I

Il y a une soixantaine d’années, entre 1922 et 1925, j’ai eu la chance d’entrer dans la familiarité de M. Espopondie, un des hommes qui ont eu sur moi la plus profonde et, je crois, la plus utile influence. Je jouissais de mes vingt-cinq ans, il approchait de ses cinquante. Les batailles de 1918 m’avaient quelque peu façonné, humanisé, extrait du microcosme exaltant certes, mais irréel, des khâgnes et des livres pour me plonger tout vif dans ce mélange d’épisodes infernaux et paradisiaques qu’était alors, pour un jeune sous-lieutenant d’artillerie, le tout-venant d’une armée en campagne. Rien du poêle du capitaine Cartesius : j’avais peu réfléchi, j’avais vécu. Au contraire, les années pendant lesquelles j’ai connu M. Espopondie, la dernière plus que les autres, ont dessiné pour toujours les principales lignes de ma pensée et de ma conduite.

Il avait longtemps hanté l’Asie la plus lointaine, savant itinérant et administrateur comme étaient au début de ce siècle plusieurs de nos grands orientalistes, et c’est par cette ouverture que, débutant moi-même dans les études, j’étais entré en relations avec lui. Mon Orient n’était pas le sien, mais nous possédions une partie de l’Inde en condominium. Et puis je commençais alors à crayonner mes premières idées, pleines d’illusions, sur les Indo-Européens, sur la mythologie comparée : cela l’intéressait. Très vite pourtant, ce ne fut plus le centre de nos rapports. Il n’avait pas un moindre goût pour la poésie, pour la musique, pour les arts plastiques. Il avait lu prodigieusement, vécu intensément. À sa formation scolaire de philosophe il devait de dominer aimablement cette masse de savoir et d’expérience. J’ai assisté près de lui à des concerts d’avant-garde, à des matchs de boxe, visité les musées belges : chaque fois, quelque chose s’éclairait que je n’avais pas soupçonné.

Mais c’est surtout après l’automne de 1924 et pendant le dernier hiver de sa vie que je le connus vraiment. Je savais que, depuis son retour en France, à la veille de la guerre, sa santé n’était pas bonne. J’appris alors qu’il avait deux maladies dont les traitements ne se conciliaient pas et dont l’une touchait au cœur. Les crises se multiplièrent en octobre. M. Espopondie restait parfois des semaines sans sortir. Il eut bientôt la certitude que le terme approchait et voulut s’en aller avec sagesse. Du point où il se voyait parvenu, il regardait sa vie sans complaisance ni regret. Comme il avait eu ce qu’il appelait avec une fausse humilité la « faiblesse » de conserver des paquets de lettres, quelques-unes fort intimes — car il avait traversé plusieurs tumultes —, et aussi des liasses de notes, des carnets, des livres commencés et abandonnés — car il avait fort peu publié —, il eut le désir, avant de les détruire, de voyager une dernière fois parmi ces monuments dérisoires ou considérables de ses pensées, de ses recherches et, sinon de ses passions, du moins de quelques sincères attachements et de beaucoup de mirages sentimentaux. Sans doute l’épreuve qu’il avait faite de moi lui avait inspiré confiance. Sans doute aussi compensais-je un peu pour lui l’ennui qu’il m’avait avoué un jour : celui de s’en aller sans laisser de fils. En tout cas il me proposa de m’associer à ce pèlerinage et à cet holocauste. Presque chaque soir, vers six heures, au moment où son secrétaire se retirait, je venais chez lui, nous bavardions, sa servante nous donnait un souper léger et nous nous transportions près du feu de bois qu’il faisait toujours entretenir dans un petit bureau. Il s’installait dans son fauteuil, parfois un peu essoufflé — il m’arriva d’être inquiet —, souvent aussi très à l’aise. Et j’allais dans une des trois pièces où reposaient, à côté des livres, quelques-unes des grandes enveloppes qui retenaient les fantômes de sa vie. Il relisait les lettres ou me les faisait lire. Parfois une photographie sortait, qu’il regardait quelques secondes et qu’il me rendait : tout cela prenait le chemin des flammes et jamais je ne songeais à en rien soustraire. C’est avec autant de détachement qu’il envoyait au néant, après un coup d’œil, des feuillets entiers de notes de lecture, de réflexions, de projets. Rarement il me demandait de les lui lire : il voyait à quelle préoccupation, oubliée par la suite, se rapportait telle ou telle page d’écriture et me disait simplement : « Continue… »

Cependant, un soir où M. Espopondie paraissait moins fatigué que d’ordinaire, je retirai d’une enveloppe longue une quinzaine de feuillets réunis en cahier sous un titre qui m’intrigua : « Prolégomènes à de possibles physiques secondes. »

— Je suis content que nous l’ayons retrouvé, ce vieux Commentaire, dit M. Espopondie en souriant. Il doit remonter aux premières années de ce siècle, quand j’avais ton âge. Mets-le de côté et continue.

Le reste de l’enveloppe fut expédié avec la simplicité habituelle, puis M. Espopondie me fit signe de reprendre le cahier.

 

Je savais la position de M. Espopondie en métaphysique. Les recherches sur l’atome, qui étaient alors à leur début, le passionnaient et il semblait en prévoir le développement rapide. « On s’est bien hâté, disait-il, en appelant l’atome “atome”, c’est-à-dire l’insécable. Tu verras qu’on le mettra en morceaux, et chaque morceau en morceaux. À l’infini peut-être. Les Éléates vont s’en emparer. » Quant à la philosophie, qu’en attendait-il ? Beaucoup peut-être, certains jours. Peu ou rien quelquefois. Etait-il matérialiste ? Il évitait ces grands mots, ces engagements. Il était en tout cas attaché à l’expérience et refusait de séparer ce qu’une vieille habitude appelle esprit et ce qu’elle appelle matière. Il m’a souvent dit qu’il n’avait éprouvé rien qui ressemblât à la fameuse inquiétude religieuse. Né dans une famille incroyante et, je crois, anticléricale, il n’avait pas été baptisé et n’avait pas eu à se détacher d’une foi d’enfance. Il lui avait fallu plutôt toute son intelligence et son goût très vif de la liberté, dans sa jeunesse, rue d’Ulm surtout, pour ne pas se laisser emporter par le torrent combiste. Il admirait d’ailleurs, il aimait les théologies comme toutes les créations de l’homme, mais il percevait l’artifice de chacune. Il aurait volontiers défendu les religions établies quand elles servent de refuge aux faibles et aux désespérés, mais, à tort ou à raison, il pensait y voir plus souvent l’intolérance et l’abdication.

Le dirai-je agnostique ? Il était convaincu que l’avance de la physique, dont il mesurait le rythme, et celle de la critique historique, à laquelle il avait contribué, feraient disparaître beaucoup de formules creuses, mais, en même temps, il prévoyait que, comme pour l’atome, ce travail susciterait à la place des illusions du passé, d’autres vues qui ne tarderaient pas, elles aussi, à se révéler illusoires ou insuffisantes. Rationaliste ? Certainement. Il était prêt, même, à diviniser la raison. Mais deux attitudes, ou plutôt deux variétés de la même attitude, lui faisaient l’effet de blasphèmes contre cette déesse : sous prétexte de se garder de l’irrationnel, disait-il, certains refusent d’enregistrer toute observation que l’état de nos connaissances ne permet pas d’interpréter, et d’autres méconnaissent le mystère du mouvement qui métamorphose sans relâche les équilibres organiques en apparence les plus stables en d’autres équilibres non moins provisoires. Aux premiers, il rappelait l’objection longtemps opposée, malgré le témoignage de l’horizon marin, à ceux qui disaient que la terre est ronde : comment, aux antipodes, les hommes marcheraient-ils la tête en bas ? Aux seconds, il recommandait de méditer l’évolution qui, commencée sur un épiderme par un point sensible à la lumière, a produit la structure de l’œil des mammifères qui, depuis quelques siècles, tout le cerveau humain se mettant de la partie, se prolonge dans les machineries des opticiens et des photographes, elles-mêmes en incessante transformation : tout certes peut ou pourra s’y mettre en équations et se justifier par la sélection naturelle, mais comment ne pas soupçonner aussi, dès le début et pour chacun des milliards de changements concomitants et convergents qui se sont opérés, l’équivalent d’un projet ? Bref, son rationalisme ne l’enfermait dans le présent ni pour les moyens ni pour la matière de l’étude. Il confiait à l’avenir l’explication progressive de l’inexpliqué, sans imaginer qu’elle dût s’achever jamais. Beaucoup d’erreurs tenaces dans l’affirmation et dans le refus, disait-il encore, proviennent de ce que de bons esprits, dans chaque génération, ont prétendu faire le travail de vingt ou de cent et, du même coup, toucher « le fond des choses ».

Son portrait serait bien incomplet si je ne témoignais qu’il n’avait aucune peur, aucune curiosité de la mort, le plus compréhensible des phénomènes. Il ne concevait pas que rien de lui pût survivre à la décomposition de son cerveau. Son goût des belles choses lui faisait souhaiter une extinction calme et propre, mais il savait que les deux maladies qui se disputaient son thorax ne lui en laissaient que peu de chances.

 

Ce détour était nécessaire pour expliquer l’intérêt que cet esprit positif avait pris dans sa jeunesse, et qui semblait revivre ce soir-là, à quelques lignes du Livre des Prophéties de Michel de Notredame. Il me le rendit clair en quelques mots.

— Toutes les expériences dites métapsychiques, tous les cas signalés de transmission de pensée, de prémonition, à plus forte raison de communication avec un au-delà ou avec des êtres surnaturels, se heurtent à la même barrière : quelle que soit l’honnêteté de l’observateur, quelque sévère que soit le contrôle, il reste toujours un soupçon : autosuggestion, illusion collective et, la plupart du temps, tricherie. L’annonce articulée de l’avenir, proche ou lointain, par un « voyant » paraît échapper à cette fatalité, du moins lorsqu’elle a été écrite, à une date connue, sous une forme ne varietur, et ainsi soustraite aux complaisances de la transmission orale : on peut penser que, à plus ou moins brève échéance, l’histoire la vérifiera ou la démentira — sous la réserve pourtant que l’histoire n’a pas de limite et que, à moins que l’événement annoncé ne soit daté, il risque toujours d’être, aux yeux de chaque génération, en réserve d’avenir. Mais il n’y a pas beaucoup de tels enregistrements et ceux qui existent ne se prêtent pas, ou se prêtent trop, à ce contrôle a posteriori : soit trop généraux, soit incohérents, soit ambigus, soit les trois à la fois, ils font penser au cours des siècles à plusieurs, à de nombreux événements, dont chacun, avec un peu de bonne volonté, se laisse ajuster à leur formulation. Les Centuries de Nostradamus n’échappent pas à cette condition. Il suffit de parcourir les commentaires qui en ont été faits depuis plus de trois cents ans. Il suffit, plus simplement, de les lire pour baisser les bras, — à l’exception d’un tout petit nombre de quatrains où la part de l’énigme est limitée et où des précisions de personnes ou de lieux sont données, je veux dire des noms propres rares, improbables au sens mathématique du mot, qui n’ont ensuite émergé qu’une seule fois dans l’histoire, acteurs ou décors. Le cas le plus célèbre est le vingtième quatrain de la neuvième Centurie où non seulement la totalité des exégètes, mais les lecteurs les plus sceptiques ne peuvent pas ne pas éprouver l’étonnante impression que Nostradamus a résumé le drame de Varennes avec ses conséquences tragiques, le voyage imprudent qui, près de deux siècles et demi plus tard, devait conduire le dernier roi de droit divin et sa famille dans l’impasse d’un petit bourg d’Argonne. Regarde le début de mon mémoire, j’ai dû citer le quatrain.

En effet, il était transcrit dès les premières lignes. Je lus :

Je connaissais le quatrain. Nostradamus m’avait intrigué plus d’une fois, mais le livre m’était toujours tombé des mains.

— Il est un peu tard, cette nuit, dit M. Espopondie, pour que nous lisions mon mémoire, emporte-le.

J’eus scrupule à lire seul ces pages qui visiblement lui tenaient à cœur. Je m’excusai et dis que je préférais réfléchir d’abord. M. Espopondie m’offrit alors de me prêter l’édition commentée qu’Anatole Le Pelletier procura en 1867. Mais c’était inutile. Je l’avais chez moi, héritée d’un grand-père, et je n’avais fréquenté Nostradamus que par elle. Elle reproduit avec soin, d’après l’exemplaire composite de la Bibliothèque nationale, la première publication, celle de Pierre Rigaud (Centuries I-VII, Lyon, 1558 ? ; VIII-X, 1566), et donne en note les variantes de la seconde, corrigée, dont Le Pelletier possédait un exemplaire, celle d’un Benoist Rigaud dont on ignore le lien de parenté avec Pierre (Lyon, 1568). Pour un grand nombre de quatrains, Le Pelletier donne aussi une paraphrase intelligible et des notes où sont utilisés, avec assurance et naïveté, les commentaires de ses nombreux prédécesseurs, mais surtout sa propre érudition et ses propres illuminations.

— Bon. N’est-ce pas demain que viennent nos amis ?

M. Espopondie, retiré du monde par nécessité après l’avoir beaucoup goûté, faisait quelques exceptions à sa solitude. Depuis que son mal s’était aggravé, deux fois par semaine, il recevait, nous recevions ensemble deux jeunes hommes, très intelligents tous deux mais bien différents, avec qui j’avais vite sympathisé. M. Espopondie disait que ces soirées le faisaient penser au Phédon.

— Tu déchiffreras donc mon mémoire avec eux. Tu le leur liras. Tels que je les connais, ils discuteront utilement. Après, nous déciderons du sort de ces pages. Elles iront au feu ou celui d’entre vous qu’elles paraîtront intéresser le plus les emportera.

 

Il était près de minuit quand je quittai M. Espopondie. Je le laissai calme et, me sembla-t-il, soulagé comme peut l’être un roi le soir de son abdication. Je dormis moi-même fort bien et, le lendemain matin, non sans peine, car il n’était pas en évidence, je trouvai mon Le Pelletier. En lisant son commentaire et ses notes, je me demandai ce que notre ami avait pu tirer d’un tel texte. Oui, il était question d’un personnage, apparemment important, qui « viendra de nuit dedans Varennes ». Oui, le dernier vers annonce, par la faute d’un « esleu cap » (sans point, 1566 ; avec point, 1568), de grandes violences, avec même, pour finir, un « tranche », un couperet qui faisait penser, après ce feu et ce sang, à l’invention humanitaire du sage Guillotin. Mais quel rapport avait tout le reste avec le drame de Varennes ? Quant aux gloses de Le Pelletier, si l’une traduisait bien « tranche », si une autre rappelait opportunément que, pour son voyage clandestin, le roi avait revêtu un habit gris comme le personnage du quatrain, elles étaient dans l’ensemble stupéfiantes, le grec et le latin y servant au pire, non au meilleur. Je les copie :

Je retrouvais l’impatience où m’avait mis une précédente lecture, quelques années plus tôt, devant ce grec et ce latin intempestifs, devant cet outillage prétentieux de métaplasme, d’aphérèse, d’apocope, devant ce refus d’accepter les mots les plus clairs, forêt, moine, noir, dans leur sens ordinaire. Et la géographie, et l’histoire ! De Sainte-Menehould à Varennes, le chemin n’est ni tortueux, ni détourné, ni de traverse. La monarchie constitutionnelle n’est pas élective : jamais il ne sera question, ni en 1791, ni au moment de la fuite, ni plus tard, d’« élire » un roi, c’est-à-dire de choisir entre « plusieurs possibles », comme en Pologne, comme dans le Saint Empire, comme à la mort d’un pape : le roi, devenu suspect, rétabli sans élection, a été simplement prié, en tant que représentant de la dynastie, de s’engager à respecter la constitution. Et ce Capet réduit à « cap » avec ou sans point ! Je ne fus pas long, en feuilletant les Centuries, à tomber sur un « Cap de Byzance » qui pouvait difficilement être un Capétien.

J’étais donc curieux, en me rendant en fin d’après-midi chez M. Espopondie, de voir quel traitement il avait appliqué à ces quatre lignes.

Je ne parlerai pas longuement des interlocuteurs que je rencontrais chaque semaine. Il suffira de dire que M. de Momordy était un jeune et brillant diplomate, frais émoulu du Grand Concours, qui attendait alors une affectation dans le Proche-Orient, et que Charles Leslucas, à peine moins âgé que lui avec ses vingt-deux ans, avait été mon conscrit à l’École Normale Supérieure et qu’il amorçait une carrière d’archéologue : lui aussi s’intéressait à la Méditerranée orientale, mais dans le passé.

 

Dès que nous fûmes réunis, M. Espopondie les mit au courant de notre découverte, puis je commençai la lecture du mémoire de 1902. Ce fut facile : notre ami avait toujours eu l’écriture élégante et claire que nous connaissions. Voici ce que nous entendîmes.