VI

Deux jours passèrent sans que M. Espopondie me reparlât des Centuries. Je réfléchissais de mon côté. Le deuxième soir, pendant notre collation, je rompis le silence. Nous devions revoir nos amis le lendemain et je souhaitais être un peu informé de ce que le maître de maison comptait proposer.

— A la fin d’une de nos dernières réunions, vous avez dit qu’il était temps de commencer à parler de l’essentiel. Mais il me semble que nous avons déjà fait plus que commencer. Que reste-t-il de cet « essentiel » ? Que pouvons-nous dire demain ?

— Quant à moi, dit M. Espopondie, je répéterai seulement ce que je me suis dit jadis, après avoir gribouillé le mémoire que tu as lu : je ne sais pas, je ne comprends pas. « L’essentiel » à faire, oui, serait de travailler à découvrir le cur après le quomodo et d’abord le quomodo après le quale. Mais je pense qu’il faut nous en tenir au quale. Une fois de plus, nous aurons observé le phénomène, l’apparence, à la rigueur la surface, mais le mécanisme, le réel, nous aura échappé. J’aimerais pourtant entendre nos amis disserter sur cet « essentiel ».

— C’est bien ce que j’attendais, dis-je, et j’ai envie de faire comme vous. Mais j’ai encore un peu gratté la surface. Peut-être ai-je au moins localisé le point par lequel Nostradamus a eu accès aux archives de l’avenir, ou a été envahi par elles, une sorte de réplique, vers le futur, de ce que les Romains appelaient le mundus.

— Je t’écoute.

— En somme, perception et élaboration, tout se passe comme si le cerveau de Nostradamus avait fonctionné sur plusieurs tranches de temps, voltigeant acrobatiquement de l’une à l’autre. Des événements enregistrés et retenus, il joue à la manière dont on bat les cartes, remplaçant à volonté l’ordre chronologique par d’autres ordres, intellectuels, affectifs et peut-être esthétiques. Le plus bel exemple, au fond, reste « le moine noir ». L’ordre chronologique voudrait que la détention de Louis XVI au Temple fût évoquée après sa « venue dedans Varennes », comme il est enseigné dans les manuels. En plaçant l’allusion à la captivité avant Varennes, en désignant le futur hôte du Temple comme l’agent actuel de ce « venir dedans Varennes », Nostradamus, ou sa source, obtient, pour parler en critique littéraire, un bon effet. C’est comme s’il disait : « Le malheureux, il ne sait pas ce qui l’attend, il ne se rend pas compte que Varennes est un piège ! Comment l’avertir que tout cela finira au Temple ? »

— Ne nous répétons pas. Où veux-tu en venir ?

— Malgré cette liberté dans l’utilisation de ce qu’il sait, tous les éléments de ce savoir sont tels qu’ils peuvent avoir été, à un moment ou à un autre, perçus ou imaginés par Louis XVI lui-même. Y compris ce que je viens de dire : emprisonné au Temple, le roi a pu penser : « Ah, si j’avais su, je n’aurais pas changé le plan de Fersen, je n’aurais pas pris le mauvais chemin à Sainte-Menehould… » Il a pu aussi comparer son triste état au luxe qui, récemment encore, se déployait autour du Grand Prieur des moines noirs. Puisqu’il savait son histoire de France, il a pu, comme vous faites, comme nous pensons que Nostradamus a fait, ressentir, explorer l’analogie de sa situation avec celle de Childéric et, repassant dans son esprit l’assassinat du VIIe siècle, regretter amèrement la « partition » qui, un an et demi plus tôt, en ce même lieu, à Bondy, l’avait éloigné de l’habile, de l’audacieux Suédois. Voilà pour les « réflexions ». Pour les « sensations », il avait tout remarqué, tout identifié pendant le voyage, carte en main, donc aussi cette craie blanche de Champagne qui n’en finissait pas. Il avait vu Varennes, connu de trop près Narbonne et Sauce, — ce Sauce qu’il avait d’abord considéré comme son sauveur, qu’il avait même remercié de Paris par une lettre, mais dont il a pu mesurer, une fois captif, la sottise et la duplicité, « la trahison », comme il a pu se persuader de plus en plus que Narbonne l’avait « trahi ». Il avait vu de ses yeux le Louvre envahi, le bonnet phrygien sur sa tête naguère sacrée, l’attaque des cinq cents hommes de Barbaroux qui l’avait obligé à chercher refuge chez ses ennemis de l’Assemblée, il avait senti le feu et le sang. Et à quoi pensait-il au moment où le « tranche » est tombé sur son cou ?…

— Conclus.

— Je ne conclus pas, mais j’ai l’impression de me trouver sur l’entrée d’un mundus à l’envers, par lequel des hommes de l’avenir communiqueraient avec les hommes du présent, le Louis XVI de 1791 ou de 1793 avec le Nostradamus du XVIe siècle. Comment, d’où Nostradamus a-t-il acquis ces connaissances qui seront, deux cent cinquante ans plus tard, les expériences et pourront être les réflexions du roi ? Eh bien, voici un chemin extravagant, mais un chemin. Non seulement Nostradamus aurait joui d’une lucidité plus que normale en ce qui concerne le destin de la dynastie qu’il honorait, mais il aurait été en communication directe avec le cerveau du futur Louis XVI, ses enregistrements et ses ruminations…

— Tu m’inquiètes. Ce serait un mode curieux de transmission de pensée. A travers les germes successifs des descendants de Henri IV, cousin de ses chers Valois, le cerveau de Nostradamus aurait été informé par les neurones adultes d’un Louis XVI qui avait encore plus de deux cents ans à attendre pour naître !

— Je n’ai dit cela que pour étiqueter un des accès possible au mystère : s’il y a eu transmission de pensée entre deux êtres humains, ce ne peut avoir été que celle-là, entre ces deux êtres-là. L’articulation des temps mis en miroirs ou en enclaves, que nous admirions dans Nostradamus, se serait faite, cette fois à moindres frais (et plus normalement, si l’on peut dire, puisqu’il se serait agi de ses propres expériences et de son propre destin), dans le cerveau futur de Louis XVI, préexistant dans quelque germe qui l’aurait transmis au cerveau de Nostradamus, son contemporain.

— Eliminons, si tu veux bien, cette transmission de pensée entre l’ancêtre germinal d’un futur spermatozoïde et le cerveau d’un adulte vivant. Quel autre accès au mystère as-tu repéré, quel autre mundus ?

— Une révélation, mais cela suppose une théologie. Ni vous ni moi ne sommes bien disposés envers les anges d’annonciation.

— Que te reste-t-il ?

— Un recours au plus rigoureux déterminisme. En toute chose, votre impression, mon impression de libre arbitre serait entièrement illusoire, justifiée seulement par l’effrayante complexité des opérations. Tout serait susceptible, en principe, d’être mis en forme algébriquement, mais il y faudrait des milliards et des milliards d’équations. Pourtant, de même qu’il existe, à notre échelle, des calculateurs prodigieux, on penserait que les prophètes, le nôtre du moins, ont de temps en temps une faculté infiniment plus prodigieuse encore de dominer et de combiner instantanément les éléments de cette masse immense et de « donner » ainsi l’avenir.

— Ton troisième mundus a du moins pour lui de se couvrir du langage de la mécanique. Mais mesures-tu la puissance que tu attribues à tes donneurs d’oracles ? Malgré ses milliards de neurones, ce que Nostradamus possédait, dans son cerveau, d’information apportée par son éducation et par sa vie propre, était limité ! En particulier, on ne lui connaît pas de rapports avec les Bourbons, cousins des Valois. Il te faut donc admettre que sa machinerie algébrique, de proche en proche, en vertu d’un déterminisme reliant tout à tout, pouvait avoir accès à un nombre illimité de données extérieures à son cerveau, à des sortes de banques d’information constituées dans d’autres cerveaux faits en principe comme le sien, mais dépourvus de son don de calculateur instantané, total, dominant le nombre, le temps et l’espace ? Ce serait une autre forme de transmission de pensée, moins étrange que l’autre, puisqu’elle s’exercerait entre « penseurs » adultes contemporains. En somme, tes trois mundus se réduisent à deux : la révélation, que tu écartes, et la pensée extériorisée, dont tu imagines deux variétés.

— Mon bon maître, dis-je, vous m’avez appris qu’il n’y a de science que des phénomènes. Disons donc que je fais de la littérature. Mais vous m’avez appris aussi que la science est par essence conquérante, que nous vivons au milieu de types d’actions et d’agents dont nous n’avons pas plus l’idée, aujourd’hui, qu’Aristote n’avait idée du courant électrique ou des rayonnements du ménage Curie. Nous ne saurons peut-être jamais, à moins d’une invention imprévisible, ce qui se passe, à chaque point du temps, dans chaque composant de notre système nerveux et dans les liaisons que ces points ont entre eux. Mais nous progresserons assez pour entrevoir comment opérait notre prophète, imbibé, submergé de « données ».

— Comme te voilà devenu sage ! Mais j’ai bien aimé ta petite crise d’imagination. Moi aussi, vois-tu, je me laisse parfois aller à rêver et, surtout, je me garde d’effacer, de nier ce que je n’explique pas. Pour tout te dire, je croirais volontiers, sans l’expliquer, à la transmission de pensée. Tiens, il y a deux ou trois ans, mon vieux maître et ami le docteur Richet, grand animateur des « études métapsychiques » et parfait honnête homme, m’a raconté ceci. Il venait d’aller à Varsovie pour faire l’épreuve d’un médium célèbre, un nommé Guzik, je crois. À Varsovie, chez l’ambassadeur, M. de Panafieu, tout le monde s’était accordé pour le mettre en garde : le médium avait été pris plusieurs fois en flagrant délit de fraude. Rien de plus naturel, avait-il répondu : chaque fois qu’« ils » peuvent s’en tirer à peu de frais par un truquage ou une simulation, ils le font, cela leur épargne effort et fatigue ; tout est affaire de contrôle. Il contrôla en effet le médium à la perfection : en plein jour, sous les yeux soupçonneux de plusieurs témoins. Avant de quitter Paris, il avait demandé à la grande Sarah d’écrire quelques mots sur un papier qu’elle avait ensuite placé dans une enveloppe. Elle avait elle-même cacheté l’enveloppe, sans dire ce qu’elle contenait. Richet donna le message au médium, qui le tripota longuement, très longuement, plusieurs heures, si je me rappelle bien, hors d’état de l’ouvrir ou de regarder par transparence. Finalement il capitula : « Je ne peux pas vous dire ce qui est écrit. Je sais seulement qu’il s’agit de ténèbres et de lumière. » Richet ouvrit l’enveloppe. Sarah avait écrit un vers de Chantecler :

Richet n’est ni menteur ni naïf. Il a l’intention de publier cette « observation scientifique » dans un livre, mais on n’y fera pas attention. Je crois qu’il faut la verser à la « banque de données », sans commentaire.

M. Espopondie ne m’avait jamais parlé si clairement de ce qu’il appelait les « physiques secondes », qui se substituent petit à petit aux métaphysiques pour peu que les générations d’observateurs soient patientes. Je lui dis ma surprise.

— Alors vous admettez qu’il peut y avoir science même quand ce qu’on étudie ne se laisse pas reproduire à volonté ?

— Science d’aujourd’hui, non. Mais science de l’avenir, peut-être. Un fait correctement observé est un fait à enregistrer et à mettre en réserve, même s’il est quantitativement unique et qualitativement singulier, pour toujours ou à titre provisoire, soit par nature, soit parce qu’il échappe à la prise de nos instruments. Le cas des quatrains 20 et 34 de la neuvième Centurie est d’ailleurs d’une autre sorte. Il est vraiment, dès maintenant, « matière scientifique », quoique la science ne sache pas comment l’aborder. Si nous ne sommes pas capables de reproduire à volonté le « travail » de Nostradamus, nous pouvons du moins relire et disséquer son texte autant de fois et sous autant d’éclairages que nous voulons et le confronter indéfiniment au détail, de mieux en mieux connu, de ce qu’il semble annoncer, dresser et rectifier à loisir des tables de concordances et de discordances. Ce qui en fait une matière privilégiée, c’est que la table des concordances est bien garnie et la table des discordances vide. Il ne manque plus que le point d’accrochage à l’ensemble de nos connaissances, et d’abord à ce que nous savons du système nerveux de l’homme.

— Pensez-vous qu’il y a quelque chose à retenir de ce que Nostradamus, dans ses écrits en prose, prétend révéler de son travail, de ses sources, calculs astrologiques, etc. ?

— Même sincère, il brouille les cartes. Et puis quel amphigouri ! Lis la préface de 1558.

Je feuilletai Le Pelletier et tombai sur ces phrases :

Et un peu plus loin :

Le lendemain, accueillant Momordy et Leslucas, M. Espopondie leur résuma notre divagation et me fit lire deux ou trois pages de la préface de Nostradamus.

— À vous de discourir, mes amis. Moi, j’en suis toujours au point de départ, capable tout au plus de cerner, comme tu dis, l’orifice du mundus avec des garde-fou et la pancarte « danger ».

Nos amis ne montrèrent pas beaucoup d’empressement. M. Leslucas dit seulement qu’il se sentait impressionné par le dossier des concordances, mais qu’il était, autant et plus que nous, convaincu de la vanité de tout essai, hic et nunc, d’explication. Il vivait en dehors des métaphysiques, sans souci des « physiques secondes », un peu stoïcien, un peu épicurien, et il vivait très bien ainsi. Par formation, par métier, il se bornait à établir des faits.

M. de Momordy ne paraissait pas à son aise.

— Vous êtes des hommes de bibliothèque, dit-il vivement, et vos problèmes, jusque dans les cahots de la vie, sont amortis par vos coussins philologiques. Nous, nous sommes happés par les engrenages de l’action. Dans quelques mois, je serai en poste, face à Mustafa Kemal ou à un autre monstre historique. Je devrai décider, conseiller…

Il reprit son souffle, hésita peut-être :

— Un Dieu m’est nécessaire et vos deux quatrains ne m’en détournent pas. Tout ce que vous opposez aux humbles aveux de Nostradamus ne les abolit pas : « Toute inspiration prophétique reçoit son principe moteur de Dieu le créateur. » Après Dieu, il y a ses principaux archanges : « l’heur », disons le calcul des probabilités ; et « la nature », l’élan vital, comme on l’enseigne au Collège de France.

Après un silence que nous nous gardâmes de troubler, il s’échauffa :

— Pourquoi écartez-vous d’un mot ce que vous appelez les théologies ? Je sens en moi, aussi vif qu’obscur, le besoin et l’évidence de ce que vous évitez même de nommer : la finalité. Votre déterminisme, votre causalité qui annexe tout, oublient cela, les causes finales… Et puis, pourquoi remettez-vous en question des choses aussi simples, aussi commodes que la distinction du corps et de l’esprit ? Notre expérience, dites-vous, ne rencontre pas de pensée, de volonté, d’amour au-delà des neurones, libre des neurones. Qu’en savez-vous ? C’est tout le problème. Et vous-mêmes, dominant vos milliards de neurones, que faites-vous de cette impression d’unité qui n’est pas plus méprisable que le reste de votre expérience ? Tenez, pour tout vous dire, j’ai l’impression, moi, de vivre dans une féerie perpétuelle, universelle, où l’explicable est l’exception. Le normal me semble être au merveilleux ce que le cercle est à l’ellipse : un cas particulier, appauvri, étriqué, vidé de ce qui fait la puissance des coniques. Votre trigonométrie ordinaire a bonne mine, à côté de ces deux foyers, de ce sinus et de ce cosinus elliptiques dont les rapports ne se laissent mettre en formule que si vous osez écrire le petit i, le signe d’une imaginaire dont vous ne pouvez imaginer le contenu : la racine carrée de — 1, est-ce plus rationnel, plus pensable que l’action d’un Dieu sur votre âme ? L’une et l’autre se prouve par son efficacité. Et puis, vous m’amusez, de ne plus vouloir parler de mémoire et de matière, d’esprit et de corps, dès que vous philosophez, alors que vous êtes bien contents, chaque jour, de disposer de ces vieux mots. Ils sont impropres, insuffisants, archaïques, ne touchent pas au « fond des choses » ? Soit. Mais l’éclairage qu’ils donnent au monde a l’avantage d’exister. Il faut vivre ! La langue française non plus, ni aucune autre, n’est « exacte », et pourtant nous discourons utilement ; le vocabulaire d’aucune langue ne recouvre exactement le vocabulaire d’aucune autre, et pourtant nous traduisons… Bref, pour rejoindre notre prophète, je pense tout simplement qu’il a vu, entendu, raisonné par la grâce d’un Dieu.

— De Dieu ?

— Si vous voulez. Je ne renie pas ce compagnon de mon enfance. D’ailleurs, ajouta M. de Momordy en rougissant, je connais un peu, moi aussi, et d’expérience, le monde de la prophétie.

Il s’attendait sans doute à une question. Nous ne la fîmes pas, et M. Espopondie conclut en s’adressant à lui :

— Vous avez terminé courageusement le débat. Je goûte autant le courage que la prudence.

Nous continuâmes à nous rencontrer tous les trois auprès de notre ami deux fois chaque semaine, mais ni Varennes ni Sauce ne se glissèrent plus dans nos propos. Pour couper court à toute reprise, M. Espopondie m’avait d’ailleurs remis, le soir même du dernier entretien — cadeau précieux ou empoisonné, je ne sais — le mémoire qui nous avait tant occupés.