale et Julie qui baroude, il faut bien que quelqu'un garde la boutique. Pas de renard sans terrier, et pas de terrier sans concierge.
– Ma femme et moi retournons à Malaussène, auprès de nos amis Sanchez, qui tiennent le café.
Son sourire le précède. Il y est déjà. Oui, il donnerait volontiers ses trois dernières journées de boulot pour ne pas avoir à m'annoncer la nouvelle qui le travaille.
– J'ai toujours aimé les abeilles, et ma femme a toujours adoré le miel.
Se peut-il qu'il m'ait fait venir pour m'entretenir de ses ruches ?
– Mon successeur ne vous appréciera pas, monsieur Malaussène.
Bon. Ce n'est pas pour me parler de ruches.
– Il vous ferait incarcérer pour le tiers des motifs que je viens d'énoncer.
En somme, il me reste trois jours de liberté.
– Pas que ce soit un mauvais bougre, notez, mais c'est, comment dire ? un fonctionnaire irréprochable. Dépourvu de romanesque à un point que vous n'imaginez pas.
Ses yeux planent un instant sur la verte prairie de son maroquin.
– Le romanesque, monsieur Malaussène... la morale de tous les possibles. Une aptitude à ne pas préjuger du crime d'après la gueule, à ne pas prendre des présomptions pour des preuves, à considérer que dix coupables en liberté valent mieux qu'un innocent en prison...
Il lève sur moi un regard de fin de carrière.
– Très controversé, chez nous, le romanesque.
Et cette information :
– Je connais très bien mon remplaçant.
Si j'en juge par le poids de ses paupières et le net accroissement de la lumière, cette connaissance doit lui peser.
– C'est mon gendre.
Allons bon. Ça marche comme ça dans l'administration ? Elevage de dauphins ? Népotisme ? Le petit caporal distribuant ses duchés ?
– Non, n'imaginez pas que j'y sois pour quelque chose. Un hasard de carrière. Enfin, je suppose... Peut-être la volonté secrète de s'asseoir dans le fauteuil du beau-père... Allez savoir... Depuis que M. Freud a distribué ce genre de cartes... Et le désir de grimper plus haut, bien sûr. La préfecture de police... le cabinet du ministre... Les glorieuses abstractions de l'altitude ! C'est un polytechnicien, mon gendre...
La lumière s'accroît encore sous la pression de son pied.
– Mais, pour réaliser ce genre d'ambitions, il faut des résultats spectaculaires, dignes des honneurs de la presse.
Regard entendu.
– Or, vous et les vôtres, monsieur Malaussène, constituez une banque inépuisable de résultats télégéniques !
Bon. J'ai compris. Il prend sa retraite, il me laisse derrière lui, il se fait du mouron pour ma petite famille parce qu'il connaît trop bien la sienne. Pour un peu, il nous emmènerait butiner avec sa femme dans le village qui porte mon nom. C'est que nous avons tissé des liens, lui et moi, ces dernières années. Tous les pétrins dont il m'a sorti... toutes ces conversations à rhéostat... Et c'est vrai que j'ai fini par m'attacher à lui, moi aussi. Moi aussi, je me suis attaché à vous, monsieur le commissaire... Ce n'est pas parce qu'on n'a rien à lui dire qu'on peut se passer d'un confesseur. Je me suis attaché à ses questions, à son bureau, à son gilet, à sa silhouette, à son cheveu plat, à son front trop blanc. Je sais déjà que son départ creusera un trou dans mon décor.
Lente décrue de la lumière. Aimable pénombre.
– Café ?
Va pour un petit rabe de café. La tasse de l'étrier. Je me suis attaché au café d'Elisabeth, aussi. A la ronde de la petite cuillère dans la mélodieuse porcelaine. Au silence de cette pièce. Aux rideaux tirés sur la bonté de cet homme. Voilà. J'ai pris plaisir à la fréquentation d'un commissaire, ne nous le cachons pas. Honte sur ma tête, joie dans mon cœur : j'ai aimé un flic ! Preuve qu'il n'y a pas d'amour contre nature. Et son chagrin me peine.
– Mon gendre..., répète-t-il, comme s'il doutait encore de sa fille.
Il repose sa tasse. Il hausse la lumière. Il me regarde bien droit.
– Et il s'appelle Legendre, monsieur Malaussène ! C'est vous dire vos chances, si vous tombez entre ses mains.
Va savoir pourquoi, cette tautologie, en effet, me glace le sang. Au point que j'improvise une défense panique.
– Enfin, ce n'est pas un La Herse ni un Sainclair qui peuvent aider à la carrière de votre gendre ! Je ne les ai pas tués, tout de même ! Ces broutilles...
Il m'interrompt de la voix et du geste.
– Ne vous faites aucune illusion, mon garçon, tout vous sera compté, absolument tout !
Silence. Puis, désolé :
– D'ailleurs, vous avez raison. Il ne s'agit pas de cela.
Un temps.
– Ecoutez-moi bien, maintenant.
J'écoute.
– Je vois se profiler à l'horizon une affaire épouvantable qui va défrayer la chronique et dont vous serez l'épicentre. Vous allez vous en mêler, en toute innocence, comme d'habitude. Mais cette fois-ci, je ne serai pas là pour la prouver, cette innocence. Ne protestez pas, je vous connais, c'est à peu près inévitable.
Il s'interrompt.
– J'aurais préféré que vous veniez avec Mlle Corrençon.
– Moi aussi.
Moi aussi, j'aurais préféré venir avec Julie... Mais qui a jamais tenu compte de nos préférences ?
Il respire profondément. Il n'y tient plus.
– Benjamin...
Oui. « Benjamin ». Il me prénomme ! Et de me supplier, soudain, comme au seuil de l'Eternité.
– Je vais vous annoncer une nouvelle qui va vous bouleverser. Il faut pourtant me promettre de ne pas réagir. De laisser faire la police. Sinon...
Il s'interrompt. Explosion de lumière. Bureau a giorno. La moitié de son corps jetée sur moi.
– Promettez, nom de Dieu !
Je balbutie quelque chose qui doit passer pour une promesse, parce qu'il se rassied, malgré tout, dans la lumière aveuglante.
LUI : Je sais que Julie s'est rendue à l'hôpital.
MOI : ...
LUI : Et je sais pourquoi.
MOI : ...
LUI : Je sais autre chose, aussi.
MOI : ...
LUI : ...
MOI : ...
LUI : Avez-vous reçu cette lettre ?
Il me colle sous les yeux une feuille où tremblent des anglaises qui me sautent au visage.
J'ai cru bon garder pour moi mes inquiétudes... elles se sont malheureusement confirmées...
Oui, nous avons reçu cette lettre, oui.
... le cas est si peu fréquent...
La lettre de Matthias à Julie.
... pratiquer l'interruption dans la semaine qui vient.
Au mot près.
Je sais trop la vanité des mots de consolation...
– Pourquoi possédez-vous le double de cette lettre ?
– Ce n'est pas un double, monsieur Malaussène.
Il cherche ses mots.
– Matthias Fraenkhel en a envoyé onze, toutes semblables, à ses onze dernières patientes ! Et toutes postées de Vienne. Le même jour.
Peut-être n'aurais-je pas dû vous laisser tant d'espoir...
– Benjamin, il ne s'agit pas d'un avortement thérapeutique. Fraenkhel a décidé d'éliminer les enfants de toutes ses dernières clientes. Systématiquement. Fausses analyses. Echographies trafiquées. Des fœtus parfaitement normaux. On m'a apporté les preuves ce matin.
– ...
– Et ces femmes avaient une telle confiance en lui... Aucune d'entre elles n'a douté une seconde. Les chirurgiens ont opéré de bonne foi. Sept avortements ont déjà eu lieu.
– Dont celui de Julie ?
– Malheureusement, oui. J'ai appelé l'hôpital quand Caregga m'a dit que vous veniez seul. Le professeur Berthold avait déjà opéré.
La suite, il l'a hurlée dans le couloir. Je n'ai pas tout entendu. Il m'a ordonné de revenir, de ne pas m'en mêler. « Vous avez promis ! » « Vous avez promis ! » L'avenir, c'est la trahison des promesses, monsieur le commissaire, le dernier des députés et le meilleur des amis vous le confirmeront ! J'ai avalé des couloirs et dévalé des escaliers, quelques flics se sont aplatis contre les murs, des dossiers se sont envolés, des têtes ont jailli, leurs portes ne s'étaient pas encore refermées que je sautais déjà par-dessus la Seine. Prenez un Malaussène, faites-lui mal, il court. Il pourrait réquisitionner un taxi, plonger dans le métro, s'accrocher à la queue d'un avion, non, il court ! Il met le trottoir en branle, engloutit l'asphalte, fait défiler les balcons au-dessus de sa tête. Les passants qui se retournent l'ont déjà perdu de vue, les marronniers n'ont pas le temps de se compter... il court, Malaussène, il court le plus droit possible et saute le plus haut qu'il peut, les chiens le sentent passer au-dessus de leurs truffes et les flics ne le voient pas traverser les carrefours, il développe sa foulée parmi les coups de gueule et de klaxon, le hurlement de la gomme et la stridulation des sifflets, l'envolée des pigeons et le coulé des chats au dos creux, il court, Malaussène, et on ne voit pas trop qui pourrait courir plus vite, faire ainsi tourner le monde sous ses pieds, si ce n'est un autre Malaussène peut-être, un autre malheur en mouvement, et tout compte fait ils doivent être nombreux ces coureurs affligés, si on en juge par la rotation de la terre, car elle tourne sous les pieds de l'homme qui court, la terre, il n'y a pas d'autre explication... et ces idées rondes sont les seules qui puissent venir à l'esprit de l'homme qui court à la surface du globe, il court sur une boule qui tourne, l'homme, condamné au surplace, à l'idée circulaire, renvoyé aux origines par chaque pas qui le rapproche du but, car enfin quoi, Malaussène, par exemple, prenons Malaussène qui vient d'atteindre le boulevard de Sébastopol et qui le remonte d'un seul jet, cap sur l'hôpital Saint-Louis, c'est ça, prenons Malaussène, prenons-moi ! Ne suis-je pas en train de courir vers le début de cette histoire ? Vers cet instant où, penché sur le bureau de Fraenkhel, je lui demandais, l'œil en feu, de clarifier sa position vis-à-vis des propos de saint Thomas ? « Mieux vaut naître malsain et contrefait que de ne naître point, c'est bien ce que vous avez dit, à cette conférence, non ? Cette citation de saint Thomas, c'est bien ce que j'ai entendu ? – Et c'est malheureusement ce que je crois, oui... » Alors... alors... alors comment se peut-il que Thomas se soit métamorphosé en Hérode, le sabreur d'innocents ? Comment expliquer cela ? Et pourquoi l'homme qui mit Julie au monde assassine-t-il l'enfant de Julie ? Et que cette vie nous soit innocemment arrachée par les mains de Berthold à qui je dois ma propre résurrection ! Berthold que j'entends encore me dire : « Un petit coup procréatif, Malaussène, vous me devez bien ça, merde ! » Cours, Malaussène, la terre est ronde et il n'y a pas de réponse, il n'y a que les êtres, la seule réponse s'appelle Julie, il n'y a que Julie, Julie à l'hôpital, Julie le ventre vide, Julie à ramener à la maison, et depuis quand a-t-on besoin de réponses quand on court vers Julie ? Celui qui court vers la femme qu'il aime, celui-là aussi fait tourner le monde !