– Vous maintenez votre version des faits ?
Le commissaire divisionnaire Legendre veut bien répéter ladite version, pour que je prenne les mesures de son extravagance et que je puisse y renoncer en toute sérénité.
– S'il faut vous croire, monsieur Malaussène, Mlle Corrençon et vous-même auriez loué un camion pour prendre possession d'une cinémathèque dont elle serait légataire (ce qu'aucun document n'atteste), camion qu'on vous aurait volé (vol enregistré par un policier inexistant) dans la cour d'une auberge (où personne ne vous a vus) pour le cacher sur le lieu même de sa destination afin de vous impliquer dans le double assassinat de M. Bernardin et de son fils, le docteur Matthias Fraenkhel, c'est exact ?
Hélas ! Le vieux Job, oui... et Matthias... retrouvés morts sous les décombres... avec un autre corps non identifié.
– Un traquenard passablement alambiqué, et qui exige beaucoup de personnel, vous ne trouvez pas ?
Si.
Il récapitule tout de même :
– Un voleur de camion, un client postiche pour hurler au vol de sa propre voiture, deux autres hommes pour jouer les policiers, au moins deux autres encore pour piéger la maison... Qui peut vous haïr au point de lever une armée entière contre vous, monsieur Malaussène ?
C'est la grande question de ma vie, ça. Qui peut me haïr ? Et pourquoi à ce point-là ? Qu'est-ce que je vous ai fait ?
Le commissaire divisionnaire Legendre ne veut pas croire à tant de haine.
– D'un autre côté, vous connaissiez le docteur Fraenkhel.
D'un autre côté, oui.
– Il était le gynécologue de Mlle Corrençon.
C'est vrai.
– Un ami intime de sa famille.
C'est vrai.
– Vous aviez une absolue confiance en lui.
C'est vrai.
– Après ce qu'il vous a fait, il n'est pas absurde de penser que vous ayez pu souhaiter sa mort.
C'est faux.
– Cela s'appelle un mobile, monsieur Malaussène.
Et ça s'appellera bientôt une erreur judiciaire.
Mais que dire ? Que dire quand on est le malheureux détenteur de la vérité vraie ? L'homme ne se nourrit pas de vérité, l'homme se nourrit de réponses ! Or, Legendre est un homme. Jeunes hommes des générations à venir, écoutez-moi : ne sachez rien, ayez réponse à tout. Dieu est né de cette préférence ! Dieu et la Statistique ! Dieu et la Statistique sont des réponses qui se portent de mieux en mieux.
– Non, monsieur Malaussène, votre histoire est incroyable.
S'il n'y avait que ça, d'incroyable, dans la vie... Ce bureau, par exemple, l'ex-bureau du divisionnaire Coudrier... Comment peut-on, en si peu de temps, modifier si radicalement le décor d'une pièce ? Comment peut-on, en quelques jours, transformer cette mémoire du Premier Empire – pénombre vert et or jalousement close sur la méditation de son hôte – en une pièce à ce point transparente : large baie ouverte sur la ville, blanche moquette et lumière halogène, double porte vitrée derrière laquelle coule le fleuve luisant du couloir, fauteuils translucides qui semblent maintenir le prévenu en suspension dans l'atmosphère, bureau de verre opalin... Qu'a-t-on fait de l'ébène sombre et du velours épinard ? de la porte de cuir et du parquet grinçant ? de la lampe à rhéostat et du divan Récamier ? du buste impérial et de sa cheminée ? Où se sont envolées les abeilles ? Elisabeth, où êtes-vous ? Café, Elisabeth ! Un petit café...
– Si mon opinion vous importe, monsieur Malaussène, je vais vous la donner.
Le commissaire divisionnaire Legendre est un gendre sans haine. Sa voix est posée. Il entasse sans préjugé les petits cubes de ses raisonnements. Ses yeux sont fixés sur des ongles nets. Le commissaire Legendre s'applique à être un homme net.
– Je crois en effet que vous avez loué ce camion pour prendre livraison de cette cinémathèque et de ce... « Film Unique » (que nous cherchons toujours parmi les films). Vous l'aviez annoncé, vos amis cinéphiles en témoignent, ce point ne semble pas contestable. Que ces films constituent une sorte d'héritage pour Mlle Corrençon, c'est fort possible aussi. Cela reste à vérifier, mais c'est possible.
Les yeux sur ses mains impeccables, le commissaire Legendre regarde peu. Sa calvitie miroir reflète la conscience du prévenu. On est censé se voir penser dans le crâne du penseur. Il a dû faire craquer plus d'un malfrat, ce miroir !
– Mais il y a autre chose, monsieur Malaussène. Je crois que ni vous ni Mlle Corrençon n'avez supporté l'assassinat – oui, on peut appeler cela un assassinat – de l'enfant que vous attendiez.
Le commissaire est un homme délicat. Il place les silences où il le faut. Et ne les fait pas durer plus qu'il ne se doit.
– C'est à partir d'ici que ma version des faits diffère de la vôtre.
De ces différences négligeables qui remplissent les prisons.
– Une question, d'abord. Mlle Corrençon et vous étiez les seuls à savoir que le docteur Fraenkhel avait trouvé refuge dans le Vercors, auprès de son vieux père. Pourquoi ne pas en avoir averti mes services ?
Affaire de culture, monsieur le commissaire... Et d'ailleurs, à l'époque, « vos services » étaient encore ceux de votre beau-père Coudrier.
– C'est là que le bât blesse, monsieur Malaussène. Au lieu d'alerter la police, vous avez pris la décision de vous rendre vous-mêmes sur place et de demander des comptes au docteur, ce qui somme toute est parfaitement compréhensible.
Matthias était bien la dernière personne que je souhaitais rencontrer sur le plateau du Vercors. Mais essayez de glisser cette donnée humaine dans une suite logique. Essayez, pour voir...
– Officiellement, vous partiez donc prendre livraison de ces films et du Film Unique. En réalité, vous alliez interroger le docteur Fraenkhel. Et il y a eu meurtre. Double meurtre. Triple, avec le cadavre non identifié.
Qui es-tu, ô mon autre mort ? Quelle surprise me réserves-tu ?
LEGENDRE : Qui est cette autre victime, monsieur Malaussène ?
MOI : ...
LEGENDRE : Nous le saurons tôt ou tard. La médico-légale...
MOI : Julie et moi pensions que la maison était vide.
LEGENDRE : Tout à fait impossible. Un écriteau, retrouvé sur la porte de son bureau, indiquait que M. Bernardin faisait la sieste, et qu'il ne souhaitait pas être dérangé. Or, selon vos propres dires, c'est l'ouverture de cette porte qui a provoqué la première explosion.
MOI : Cet écriteau date de vingt ans.
LEGENDRE : Peut-être, mais M. Bernardin l'avait placé sur sa porte, cet après-midi-là.
MOI : Il l'y plaçait tous les jours.
LEGENDRE : Dans une maison où il vivait seul depuis la mort de sa femme ? Peu probable.
MOI : C'était en souvenir du temps où il y avait des enfants dans la maison.
LEGENDRE : Monsieur Malaussène... On a retrouvé Job Bernardin carbonisé dans son bureau, assis dans son fauteuil, le crâne défoncé, face à sa cheminée, et l'écriteau sur la partie de sa porte qui n'a pas brûlé.
MOI : Si Julie n'a pas vu le vieux Job, c'est que le fauteuil devait tourner le dos à la porte.
LEGENDRE : Malheureusement, l'évasion de Mlle Corrençon ne nous a pas permis de l'interroger.
L'ÉVASION DE JULIE
Roulement de nuages et de tambours. Le ciel bleu soudain couleur d'asphalte. Une colère du Vercors. Instantanée. Une de ses fureurs estivales, qu'il joue rideau fermé. La foudre perpendiculaire et le grêlon horizontal. Bombardement. Le ciel explose. La terre encaisse. La voiture de la brigade criminelle, venue nous chercher de Valence, Julie et moi, prise dans la tourmente. Humeur des deux flics : c'est Beyrouth ! C'est Sarajevo ! C'est le Vercors. La dernière fois c'était pareil ! On vient tranquillement se balader, en famille, tu vois, on vient aux myrtilles et ça finit en opération survie. Putain de Vercors ! On va péter le pare-brise si ça continue. L'essuie-glace gauche a morflé. Tu vois le croisement ? Fais gaffe, là, devant, devant... Devant ! Ça vient vers nous ! Freiiiiine ! Jusqu'au choc. Mou, le choc. Lourd et mou. Merde ! Qu'est-ce que c'est ? Du foin ! Une avalanche de bottes rondes qui déboulent du haut de la côte. Putain de Dieu ! Sémaphore du paysan à la vitre de la voiture : pas ma faute, un éclair ! Le cul qui a lâché dans la montée. La foudre, oui, sur le verrouillage. Pas trop affolé, le paysan. Vertical sous l'orage. Une belle gueule burinée aux grêlons. Visage familier. Je ne dirai pas qui. Je l'aurais bien embrassé, mais... menottes. Menottes accrochées à la portière. Dangereux criminel, Malaussène ! Pas de menottes pour Julie. Poignets brûlés. Juste un mastard à côté d'elle. Bouge seulement, ma pouliche... Pauvre mastard. Connaît pas Julie. Son estomac digère mal le coude de la pouliche et sa nuque couine sous le tranchant de sa main. Portière ouverte, bond de Julie dans les fourrés. Course de Julie vers la liberté. Eclair, tonnerre, splendide ! Merde ! L'autre flic, à côté de moi qui dégaine. Merde ! Merde ! Ne tirez pas ! Mon pied dans ses côtes. Coup de feu dans les arbres. Cours, Julie ! Coup de crosse sur ma gueule. Rideau.
SYNTHÈSE IRRÉFUTABLE
DANS UN BUREAU TRANSPARENT
COMMISSAIRE DIVISIONNAIRE LEGENDRE : Voilà ce qui s'est passé, monsieur Malaussène. Mlle Corrençon et vous-même vous êtes officiellement rendus dans le Vercors pour prendre possession de cette cinémathèque et de ce Film Unique. Votre but réel était de retrouver le docteur Fraenkhel afin de l'interroger. Vous l'avez fait. La conversation a mal tourné. Il y a eu mort d'homme. Deux témoins gênants – ou deux personnes que vous estimiez complices du médecin – ont subi le même sort que lui : son père et un inconnu. Affolés, vous avez maquillé l'affaire en attentat à l'explosif. Vous avez vous-mêmes dissimulé votre camion dans la forêt de Loscence. Vous avez tenté de vous faire passer pour les victimes d'un traquenard.
BENJAMIN MALAUSSENE : Mais enfin, bon Dieu, qui aurait pu croire un truc pareil ?
LEGENDRE : Précisément, monsieur Malaussène. Pour que votre thèse fût crédible, il fallait qu'elle fût difficile à croire. Vous êtes allés jusqu'à laisser traîner dans le camion des éléments qui vous accusaient davantage : un bâton de dynamite et un système de mise à feu. Mlle Corrençon connaissait bien cet explosif. C'est celui que tous les spéléologues de la région utilisent pour élargir les boyaux des grottes.
MOI : Pourquoi aurions-nous fait ça ?
Lui : Je vous l'ai dit, monsieur Malaussène. Vous avez accumulé les signes de votre culpabilité pour donner à penser que d'autres les avaient semés. Vous avez spéculé sur le raisonnement suivant : la police ne croira jamais que deux assassins puissent être si maladroits dans la dissimulation de leur crime. En revanche, quelqu'un qui chercherait à leur faire porter le chapeau ne s'y prendrait pas autrement.
MOI : ...
LUI : A dire vrai, c'était intelligemment pensé.
MOI : ...
LUI : Et d'une certaine façon, cette comédie plaide en votre faveur.
MOI : ...?
LUI : Mais si ! Elle exclut la préméditation. Il n'y a que l'affolement pour vous avoir acculés à une pareille mise en scène. Vous n'êtes donc pas venus pour tuer le docteur Fraenkhel. Mais vous avez monté ce scénario parce que vous l'avez tué.
MOI : ...
LUI : ...
MOI : Mais... la jeune fille de l'auberge ? L'étudiante ? Elle sait bien, elle, que nous y avons passé la nuit et que notre camion a été volé !
LUI : L'étudiante disparue... C'est une bonne question, en effet.
MOI : ...
LUI : ...
MOI : ...
LUI : Vous ne seriez pas redescendus pour l'éliminer, tout de même ? Pour supprimer ce témoin ?
MOI : ...!
LUI : Si c'était le cas, cela changerait les données du problème, évidemment.
MOI : ...!!
LUI : Eh oui ! Sur ce meurtre, au moins, la préméditation ne ferait aucun doute. Mais vous n'avez pas fait ça, n'est-ce pas ? Vous n'êtes pas allés jusque-là ?
On peut se tirer de toutes les situations. On a vu des nageurs imprudents ressortir vivants du garde-manger où les avait entraînés un crocodile en maraude. Si, on a vu ça ! Au Cameroun ! En Floride ! On a vu des parachutistes distraits sauter sans parachute et mourir dans leur lit. Chaque jour des taulards réussissent à s'évader de prison et des promoteurs immobiliers à ne pas y entrer. On a même vu des assurés arriver à se faire rembourser. Mais personne, jamais, n'est sorti indemne des mains d'un gendre acharné à s'émanciper de son beau-père. C'est ce qui m'est apparu clairement lorsque le divisionnaire Legendre a enfin levé sur moi son regard franc.
– Les temps ne sont plus ce qu'ils étaient, monsieur Malaussène.
Je n'ai pas compris, d'abord. Mais il a vite allumé ma chandelle.
– Mon prédécesseur se serait emparé de ce faisceau de présomptions pour démontrer votre innocence. Il prétendait que vous étiez un cas d'école, le déni vivant des apparences. Bouc émissaire. Victime expiatoire. Vous lui aviez vissé cette idée dans la tête. Grâce à vous, il a formé – ou déformé – des générations de policiers. Il leur a inoculé une telle prévention contre les évidences que plus un seul d'entre eux ne serait capable de reconnaître un flagrant délit sur la voie publique. Le virus de la subtilité... Si le coupable paraît à ce point coupable, c'est que, précisément, il est innocent. Cela flatte l'intelligence du flic de base, mais personnellement je récuse ce théorème, monsieur Malaussène. Tout au plus une recette de romancier. Dans la vie, les faits sont des faits, les méfaits des méfaits, et la plupart désignent clairement leur auteur.
J'ai cessé d'écouter Legendre. J'ai soudain compris la métamorphose du bureau. Syndrome du successeur. L'Homme Nouveau est arrivé ! Et avec lui, la relève de l'Humanité. Evidemment, ça ne va pas sans casse pour l'humanité relevée : éviction des uns, retraite anticipée des autres, placard, exil, mélancolie, démission... solitude. Solitude. On succède ! On efface, on éradique, on s'assied sur le passé, l'œil rivé sur l'avenir. M'est avis que l'ancienne équipe de Coudrier a suivi les meubles à la casse. Mais c'est ainsi : à homme nouveau, politique nouvelle. L'hymne imbécile du successeur. On croit en sa modernité. On ignore que la modernité date de la nuit des temps. Qu'il n'y a pas plus ringard, en fait de tradition. Ma tête à couper qu'on est allé jusqu'à changer la marque des agrafes qui rassembleront les feuilles de mon dossier. Il y croit dur comme fer, à sa nouveauté, le commissaire Legendre. Avec lui, on va voir ce qu'on va voir. Les graphiques placardés au mur en témoignent, classification des délits, répartition géographique, courbes de la criminalité nationale, pourcentages, ce sont les feuilles de la température sociale. Fini, la police à l'estime. On fait dans le scientifique, désormais. « Or il n'y a de science, monsieur Malaussène, que science des faits ! » Il croit parler calmement, Legendre, ses lèvres polytechniciennes prennent la mesure de chaque mot, oui, mais derrière le bleu fonctionnaire de ses yeux, c'est un cocotier qu'il secoue. Et avec quelle fureur ! Arrête, connard ! Arrête, frénétique connard ! Ce n'est pas Coudrier qui s'accroche aux branches, là-haut, c'est moi ! Il est à la pêche, Coudrier ! Il s'en branle, Coudrier ! A la pêche ! Avec son pote Sanchez ! A Malaussène ! Le village qui porte mon nom ! Il ne met pas sa vie dans son gendre, Coudrier ! Il accroche un vermisseau à son hameçon ! Une bouteille de rosé au frais dans la rivière...
Et, comme pour confirmer mes pires soupçons, la voix mesurée du divisionnaire Legendre conclut :
– Il va de soi que je n'en fais pas une affaire personnelle, monsieur Malaussène. En ce qui me concerne, vous êtes un prévenu comme un autre. Vos droits sont les droits de tous. Ni plus ni moins. Et votre cas sera examiné méthodiquement et sans passion. S'il y a doute, comptez sur moi pour que ce doute, lui aussi, soit méthodique.
Elisabeth, où êtes-vous ? Vous ne m'avez pas entendu, tout à l'heure ? Café, Elisabeth ! Je vous en prie. Un petit café. C'est bien le moins, quand on vient d'ouvrir sous mes yeux les portes de la perpète.
Mais ce n'est pas Elisabeth qui s'annonce à l'interphone, et ce n'est pas Elisabeth qui profile sa silhouette dans la porte de verre. Encore un miracle de l'Homme Nouveau : la métamorphose d'une antique et protectrice bonne de curé en une secrétaire toute neuve qui n'a rien d'autre à offrir qu'un sourire nerveux sur une compétence à jupe courte.
Et ce n'est pas une tasse de café qu'elle tient à la main.
C'est un fax.
Qu'elle pose en minaudant sur le bureau.
– Merci, mademoiselle.
Si transparent, le bureau du divisionnaire Legendre, que mademoiselle semble sortir en traversant les murs.
Un fax.
Le temps de le lire.
– Voilà qui devrait vous intéresser, monsieur Malaussène.
Le temps de finir sa lecture.
– L'identité de la troisième victime.
Le temps de relever sur moi un regard neutre.
– « Marie-Hélène Desgranges... », monsieur Malaussène. Ça vous dit quelque chose ?
Rien. Par bonheur, ça ne me dit rien.
– Vous en êtes certain ?
Rien de rien, désolé. Je ne connais aucune Marie-Hélène Des granges.
– Dix-neuf ans, monsieur Malaussène... étudiante... gardienne de nuit intérimaire dans une auberge où vous prétendez avoir passé la nuit... Dois-je rappeler le nom de l'auberge ?
– ...
C'est dans mon propre silence que j'ai entendu les dernières rafales de la machine à écrire qui collait les mots au mur depuis le début de l'interrogatoire.