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Il y eut un soir, il y eut un matin, et le Grand Ogre créa les grandes orgues. Il vit que c'était bon et nappa de musique les travées de ses cathédrales. Mondine ne la trouvait pas mal non plus, cette musique d'avenir qui dégringolait des vitraux sur sa traîne de mariée. Mondine glissait sur un fleuve sonore, portée vers l'autel par le grand flux des notes. Une rivière pareille... ça ne pouvait que se jeter dans l'océan du bonheur. Mondine et Berthold voguaient vers la béatitude. Mondine l'avait briqué des pieds à la tête, son professeur, récuré comme jamais, cosmétiqué, vêtu, fallait voir ! Tout en rayures sur gris souris. Et de la chaussure qui chantait. Le cuir de ces godasses, c'était le grincement des gréements dans le grand souffle du ciel. Berthold le magnifique ! Un vaisseau splendide. La dignité en marche vers la félicité.

– Tu seras sage, au moins ?

Mondine avait pris toutes sortes de précautions oratoires.

– Hein, dis ? Tu seras sage ? Tu vas pas planter le souk dans la maison du bon Dieu ? Une cathédrale c'est pas une salle de garde !

C'était elle qui avait décidé de célébrer leurs noces sous le divin chapiteau.

– En latin, en soutane et en cathédrale, je le veux, notre mariage !

Il avait bien regimbé un peu :

– Mais Dieu est une connerie, mon p'tit Pontormo, t'y crois pas plus que moi.

Elle avait été catégorique.

– Là n'est pas la couèchtionne, professeur. C'est à Lui de croire en nous !

On ne raisonnait pas, avec Mondine. On épousait Mondine avec ses raisonnements.

– Il y aura du beau monde, faut que tu te tiennes. Je veux pas passer pour une quelconque, maintenant que tu m'as fait professeuse.

Le beau monde regardait passer le vaisseau du mariage. Ils étaient deux. Ils étaient superbes. Ils émigraient vers le bonheur. Le beau monde se pressait de part et d'autre de l'allée centrale comme sur le quai des derniers adieux. Il y avait Gervaise, bien sûr, il y avait la compagne de Malaussène, aussi, il y avait Titus et Silistri séparés par leurs épouses, il y avait la troupe des Templiers, les forces de la Loi, et de l'autre côté de l'allée, il y avait les forces de la rue, Pescatore et ses trois lieutenants, Fabio, Emilio, Tristan, il y avait de la femme aussi, nombreuse et belle, de la collègue d'asphalte, de la femme tatouée et reconnaissante, venue célébrer la gloire de Mondine qui les avait sauvées du scalpel, œuvres d'art qu'elles étaient toutes, un Titien au creux des reins, un Del Sarto sur le doux du ventre, un Konrad Witz dans le Saint des seins, petitement vêtues car c'était un mariage de printemps, il y avait la Faculté, bien sûr, tout ce que le caducée comptait d'éminences, il y avait les malades ressuscités par le scalpel magique du grand Berthold, il y avait de quoi remplir deux églises, au moins, et la presse, et les flashes, ces instruments de l'immortalité.

– Du beau monde et du nombreux, avait prévenu Mondine, alors pas d'outrance, professeur.

Pour plus de sécurité, Mondine avait donné du corps quatre ou cinq fois depuis le matin, et sans économie, laissant son Berthold sage et flottant comme un rêve rassasié.

Et les grandes orgues par là-dessus...

Quand le bonheur s'y met, il perd le sens de la mesure, tout autant que la tragédie. Et comme il attire les regards ! Mondine et son professeur voguaient, seuls au monde, mais le monde n'avait d'yeux que pour cette double solitude. Ça convergeait du regard et du cœur. Bien des mouchoirs en témoignaient.

Inutile de s'étonner dès lors que personne n'eût entendu le dérapage du scooter sur le parvis de l'église, ni sa chute ferrailleuse, ni les jurons du pilote et de son passager, et que personne n'eût remarqué l'entrée de ces dépenaillés sous le Niagara musical, et leur progression titubante dans le sillage du couple, ni que personne ne se fût offusqué de l'étrange équipage qu'ils formaient à présent parmi les enfants d'honneur accrochés à la traîne de la mariée... Tout au plus devait-on les prendre pour des très intimes, essoufflés par un contretemps. Et s'ils tanguaient un peu, c'était sans doute qu'ils avaient trop couru. Et si leurs yeux brillaient, ce devait être l'émotion.

Ils s'agrégèrent naturellement au cortège, pour ainsi dire. Et le bonheur marchait devant, captant de nouveau tous les regards, comme si ces deux retardataires n'étaient, avec les enfants d'honneur, que la queue très lointaine de cette radieuse comète.

Ni Berthold ni Mondine ne se savaient suivis. Leurs regards portaient loin au-delà des horizons de l'éternité. Aussi Berthold mit-il un certain temps à reconnaître la voix qui l'interpellait par-dessus les accords célestes.

– Eh ! Berthold !

La voix dut s'y reprendre :

– Oh ! Berthold ! Vous ne m'entendez pas, ou vous faites comme si ?

Berthold reconnut cette voix. Mais il avait promis d'être sage.

– Marty, je ne vous ai pas invité à mon mariage, répondit-il sans se retourner.

Mondine, qui avait jeté un œil par-dessus son épaule, l'encouragea dans cette voie.

– T'occupe, ils sont complètement bourrés. Pescatore va les virer.

– Mon ami et moi on voudrait savoir comment vous faites les mômes aux nonnes ! demanda Marty.

« Momononne »... « Momononne »... ça ne disait rien à Berthold.

– Comment tu engrosses les bonnes sœurs, précisa une deuxième voix.

Que Berthold reconnut également.

– Pas de croque-mort à mon mariage, Postel, ça porte malheur. Sois mignon, taille-toi. Et emmène le nabot avec toi !

Fut-ce l'organiste ou l'oreille de Dieu ? Quelqu'un entendit en haut lieu et les grandes orgues enflèrent démesurément.

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire de bonne sœur ? hurla Mondine par-dessus Jean-Sébastien Bach.

– Est-ce que je sais ? hurla Berthold en regardant droit devant, ils sont fin pétés, tu l'as dit toi-même !

– Gervaise ! hurla Marty. Qu'as-tu fait à Gervaise, Berthold ? Sonde ta conscience !

– Gervaise ! hurla Postel-Wagner. T'as fait quoi à Gervaise ? Fouille ton âme !

– Gervaise ? hurla Mondine, tu m'avais juré que c'était pas toi, pour Gervaise !

– Gervaise ? demanda Gervaise. Ils parlent de moi ?

– Ger-vaise ! Ger-vaise ! scandaient à présent Postel et Marty, en piétinant le dallage de l'église.

– Vos gueules ! tonna Berthold en se retournant d'un bloc.

Si fort que les grandes orgues se turent, et que les enfants enrubannés s'envolèrent dans les travées.

Berthold franchit en une enjambée les quatre pas qui le séparaient de Marty.

– Qu'est-ce qu'il y a, Marty ? Qu'est-ce que vous voulez ? Foutre mon mariage en l'air ? Jaloux de mon scalpel jusqu'ici, et maintenant jaloux de mon bonheur, c'est ça ?

Le tout murmuré d'homme à homme, du haut de Berthold au bas de Marty, qui ne se laissa pas démonter.

– Je suis juste venu vérifier un diagnostic, Berthold. Plus vite vous vous mettrez à table, plus vite j'irai me coucher. Je suis bourré comme un orphelin ! Il faut que je cuve mon chagrin.

– On voudrait savoir pourquoi Gervaise est enceinte, expliqua Postel-Wagner. Après on va pleurer notre maître Fraenkhel, c'est promis.

– Vous avez fait ça à Gervaise, Berthold, vraiment ?

– Pas pu faire autrement, chuchota Berthold.

– Qu'est-ce que t'as dit ? demanda Mondine. C'était toi ? C'était toi ?

(Oui, elle est bien ténue, la frontière qui sépare le bonheur de la tragédie...)

– Mais non, c'était pas moi ! Enfin, c'était moi et c'était pas moi ! Encore la faute à ce connard de Malaussène, comme d'habitude !

– Alors c'est ça ? s'exclama Marty. J'ai vu juste ? Nom de Dieu, Berthold, mais qu'est-ce qui va vous arrêter sur le chemin de la connerie ? Vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ? Vous vous rendez compte de la catastrophe, le jour où vous vous planterez ?

– Qu'est-ce que t'as fait ? Qu'est-ce que t'as fait à Gervaise ? Tu vas le cracher, dis, fils de menteur !

Mondine grimpait à l'assaut de son homme, mais c'était comme si elle n'existait plus, comme si elle s'acharnait contre le flanc d'une montagne insensible à ses poings, à ses griffes et à ses pieds. Mondine ne le savait pas encore, mais elle prenait sa mesure d'épouse face à l'homme de science... quantité négligeable, l'épouse, quand le génie s'exprime. Or le génie s'exprimait. Le génie beuglait :

– Et qu'est-ce que vous auriez fait, à ma place, Marty ? Ce con de Malaussène envoie sa Julie avorter entre mes mains, je m'apprête à l'ivéger, et qu'est-ce que je trouve ? Un col de l'utérus ouvert comme un rond de fourneau et un embryon qui se rue vers la sortie en traînant son placenta comme Mondine sa robe de mariée... Un petit machin plein de vie et les yeux écarquillés par la terreur, tellement était épouvantable ce que lui annonçait la fausse lettre de Fraenkhel... Sur ces entrefaites, on m'amène Gervaise dans un sommeil de trépassée... le temps que je donne mes instructions de ce côté-là, Julie Malaussène se casse sans attendre la suite, et quand je retourne au bloc, il n'y a plus que le petit machin, affreusement vivant, un embryon sauteur, tout ce qu'il y a de normal, beaucoup plus normal que vous, Marty, incroyablement en avance pour ses dix semaines d'existence, conscient de son erreur, le pauvret, emberlificoté dans son cordon et qui ne demandait qu'à regagner son casernement, mais la caserne s'était tirée, la femme Malaussène avait foutu le camp, poussée dehors par un trop-plein de douleur, comme ça arrive souvent chez les émotives ! Alors, qu'est-ce qu'il fallait que je fasse ? Que je tire la chasse ? Vous auriez tiré la chasse, vous, Marty ?

Les grandes orgues avaient une voix, à présent. Une voix qui ne dégringolait pas du ciel mais qui montait des poumons de Berthold jusqu'au plus haut de la nef pour chanter la gloire de la science au service de la vie.

– Putain de génie de mes deux, hurlait Marty à l'unisson, alors c'est bien ce que je pensais, vous avez fourgué le bébé à Gervaise ! Réimplanté le mouflet de Julie dans le ventre de Gervaise !

– Il y avait une autre solution ?

– Comment avez-vous réussi un truc pareil, Berthold ?

– Et vous, Marty, comment avez-vous réussi un pareil diagnostic ? Je pensais être peinard, sur ce coup-là ! Mais un jour, je vous surprendrai ! Je vous surprendrai un jour, Marty ! Foi de moi, je vous surprendrai !

– Surprenez-moi, Berthold ! Je veux savoir comment vous avez réussi ce tour de passe-passe !

– Ça, mon petit pote, c'est le secret de ma communication aux prochains entretiens de Bichat, je vous enverrai un bristol... Bon, on peut se marier, maintenant ?

Marty vota son plus beau sourire à Mondine et donna sa bénédiction :

– Epousez-le, madame, vous faites l'affaire du siècle. C'est le génie le plus con que la terre ait porté ! Le connard le plus génial ! Croyez-moi, je le pratique depuis vingt ans. Vous n'aurez pas assez d'une vie pour en faire le tour.

– Fraenkhel aurait été fier de lui, lâcha Postel-Wagner dans une brusque crise de sanglots.

Et le mariage aurait repris son cours normal si les inspecteurs Titus et Silistri, comme brutalement tirés d'un double cauchemar, ne s'étaient avisés que chacun des deux avait été ignoblement soupçonné par l'autre pendant cette interminable gestation. Avant que Julie et Gervaise aient pu faire le moindre geste pour les retenir, ils roulaient parmi les chaises renversées, leurs poings faisaient des ravages épouvantables... On crut d'abord que Pescatore et ses hommes se ruaient sur les deux flics pour les séparer, mais eux aussi avaient une offense impardonnable à leur faire payer. Ce que voyant, les Templiers de Gervaise coururent au secours de leurs patrons. La fidélité de la rue n'est pas un vain mot : les dames tatouées entrèrent à leur tour dans la danse. Ce n'est pas parce qu'on s'est émancipé de son mac qu'on doit le laisser bastonner par le premier flicard venu. Et, les femmes valant bien les femmes, Hélène et Tanita se jetèrent dans la mêlée pour sortir leurs hommes de ces griffes-là.

Faut-il y voir une preuve de l'existence de Dieu ? Pas un revolver ne quitta son holster pendant toute la rencontre. Faut-il y voir un signe du déclin de l'Eglise ? Le mobilier et les statues de saints n'offrirent pas la résistance escomptée. Faut-il y voir un effet de l'art ? C'était beau.

Ce que Mondine, enroulée comme une tendre liane autour de son génie, exprima avec simplicité :

– Tu veux que je te dise, professeur ? C'est le plus beau mariage que j'aie jamais vu, et en plus c'est le mien !

Julie, dont le regard et le bras avaient enveloppé Gervaise, y alla elle aussi de sa conclusion :

– Pas de doute, Gervaise, un gosse capable de déclencher une guerre civile avant sa naissance, c'est bien le fils de Benjamin.