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– Les jumeaux se fabriquent dans les lits du même nom.

Moi aussi, je devais me souvenir longtemps de notre réveil, au pied du Vercors, ce matin-là.

Julie s'était glissée dans mon lit. Elle avait murmuré ça, en guise de réconciliation :

– Les jumeaux se fabriquent dans les lits du même nom.

Ça sonnait comme un message de Londres, cette jolie phrase, les Français parlaient aux Français, un message de libération dans ma radio brouillée.

– Je répète : Les jumeaux se fabriquent dans les lits du même nom.

Nos mains pétrissaient déjà l'avenir, quand une volée de coups, frappés à notre porte, interrompit l'événement.

– Madame, monsieur, descendez, vite ! Il y a la police dans la maison. Elle demande après vous !

Julie aurait volontiers laissé poireauter l'Ordre, mais quelque chose en moi refusait d'engendrer sous la protection de la police. Je suis descendu vite vite, enfilant ma liquette et lustrant ma conscience.

Un client beuglait dans le hall de l'auberge. La soubrette, gardienne de la nuit, essayait d'endiguer.

– Plus bas, monsieur ! Il n'est pas sept heures ! Vous allez réveiller la clientèle ! Je suis toute seule, je veux pas d'ennui !

Conciliant, le gueulard continua de beugler, mais en chuchotant.

Un flic bleu transcrivait ses hurlements dans le calepin de tous les dangers.

– Vous êtes monsieur Malaussène ? me demanda l'inévitable deuxième flic en me voyant débouler.

J'ai dit que j'étais moi.

Le deuxième flic sortit son propre calepin.

– Chambre 25 ?

C'était le bon numéro.

– Vous aviez un camion blanc ?

– Oui.

– Eh bien, vous ne l'avez plus, on vous l'a volé.

– Ainsi que le véhicule de ce monsieur, ajouta le premier flic, en désignant le gueulard qui improvisait sur les thèmes de l'insécurité, de l'immigration, des valeurs enfuies, de la gauche corrompue, de la droite corruptible, des lendemains qui promettent, des gardiens de nuit qui dorment, de la poigne qui s'annonce et des lenteurs policières.

– Une demi-heure, vous avez mis ! Montre en main, une demi-heure !

– On n'a pas que vous, dans la vie, commenta le premier flic.

– Malheureusement, ajouta le second.

– C'est pas une façon de répondre au contribuable ! explosa le citoyen.

– Plus bas, monsieur, supplia la soubrette.

Sur quoi, Julie a fait son apparition. Les deux stylos billes ont suspendu leur course et la bouche du gueulard est restée ouverte. Moi-même, je dois dire, moi-même je ne m'y fais pas. Chaque fois que Julie paraît, c'est Julie que je vois.

– On nous a fauché notre camion, dis-je, pour rompre le charme.

– Vous avez les papiers afférents à l'identificadon du véhicule ? demanda notre flic à nous, comme s'il se réveillait.

– Ils étaient à l'intérieur, répondit Julie.

Qui ajouta :

– C'était un camion de location.

Le stylo s'immobilisa.

– Vous avez laissé les papiers dedans ?

Et voilà qu'il se met à nous défrimer avec un certain appétit.

– Pas prudent, ça. C'est souvent un indice de complicité, dans ce genre d'affaires.

(Et Dieu sait si je me méfie des indices de complicité !)

– Où alliez-vous ?

Julie a pris les réponses en main.

– Dans le Vercors.

– Un déménagement ?

– Nous allions prendre livraison d'une collection de films.

– Chez ?

– M. Bernardin. Dans la vallée de Loscence.

– Facile à vérifier, dis-je.

La bille roulait sur le carnet du destin. Elle s'immobilisa, tout à coup. Le flic leva les yeux. J'y vis un sourire vert. (Un flic aux yeux verts, oui.)

– Le Bernardin de Loscence ? Le vieux Job ?

Il pencha une tête d'oiseau curieux et demanda :

– Vous êtes du plateau ?

– J'y suis née.

Le sourire s'élargit.

– Je suis de Saint-Martin. Où êtes-vous née, exactement ?

– A La Chapelle. Aux Rochas.

– La ferme, derrière les Revoux ? Celle du gouverneur colonial ?

– Le gouverneur Corrençon, oui. C'était mon père.

– Ah ! bon, c'est vous la Juliette ?

– C'est moi.

*

Le destin des indices... Il suffit que le flicard au stylo bille soit natif de votre bled pour que le plus suspect d'entre les indices devienne sujet à fraterniser. C'était un samedi matin. L'aube, encore. Notre flic s'apprêtait justement à vouikender dans son Vercors natal quand cette plainte pour vol était tombée sur sa radio.

– Sept minutes avant la fin de mon service !

Tout excité d'avoir trouvé une payse, il expédie l'affaire en trois coups de cuiller à pot, prie son collègue de bien vouloir déposer pour lui son rapport au commissariat de Valence et nous propose l'ascension dans sa voiture personnelle.

– De toute façon, il n'y a rien à faire. A l'heure qu'il est, votre bahut doit franchir la frontière italienne...

Nous voilà donc tous les trois, grimpant les falaises du Vercors par la route dite des Goulets, celle qui vous pénètre le massif comme le tunnel de tous les songes. Va savoir pourquoi, dans ces boyaux suintants où le hêtre jaillit de la pierre, où la liane dégringole sur des toisons de mousse, j'ai eu la vision très nette de Clément Graine d'Huissier. Il aurait pensé à La Belle et la Bête, en voyant ça, Clément – le film de Cocteau. Il aurait vu des bras musculeux sortir de la muraille pour nous indiquer la route, chandeliers au poing. Il se serait mis à raconter aux enfants qui auraient allumé leurs quinquets. Qu'est-ce que nous promet cette muraille qui pleure ? Vers quel destin nous poussent ses chandeliers jaillis de la pierre ? Quelle route miraculeuse ponctue cette brochette de saints dont nous avons traversé les villages : Saint-Nazaire, Saint-Thomas, Saint-Laurent, Saint-Jean, Sainte-Eulalie, saintes sentinelles du Vercors, où nous conduisez-vous ? Dans les entrailles du diable ? Et, comme toujours quand Clément racontait ses films préférés, c'est le silence que j'aurais entendu, le silence des mouflets extatiques, le silence amoureux de Clara, oui, à l'origine des origines, bien avant le bavardage universitaire, c'est le silence qui célèbre la beauté du récit... Oh ! Clément... Pauvre de toi... Qu'as-tu fait ?... Aller flirter avec la mort au plus chaud de l'amour... Mais c'est comme ça... L'amour ne nous sauve même pas de nous-mêmes... Voilà pourquoi l'homme est mortel... et toi ma Clarinette... la plus candide d'entre les amoureuses... déclencher des passions si passionnément dénuées de scrupules !... fille de ta mère... si menacée en ses amours naïves... innocent ravage...

– A quoi penses-tu, Benjamin ?

La question de Julie m'a cueilli au plus obscur des Grands-Goulets. On entendait un torrent gronder loin sous nos roues. Un petit chemin descendait vers ces abysses : « très dangereux », annonçait une pancarte.

– Une gamine s'est tuée en descendant par là, il y a deux ans, expliqua le flic aux yeux verts. Et quelques autres touristes avant elle.

– Votre Vercors est une mâchoire, dis-je.

Le flic eut un rire de citadelle.

– Et encore, c'est la route la plus facile !

Ma chérie renchérit :

– Le Vercors se mérite, Benjamin !

L'incorrigible fierté des racines.

– Et, tout au fond, les urines du diable..., marmonnai-je. J'ai peur du vide et je hais les voyages. Belleville, où es-tu ?

La moitié de mon corps penché par la fenêtre, j'ai hurlé ça, au plus profond du précipice :

– Où es-tu Bellevi-i-i-i-i-i-i-lle ?

Le jeune flic a éclaté de rire, puis il a écrasé le champignon en bloquant son klaxon, la voiture a bondi et nous avons tout à coup jailli en pleine lumière céleste.

– Dieu de Dieu !

Une explosion phosphorescente ! Les boyaux du diable ouvrant sur les herbages du paradis ! Les saints ne nous avaient pas menti : les verts pâturages de l'Eden ! Le toit du monde !

J'en suis resté muet.

Eux aussi.

– Ça fait chaque fois la même impression, confirma Julie.

*

La première chose que je vis dans l'ombre des Rochas fut la table de la cuisine. Le soleil y avait déposé une nappe dorée dès que Julie eut ouvert le premier volet.

La table de Julie.

– Alors, c'est là-dessus que tu es née ?

– Par la grâce de Matthias et le fil du laguiole, oui. Césarienne. Le gouverneur mon père avait mis l'eau à bouillir sur cette cuisinière.

Une antique Godin, des feuilles de houx courant en frise sur l'émail blanc. Le numéro 603 de sa série. Louée sois-tu, vieille chose.

– L'eau venait de la source et le bois du jardin. Tu peux avoir confiance, Benjamin, je suis un produit naturel.

– Elle marche encore ?

– Suffisamment pour te nourrir et te chauffer. C'est un rêve de phalanstère, cette vieille Godin. Elle en réchauffera d'autres !

Le flic aux yeux verts nous avait laissés à la jonction de la route et du chemin. Julie avait insisté pour faire le reste à pied. Elle aimait arriver seule dans cette solitude, et que personne ne le sût, à part les roses trémières qui faisaient le siège de la ferme. Elle parlait de loin, maintenant, ouvrant les volets d'une autre pièce, et d'une autre encore, dévoilant un à un les périmètres de son enfance. La lumière du Vercors ne se faisait pas prier. C'était un nid d'ombre tressé dans la lumière, cette ferme des Rochas. Feu de bois, draps de lin et pommes surettes : un parfum de génération.

– Qui était originaire du Vercors, ton père ou ta mère ?

– Mon père. Il y a même un village qui porte son nom, c'est dire ! Ma mère était italienne. Severina Boccaldi. Il y en a beaucoup par ici. Des émigrés de Bergame, en Lombardie. Ils sont venus faire les bûcherons.

Sa voix traversait le silence des siècles et des pièces.

– Les Allemands n'ont pas brûlé la ferme ?

– Même avec la pire volonté du monde, on ne peut pas tout brûler... Ils ont fait sauter l'école, plus bas, à Tourtre. On a retrouvé des cahiers dans les arbres, jusqu'ici.

Je la suivais de loin. J'entrais dans chaque pièce qu'elle venait de quitter. J'y retrouvais l'odeur de ses douze ans. Dans la chambre à coucher, je fus pris entre les père et mère de son visage. Elle, la Lombarde, belle à décourager, prise toute jeune dans son cadre, et qui le regardait, lui, accroché sur le mur d'en face, debout parmi les roses trémières, la veille de sa mort, squelette flottant dans son uniforme blanc de gouverneur colonial, avec, dans le regard, un amour planté droit sur le mur d'en face. Debout entre eux, j'ai fait un pas en arrière. Comme il la regardait ! Comme il la regardait à travers toutes ces années !

– Ta conception de l'amour, Benjamin... Il ne s'est jamais remarié.

La voix de Julie dans mon oreille. Qui ajoute :

– D'où mes fureurs.

– De quoi est-elle morte ?

– Cancer.

Nous murmurions.

– Il en parlait beaucoup ?

– Par-ci, par-là... des expressions... « sainte patronne des roses trémières »... « douce comme ta bûcheronne de mère »... ou, quand je piquais une crise : « Oui, Julie ! Encore ! Encore une colère lombarde ! »

– Pas d'autres femmes, alors ?

– Quelques putes.

Pris dans son cadre, le Gouverneur nous écoutait, à présent, impuissance amusée, ses mains ouvertes, plates comme les feuilles des roses trémières.

– Quand elle lui manquait trop, il allait massacrer les roses trémières.

Julie m'avait déjà parlé de ces accès rosicides. Combat contre le chagrin. Perdu d'avance. Rien de plus vivace que la rose d'outre-mer.

– Un type dans ton genre, Benjamin : une femme ou une cause. La femme morte, il a choisi sa cause : la décolonisation. Il disait ouvertement : « Je travaille à l'hexagonie de l'Empire. » C'est à Saigon qu'il a rencontré Liesl, d'ailleurs. Liesl a traîné son magnétophone dans toutes les batailles d'Indochine.

Et la petite Julie pensionnaire à Grenoble.

– Tu sais de quoi je rêvais, moi ?

– Dis toujours.

– D'une marâtre. Que j'aurais poussée au suicide. Ou dont j'aurais fait ma copine. J'ai manqué de femme dans mon enfance.

– Et chez les Fraenkhel ?

– Matthias avait déjà divorcé quand j'allais chez eux. Et Liesl n'était pas une femme. Liesl n'était qu'une oreille.