Légitime défense ? Esprit de contradiction ? Dès que je sors de ma cellule, le silence des couloirs me rend l'ouïe. La migraine persiste, mais les oreilles s'ouvrent sur le tintement des menottes, le claquement des serrures et le rythme des semelles dans le grand silence des pierres.
– Elle mange, Ben ! Maman s'est remise à manger.
C'est une des bonnes nouvelles apportées par Jérémy dans la cave qui sert de parloir à la prison de Champrond. Ils me visitent chacun à leur tour : Jérémy, Clara, Thérèse, Louna, le Petit... Mais, le plus souvent, Jérémy prend la place de Louna, trop occupée à l'hôpital, de Thérèse trop prise par les astres, de Clara trop chagrine, et du Petit trop petit.
Bref, je ne vois que Jérémy.
– Maman s'est remise à manger. On ne peut pas dire qu'elle engloutisse, mais elle mange, quoi. Et elle parle, aussi.
– Qu'est-ce qu'elle dit ?
– Difficile à savoir, elle parle toute seule. Elle parle dans son corsage, on dirait. Comme si elle berçait quelqu'un sur son cœur, tu vois ? Entre ses... bon. Elle se tait quand on arrive.
– Tu as prévenu Marty ?
– Pas la peine, elle n'est pas malade, tu sais ! A part ça, elle est tout à fait normale. C'est maman. Elle se lève à onze heures, elle fait sa toilette jusqu'à midi, elle ressort de là belle comme avant, elle aide Clara à la cuisine, elle rate les plats, c'est maman, je te dis. Heureuse comme en amour. Depuis qu'elle mange, elle arrive même à faire manger Clara. Ça baigne, Ben. La vie reprend. Et Julius est guéri. Mais tu le savais, ça... que Julius est guéri. Il claque encore des mâchoires toutes les trois minutes, mais il est guéri. Ah ! et puis, il y a Gervaise, aussi. Gervaise a remplacé Thian dans le cœur de Verdun. C'est le changement dans la continuité, comme ils disent...
Une pause.
– Et toi, Ben, ça va ?
Le parloir de Champrond est un ancien confessionnal de lépreux. Deux voûtes croisées divisent en quatre une vaste et haute cave de tuffeau. On se place à un des quatre coins, le maton de service verrouille sur vous une grille de fer noire, et on parle face au mur, le dos tourné à l'interlocuteur. Depuis le XVIIe siècle, les confidences de l'un courent le long de la voûte et parviennent en diagonale jusqu'à l'oreille de l'autre, aussi nettes que si les mots avaient été murmurés près de lui. Oui, le murmure suffit. Ça repose. Comme une promesse d'absolution.
– C'est Clément qui aurait aimé voir ça ! s'est exclamé Jérémy à sa première visite. Il y a un machin de ce genre dans La Dolce Vita de Fellini. Tu sais, quand Marcello avoue son amour à Anouk Aimée pendant qu'elle se fait embrasser par un autre, un blond.
Jérémy n'est jamais à court de conversation. Il n'est pas de ces visiteurs que l'habitude assèche. Les mots lui viennent dès qu'il arrive et c'est toujours lui que le maton interrompt quand sonne la fin de la visite.
– J'ai de l'entraînement, Ben. C'est un peu comme quand je te visitais à l'hôpital et que tu ne pouvais pas répondre. Fallait bien fournir...
Il pénètre dans le parloir, il se colle dans son coin, et d'entrée de jeu :
– Salut, c'est encore moi, mais tu n'as qu'à imaginer que c'est Clara ta sœur préférée.
Il me sert la chronique familiale, du bienveillant point de vue de Clara.
Ou encore :
– Bonjour, Benjamin, c'est Thérèse.
Et c'est Thérèse.
– Gervaise s'arrondit joliment, Benjamin. Je sais que la radiesthésie te laisse froid, mais mon pendule est formel : ce sera un garçon.
– Toujours pas de nouvelles du père ?
– Elle est sage, elle ne cherche pas à savoir qui c'est. Un bon thème astral vaut mieux qu'un mauvais père.
Mais, le plus souvent, Jérémy vient en son propre nom. Il me fait la lecture. Depuis la mort de Clément, la saisie du Zèbre et l'occupation des locaux par les comités de soutien, il a définitivement renoncé au théâtre. Il a converti sa pièce en roman. Il a décidé de narrer par le menu les aventures du bouc son frère. Il s'est mis dans la tête qu'il n'y avait pas meilleur plaidoyer pour ma défense. Il utilise les mois qui passent à me tricoter une apologie qui me tiendra chaud pendant ma perpète.
– Ça fera quatre bouquins en tout. Un pour les bombes du Magasin, un pour les grands-pères toxicos de Belleville, un troisième pour ton coma dépassé, et le dernier pour ce qui t'arrive maintenant. Je ne les écris pas l'un après l'autre, j'écris tout ensemble, comme ça me vient. Un peu comme on fait les films, tu vois ? On tourne la séquence de son choix, en fonction de la météo ou des coquelicots de madame la star, et on met le tout en ordre au montage. Qu'est-ce que tu en penses, Ben ?
J'en pense que la reine Zabo ne doit pas être loin derrière.
– Excellente méthode, Jérémy.
– Tu veux que je t'en lise un bout ?
Personne n'a jamais trouvé le courage de répondre non à ce genre de question.
– Volontiers, c'est très gentil à toi.
– Après toutes les histoires que tu nous as racontées quand on était mômes, c'est la moindre des choses, Ben...
Tricote, Jérémy, tricote... invente-toi un héros de roman, un frère irréprochable fourvoyé dans la culpabilité des autres... tricote... et donne-toi un joli rôle, tant que tu y es. Quand la vie est ce qu'elle est, le roman se doit d'être ce qu'il veut. Si tu as besoin de matériel humain, consulte-moi, j'ai ce qu'il faut, ces temps-ci.