Non, ce n'était pas exactement ce qu'ils avaient prévu. Une tentative d'évasion, certes, mais plutôt par l'infirmerie de la prison. Simulation d'un malaise, prise d'otage mais pas de l'otage Titus !, évasion dans la nuit, quelque chose de ce genre... c'était à cela qu'ils s'étaient préparés, dans ce but qu'ils avaient placé leurs femmes flics à la place des gardiennes habituelles. Pour faciliter l'évasion de la dingue au tailleur rose. Faire circuler des voitures banalisées devant la maison d'arrêt, dans l'espoir que la fille braque un des chauffeurs. Et la suivre de loin, grâce à l'émetteur caché dans le véhicule, jusqu'à la planque de Sainclair. Incertain et dangereux, mais pas d'autre solution. Se laisser agresser, se laisser maîtriser, servir de bouclier humain jusqu'à la fin, sans jamais être sûr que cette cinglée n'achève l'otage une fois tirée d'affaire.
– Ce n'est pas une tueuse, insistait Titus.
– Bien entendu, c'est une enfant de chœur, avait ironisé le divisionnaire Legendre, il suffit d'interroger la grand-mère et le gosse à qui elle a tenu compagnie.
– Elle jouait un rôle, insistait l'inspecteur Titus. Elle s'amusait. Elle est un peu spéciale.
– Tueuse ou non, la question n'est pas là.
Ils s'étaient tous rangés à l'avis de Coudrier.
– Elle est la seule à connaître la planque de Sainclair, point final.
Il fallait donc qu'elle sortît, et qu'elle les y conduisît, avant que l'inspecteur Gervaise Van Thian ne fût débitée en morceaux d'arc-en-ciel et que l'enfant Malaussène ne fût expulsé une deuxième fois.
Tout le monde y tenait furieusement, à ce gosse. Mais le plus furieux était ce professeur Berthold, que le divisionnaire Legendre avait eu au bout du fil, en décrochant imprudemment le téléphone de Gervaise.
– Vous savez qui vous avez laissé kidnapper, commissaire de mes deux ? Je ne parle pas du contenant, mais du contenu ! Sauvez ce moutard, mon vieux, rendez-le-moi en bon état, ou alors ne tombez jamais malade, sinon je veillerai personnellement à m'occuper de vous ! Je ne fais pas faire des pas de géant à la médecine pour que des flics nains la renvoient à l'âge de pierre !
Le commissaire Legendre n'avait encore jamais dialogué avec le professeur Berthold.
– C'est son style, expliqua Coudrier, ne vous frappez pas, mon gendre. Et revenons à nos moutons. Il faut faire sortir cette fille.
Elle était sortie plus vite que prévu.
Et c'était l'inspecteur Titus qu'elle tenait au bout de son flingue.
Titus dont la voiture n'était pas équipée pour être suivie.
Titus, qui se trouvait menotté à l'arrière de sa propre bagnole – même pas une voiture de service ! –, la chaîne des menottes glissée dans la poignée fixe de la portière, les pieds liés à l'autre poignée. Titus enchaîné à son char : incarnation de la connerie prise au piège. Il ne décolérait pas. Il se sentait foncer sur une autoroute et tentait de se remémorer ce qui avait cloché. Il s'était laissé émouvoir par la femme, voilà ce qui avait cloché, il avait perdu le félin des yeux. Il connaissait sa puissance et sa rapidité, pourtant. Elle avait brisé les os de ses codétenues avant d'être placée à l'isolement. Il y avait le témoignage de ce vieil homme aussi, à qui elle avait murmuré des horreurs avant de le rejeter dans le hall de l'immeuble, le soir de l'enlèvement du père Baujeu. « Jamais senti une poigne pareille ! Et vous me dites que c'est pas un gars déguisé en fille ? » Non, c'était une fille, et cela avait ému Titus. Il avait éprouvé la puissance de ses muscles en suivant du doigt la cicatrice de son tatouage, mais la grâce l'avait emporté, la grâce et le fantôme de la Mélancolie.
Elle se mit à lui parler :
– Il ne faut pas vous en vouloir, inspecteur...
Pas de doute, elle lui parlait.
– Je vous ai surveillé dès votre première visite. Il y a longtemps que je prépare notre fugue.
Elle poursuivait leur conversation, en somme.
– Vous avez fait beaucoup de gestes depuis que nous nous connaissons. Mettre la table, la défaire, vous pencher, vous redresser, vous retourner... je vous connais comme si je vous habillais tous les matins. Vous êtes très gracieux. D'où ça vous vient, ce petit air tatar ?
A lui la partition du silence, à présent.
– Aujourd'hui, vous portez des chaussettes Loridge, fil d'Ecosse, mi-mollets, vert wagon, douces sur la peau. Vous appréciez le beau linge.
Elle ajouta incidemment :
– Et vous ne portez pas d'arme contre votre mollet.
Et encore :
– Une chemise Kenzo mais pas de holster pectoral. Une ceinture en peau d'autruche et une arme de service sur la fesse gauche, à côté des menottes et du chapelet de Gervaise. A propos, je vous l'ai placé entre les doigts, le chapelet, vous le sentez ?
Bon Dieu, oui, elle l'avait enchapelé en le menottant.
– Et je vous ai emprunté votre blouson... Il est très doux... Et puis, j'ai votre arme, là, sur le cœur, ça réconforte...
Elle conduisait à fond de train. Elle fonçait vers Sainclair à tombeau ouvert. Une bonne occasion de s'offrir tous les Ave et les Pater disponibles sur le chapelet de Gervaise, oui. Elle conduisait en se tenant des propos rassurants.
– Je ne vous crois pas, vous savez, à propos de Sainclair et de Gervaise... Nous allons être fixés très vite, mais je ne vous crois pas. Je ne vous ai pas cru une seconde.
Elle eut son rire de garçonnet.
– Vous aurez vraiment tout essayé pour me faire parler ! C'était touchant. J'aime votre voix, d'ailleurs. Vous avez une voix souriante, on vous l'a déjà dit ? Un peu traînante. Et un petit rire métallique, perché juste sous vos arcades sourcilières.
Apparemment, elle l'avait bien écouté.
– Vous êtes mignon, quoi. C'est inappréciable, pour une femme, en cellule.
Elle l'avait bien regardé, aussi.
– Vous m'avez donné beaucoup de plaisir... après vos départs.
– Je ne le dirai pas à Sainclair !
Elle se tut un long moment. Puis elle répéta :
– Je ne vous crois pas, à propos de Gervaise et de Sainclair. Vous avez dit beaucoup de choses justes, sur le vieux Florentis, par exemple, c'était très vrai tout ce que vous avez deviné, je confirme, mais pour ce qui est de Sainclair et de Gervaise, je ne vous crois pas.
Elle hésita :
– Enfin... non... je ne vous crois pas.
C'était cela, aussi, qui avait ému Titus. Cette aptitude au doute, malgré tout. Ce lent voyage vers le doute, pendant toutes ces semaines. Il avait été son professeur de doute.
– Au fond, tout le monde ment...
Un temps.
Elle ajouta :
– C'est pour ça que tout est si passionnant !
Elle ne se retournait pas, en lui parlant, elle ne le cherchait pas dans son rétroviseur. Arrimé comme il l'était à ses deux portières, il ne pouvait absolument rien faire. Juste suivre la route entre l'appui-tête du siège et la carrosserie.
– Mais avoir essayé de me faire croire qu'il était le père du gosse, c'était une bonne idée.
Fameuse, oui...
– C'est ce qui m'a donné la force de vous sauter dessus.
Il aperçut le péage en même temps qu'elle. Et la camionnette bleue, stationnée sur le bas-côté.
– Tiens, vos amis de la gendarmerie sont au péage. Vous allez pouvoir vérifier si je suis une vraie tueuse ou pas. Jouez au con, pour voir.
Elle glissa sa main dans le blouson et déposa l'arme de Titus sur le siège voisin.
Les gendarmes non plus.
Le péage passé, Titus soupira et prit enfin conscience de la douceur de cette nuit. Une lumineuse nuit de printemps. La première depuis longtemps. Il imagina Hélène et Tanita, trompant leur inquiétude à la terrasse de Nadine, devant un petit porto.
Ils avaient quitté l'autoroute.
– Voilà, on est presque arrivés.
Ils traversaient un de ces petits villages sans lumière qui sont les satellites défunts de la capitale.
– On tourne à droite...
La voiture tourna sur la droite.
– Maintenant, un petit coup à gauche...
Elle était si tendue qu'elle commentait le moindre mouvement de la voiture sur le ton faussement enjoué d'un ordinateur de bord.
– Voilà le portail...
La voiture s'engagea sur une allée de gravier. Des marronniers de chaque côté. Peut-être des platanes. Et l'épaisseur noire d'une forêt tout autour. Un perron, au bout de l'allée. Une demeure de notaire. Les fenêtres du rez-de-chaussée allumées. Une autre à l'étage. Titus pensa vaguement à un tableau connu de Magritte.
La voiture s'immobilisa, à quelques mètres du perron.
Marie-Ange laissa les phares allumés.
Elle coupa le moteur.
Elle replaça l'arme de Titus dans la poche ventrale du blouson.
Enfin, elle klaxonna, selon un code qui devait leur être propre : deux brèves, une longue, une brève.
Titus l'entendit à peine grogner :
Quelques secondes passèrent. La porte du perron s'ouvrit et Sainclair apparut. Titus n'en revint pas. Il portait un peignoir et se séchait les cheveux dans une serviette de bain. On aurait dit le fils du notaire surpris sous sa douche, mais si impatient de cette visite que s'il avait fallu se précipiter dehors à poil, c'est à poil qu'il serait sorti. Il ne pouvait pas voir Marie-Ange mais il ne fit rien pour se protéger de l'éblouissement des phares. Il jeta la serviette au loin et descendit les marches du perron avec un grand geste qui embrassait la voiture. Son peignoir s'ouvrit en même temps que ses bras. Non seulement il n'était pas armé, mais il était nu comme un clair de lune et bandait avec certitude. Un type censé se planquer, recherché par toute la police de l'Hexagone !
– Denis !
Elle se rua hors de la voiture.
– Denis !
C'était moins un prénom que l'explosion du désir qui mitonnait depuis des mois dans la touffeur d'un cachot. Elle fut à lui en trois bonds, et si précisément empalée que Titus ne jugea pas la chose possible sans un long entraînement. Le blouson de Titus, le peignoir de Sainclair, le tailleur rose, la culotte et le soutien-gorge gisaient à leurs pieds. La lumière des phares enchâssait le couple dans la nuit. Le dos de Marie-Ange se creusait et s'épanouissait comme une houle océane. Titus imagina l'œil rond des sangliers, à la lisière de la forêt, et crut entendre bramer les cerfs. « Mon salaud, pensa-t-il, quand je t'aurai cravaté, il faudra me remercier pour ce dernier coup ! Des semaines que je te le peaufine ! » Puis il se souvint qu'il n'était pas en position de coffrer qui que ce fût. Il tira de toutes ses forces sur les menottes. Rien ne vint. La poignée de la portière résistait. « Ne concluez pas tout de suite, économisez-vous, murmura-t-il éperdument, laissez-moi le temps de trouver une solution ! » Comme s'ils avaient entendu cette prière ils se posèrent doucement en lotus au milieu de leurs vêtements. Amples caresses, à présent, et chuchotis rieurs. Elle parlait dans son cou. Elle l'appelait. Ils échangeaient leurs prénoms. Il enfouit son visage entre ses seins. Elle caressa cette nuque offerte. Attachés à l'autre portière, les pieds de Titus ne valaient pas mieux que ses mains. Où donc cette fille avait-elle appris à faire des nœuds pareils ? L'inspecteur Titus était un inspecteur sans pieds ni mains. Et sans arme de service. Une espérance de vie limitée. La fin d'une courte mais brillante carrière. Par une nuit de printemps où la sève faisait frémir les arbres. Il cherchait de la force dans l'évocation de la Nature, mais la mécanique résistait. « Si je m'en sors, j'achète une bagnole en carton. » Il tirait sur ses menottes comme un renard pris au piège. Il songea à se ronger les poignets. « Nom de Dieu de nom de Dieu ! » Il pensa encore : « Tout va s'illuminer d'un coup, et les copains seront là, Silistri, Caregga, le patron, dans les fourrés, à se rincer l'œil avec les sangliers et les hérissons », mais il savait bien que personne n'avait pu les suivre. Une dernière secousse, et il retomba épuisé sur la banquette, menotté et ligoté. Rien à faire. Il jeta un regard morne sur le couple et vit avec horreur leur plaisir grimper aussi nettement qu'une colonne de mercure. Sainclair explosa le premier. L'onde de choc parcourut le corps de Marie-Ange et Titus entendit son hurlement à travers la carrosserie et les quatre portes closes de la voiture. « Il a joui jusque dans son cerveau ! » Des oiseaux s'envolèrent. La tête de Marie-Ange retomba sur l'épaule de Sainclair. Et Gervaise apparut au sommet du perron.
« Non », pensa Titus.
Gervaise, on ne peut plus sphérique, dans la lumière des phares.
« Oh, non ! » répéta Titus.
Gervaise, paisiblement, sur ce perron de notaire, le reste de son petit doigt dans un gros pansement.
– Planque-toi, Gervaise ! Fous le camp ! hurla-t-il.
Sans autre effet que d'éveiller l'attention de Marie-Ange.
Les deux femmes se regardaient, à présent. Marie-Ange maintenait le front de Sainclair dans le creux de son épaule. L'autre main s'était glissée dans la poche intérieure du blouson.
– Nooon ! hurla Titus.
La poignée de la porte céda.
Il se rua vers ses pieds mais se brisa les ongles sur les nœuds de ses liens. Il réussit à ouvrir la portière et se jeta hors de la voiture.
– Arrêtez, Marie-Ange, ce n'est pas ce que...
Il y eut deux détonations sourdes.
Là-haut, Gervaise ne s'effondra pas.
Mais le corps de Sainclair s'affaissa imperceptiblement. Marie-Ange le maintenait toujours contre sa poitrine.
Elle se retourna, son arme à la main, et sourit à l'inspecteur Titus.
Il gisait sur le gravier, les pieds en l'air, toujours attachés à la portière.
– Vous aviez raison, Titus, un pareil amour n'était pas fait pour vieillir en cellule.
Avant que Titus n'ait pu répondre, elle s'était refermée sur le cadavre de Sainclair, avait retourné l'arme contre elle, et une troisième détonation retentit, plus étouffée encore que les deux précédentes.