52 

Messieurs ma défense

– Ils se bousculent pour vous défendre, Malaussène, et pas des moindres ! Les plus somptueuses manches du barreau ! Il y a même eu bagarre à l'entrée de la prison. Ces messieurs se vous arrachent.

Faucigny est épaté.

– D'une certaine façon vous faites honneur à notre établissement.

Il n'oublie pas le démocrate en lui.

– J'espère que vous mesurez à sa juste valeur le privilège de vivre dans un Etat de droit !

Comme je n'ai pas l'air de mesurer.

– Mais non, évidemment, ça vous paraît naturel que la société défende des crapules de votre acabit. Bon. Lequel voulez-vous recevoir en premier ? Bien que ce ne soit pas l'usage, je préfère que vous les receviez dans votre cellule plutôt qu'au parloir. Moins ils vous verront, mieux mes pensionnaires se porteront.

*

Maître Ragaud exulte :

– Coupable, Malaussène ! Nous allons plaider coupable ! Et tête haute, encore !

« Nous », c'est lui.

Et lui, c'est moi.

Enfin, tel qu'il me voit.

– Qu'avons-nous fait, après tout ? Nous avons châtié les tueurs de notre enfant ! Nous avons défendu notre droit légitime à donner la vie ! Nous nous sommes battus pour l'imprescriptible droit de naître ! Ils nous ont ôté une toute petite vie, une innocence palpitante, et nous avons interrompu le cours de leur existence criminelle. Nous n'en avions pas le droit, certes ! Mais les temps sont venus de réconcilier enfin légalité et légitimité ! En cette fin de siècle où nos valeurs les plus élémentaires sont la risée des esprits forts, je vais faire de vous le champion de cette défense légitime ! Tête haute, Malaussène ! Je ne vois en vous qu'un immense sujet de fierté.

Je le regarde.

Je me lève.

Je cogne à ma porte.

Le maton ouvre.

Je dis :

– J'en veux pas.

Maître Ragaud ne se frappe pas. Il range ses petits papiers. Il se lève à son tour.

– Vous préférez m'avoir en face de vous, Malaussène ? Vous avez tort. Je me connais. Je n'aimerais pas m'avoir en face de moi. D'autant que la tâche sera plus facile. S'il y a une urgence, aujourd'hui, une priorité absolue, c'est de débarrasser la société des criminels qui ne croient en rien : ça vit en marge de tout, ça cloue les enfants aux portes, ça tue à la moindre contrariété, ça ne connaît pas le nom de son père et ça a la prétention de se reproduire ! Sans parler de vos amitiés cosmopolites... Croyez-moi, se dresser contre un homme comme vous, c'est pain bénit pour un avocat tel que moi.

Avant que le maton ne referme la porte sur lui, maître Ragaud tord le nez. Sa moustache se hérisse.

– Ça sent les pieds, ici, vous ne trouvez pas ?

Et maître Gervier fait son entrée.

*

– Vous l'avez viré, Malaussène ? Vous avez bien fait. On va l'avoir dans l'autre camp, mais ce ne sera pas la première fois que je lui ferai boire le bouillon, à ce facho. Il est nul quand il a une vraie pointure en face de lui.

Maître Gervier, regard aigu, parole électrique, mouvement perpétuel, s'interrompt brusquement.

– Dites donc, ça schlingue, ici... On peut aérer ?

On ne peut pas.

A défaut, il remue l'air, va et vient à petites enjambées rapides.

– Vous avez dynamité le Grand Mercantile, Malaussène, bravo ! Vous vous êtes envoyé un directeur de prison, c'est justice ! Aujourd'hui, vous jetez la panique dans la République des Images, très bien, vous avez le sens de l'urgence. Du boulot irréprochable. Et dix ans sans tomber ! C'est un record.

Maître Gervier s'échauffe tellement que ses lunettes en sont tout embuées. Il penche sur moi ses carreaux devenus aveugles. Il murmure :

– Je connais la musique avec les assises, on va s'amuser, Malaussène. Le procès n'aura pas lieu de sitôt, c'est moi qui vous le dis ! Puisqu'ils y tiennent à leur préventive, on va la faire durer jusqu'au ridicule ! Je vous promets une existence préventive !

Je ne suis pas sûr d'avoir compris.

Alors, il m'explique :

– Mais si ! J'irai devant la chambre d'accusation. Je vais déposer des montagnes de conclusions en annulation de procédure. Nous irons en cassation. Je plaiderai l'incompétence de la cour et l'irrecevabilité des plaintes. Ils s'en foutront mais ça nous permettra de gagner du temps. Le temps de les déconsidérer aux yeux de l'opinion. Je les connais bien, ces juges. Tous aux ordres, avec de grandes casseroles au bout de leurs petites queues. Avant de trouver celui qui aura les couilles de monter au créneau, vous allez avoir tout le temps nécessaire pour planter la Révolution au cœur de l'institution pénitentiaire !

Il arpente encore la cellule alors que le maton passe déjà la tête par ma porte entrouverte.

– Lui non plus, dis-je.

Gervier s'arrête, surpris.

– Ah ! bon ?

Puis, pas contrariant :

– Ah, bon.

Et, sur le pas de ma porte :

– Bon. Tant pis. Je vais voir ce que je peux faire contre vous.

*

Maître Rabutin voit les choses différemment. Bien que son nez fasse, d'entrée de jeu, le même diagnostic.

– Elle empeste, cette cellule.

Son admirable visage n'a pas sourcillé. Il ne s'assied pas. Il se tient beau et droit dans son costume impeccable.

– Je ne vous raconterai pas d'histoire, monsieur Malaussène, votre dossier est indéfendable.

Et, avant que je puisse répondre :

– Ce n'est pas une raison pour vous faire subir ces conditions de détention.

Il ajoute :

– Même un criminel multirécidiviste a droit à la dignité.

Comme le multirécidiviste se tait :

– S'il y a un dossier à plaider dans cette affaire, c'est celui-là, monsieur Malaussène : l'amélioration des conditions carcérales.

*

– Pardon, maître.

– Pardon.

– Après vous, maître.

– Je vous en prie.

– Merci.

– Merci.

– A vous revoir bientôt, cher maître.

– Au Palais ?

– Jeudi, oui. J'ai retenu une table chez Félicien, pour midi, vous serez des nôtres ?

– Volontiers.

– A jeudi, donc.

– Au Palais.

– Au Palais.

Maître Rabutin et maître Bronlard se courtoisent à la porte de ma cellule. Et que je te m'efface pour te mieux m'avancer. Finalement l'un sort, l'autre entre, la porte se referme et nous voici entre Bronlard et moi.

– Vous avez eu raison de renvoyer tous ces idéologues à leurs chères causes, Benjamin, les convictions sont mauvaises conseillères en matière de défense ; elles font écran.

Il s'assied.

– Vous permettez que je vous appelle Benjamin ?

Brushing impeccable. Sourire fraternel. Il ouvre un attaché-case qui sent bon ses honoraires.

– A propos d'écran...

Il sort une liasse de papiers qu'il dépose sur mon lit.

– A propos d'écran, j'ai décidé de demander à la cour l'autorisation de filmer les audiences.

Pardon ?

– Un procès public, oui. Télévisé. Et je suis sur le point de l'obtenir. Une grande première, en France. Absolument interdit, jusqu'à présent. Seulement vous n'êtes pas un prévenu ordinaire, Benjamin. Il n'est pas question qu'on vous juge à la sauvette. J'y emploierai toute ma vigilance. Croyez-moi, ce sera le procès du siècle. Plusieurs chaînes sont partantes. Praïme taïme, évidemment. Les Américains sont d'ores et déjà en train de fictionner votre aventure...

Les Américains me fictionnent ?

– Je vous ai donc apporté une première batterie de contrats...

Il lève soudain les narines.

– Dommage qu'on ne puisse pas filmer les odeurs, votre cellule est intéressante...

*

J'ai fini par demander au maton :

– Vous n'en connaîtriez pas un qui pourrait juste s'occuper de moi ?

– Un quoi ?

– Un avocat. Un qui croirait en mon innocence. Enfin, un tout petit peu...

Le maton a réfléchi. Ce n'est pas un mauvais bougre. Il a réfléchi vraiment.

– Il y a bien le cousin de mon beau-frère... Mais c'est un tout jeune. Il commence. Il apprend.

– Ce sera parfait.