Vers la fin de l’hiver 1924-1925, l’état de santé de M. Espopondie s’aggrava. Deux maladies, ses deux Moires aux conjurations incompatibles, se disputaient l’honneur de l’achever. Pour le distraire, M. de Momordy, Charles Leslucas et moi-même, qui lui devions beaucoup, nous continuions à nous réunir une ou deux fois par semaine autour de son fauteuil et nous parlions d’« autre chose ». En février, je ne sais quel incident nous ramena à Nostradamus et cette fois, par manière de jeu, nous décidâmes que chacun de nous, à tour de rôle, imaginerait, fabriquerait à partir d’un quatrain des Centuries, un événement du proche avenir. M. Espopondie décernerait le prix à celui qui aurait présenté la construction à la fois la plus simple, la plus littérale, la plus cohérente et la moins vraisemblable. Étant de peu l’aîné, je fus prié de commencer.
Je ne suis pas doué pour les jeux de société et j’ai peu d’imagination. Après quelques tentatives vaines, je bâclai mon devoir. Comme je m’intéressais alors aux descriptions, en prose et en vers, que les anciens Scandinaves ont faites de la fin du monde, je choisis le fameux quatrain 72 de la dixième Centurie, un des rares qui contiennent une date :
L’an mil neuf cens nonante neuf sept mois
Du ciel viendra un grand Roy d’effrayeur…
Et j’en tirai je ne sais plus quelle apocalypse paradoxalement optimiste : les derniers mots du quatrain ne sont-ils pas : « … par bon heur » ? M. Espopondie sourit poliment, mais M. de Momordy me fit remarquer que je m’étais donné bien de la facilité en fabriquant de la mythologie où l’on attendait de l’histoire. Je ne me défendis pas, me sentant éliminé. Nous achevâmes donc l’après-midi en parlant du premier Cahier de Paul Valéry que Champion venait de publier en fac-similé.
La semaine suivante, ce fut le tour de Charles Leslucas, mon jeune camarade de l’École Normale, qui se passionnait alors, sans succès, pour le déchiffrement des écritures de la Crète mycénienne. Il avait naturellement choisi le quatrain 89 de la troisième Centurie, où l’île jumelle, Chypre, est nommée.
En ce temps la sera frustree Cypres
De son secours de ceux de mer Egee :
Vieux trucidez, mais par mesles et lyphres
Seduict leur Roy, Royne plus outragee.
— J’espère vous satisfaire au moins sur le chapitre de l’invraisemblance, dit-il. Chypre est aux mains des Anglais, qui s’apprêtent à y transformer leur tutelle en régime colonial, et je vais la supposer indépendante, nation à part entière… La Grèce vient de se mettre en république, et je vais lui imposer à nouveau une dynastie… Mais voici mon événement.
Chypre est peuplée, comme vous savez, de Grecs et de Turcs qui, jusqu’à présent, s’entendent à peu près. Mais, après l’indépendance que je leur octroie, les Turcs du continent, excitant ceux de l’île, commenceront à revendiquer, bientôt occuperont la partie qui fait face à leurs côtes, et même un peu plus, sans que le gouvernement royal que j’ai rétabli à Athènes, maître pourtant de tous les archipels de la mer Egée, puisse ou ose apporter aux Cypriotes grecs le secours espéré. Il y aura des violences dans l’île, même des meurtres. Dans le royaume, tout au long — et à l’occasion — des tristes développements de cette promiscuité forcée d’un peuple et d’une armée d’invasion, le roi de Grèce — « leur » roi, qui ne peut être que le roi de « ceux de mer Egée » — sera mal conseillé et une reine — la femme ou la mère dudit roi, je vous laisse le choix — deviendra de plus en plus impopulaire. Je ne serais pas surpris si cela conduisait, de proche en proche, à une nouvelle expulsion du roi. Mais je n’introduis pas cette fin dans Nostradamus !
M. Espopondie sourit encore. M. de Momordy et moi, nous nous avouâmes impressionnés. Nous accordâmes à ce scénario les qualités requises de cohérence et d’invraisemblance, mais nous contestâmes qu’il pût être dit littéral, le texte contenant des mots obscurs, et aussi qu’il fût simple, ayant eu quelque peine à enfiler tant d’incidents sur si peu de mots. M. de Momordy s’en prit d’abord à l’exactitude de la traduction.
— La syntaxe de votre interprétation, dit-il, n’est-elle pas arbitraire ? Vous fabriquez quatre phrases où il n’y a qu’un verbe.
— Nostradamus aime ce genre d’ellipse, dit Leslucas. Le verbe de la première phrase, du premier vers, « sera », prolifère sur toute la suite : des vieux seront trucidés, le roi sera séduit, la reine sera outragée.
— Ce n’est pas tout, reprit M. de Momordy. Votre quatrain contient des vocables artificiels, fabriqués par Nostradamus, qui vous donnent trop de liberté. Ainsi quand vous glosez « mesles et lyphres » par « les tristes événements résultant de la promiscuité des occupants et des occupés ».
— Mon ami, répondit M. Leslucas, cette traduction s’impose. « Lyphre », comme l’a bien vu Le Pelletier il y a quatre-vingts ans, est évidemment une forgerie d’helléniste : y en dénonce l’origine et l’inutile h de ph — inutile, puisque la rime est -ipre — « en remet », si vous me permettez cette vulgarité. « Les lyp(h)res » ne peuvent être que le grec ta lypra, « les choses tristes ou attristantes ». Et voyez comme le mot, bien que suggéré par la rime (« Cypres » est exigeante !) est opportun : il établit comme un lien naturel, fatal, une prédestination entre la consonance du nom de Chypre et l’épreuve qui va l’affliger. On pense à cet autre vers, conservé je crois dans une biographie de Sophocle, où Ulysse poursuivi par le sort s’écrie (j’arrange un peu) : « Oui, c’est à juste titre que je m’appelle Odysseus, d’un nom de même racine que celui de la souffrance, odynē. » Ne nous étonnons pas non plus de voir ici francisé un mot grec : grec est l’événement.
Quant à « mesles », c’est un de ces substantifs courts que Nostradamus tire volontiers des infinitifs et préfère à des dérivés ou à des composés plus longs : « la pille » est chez lui « le pillage », le butin ; « le part », nous l’avons vu naguère, est « le départ ». « Mesle », valant « mélange » n’est autre d’ailleurs que le second élément de notre « pêle-mêle », qui se trouve aussi dans les Centuries (X 98 d : « pesle-mesle »). L’association du mot avec « lyp(h)res » est satisfaisante : quelle sera, à ce moment, la raison de l’affliction des Grecs de Chypre et, par ricochet, des Grecs de Grèce, sinon justement cette compénétration, cette cohabitation forcée avec l’envahisseur musulman, cette « mêlée » civile et militaire ? On pense cette fois au « quatrain de Nantes » (V 33 : « Cris, hurlements à Nantes piteux voir ! ») où les fameux mariages nantais du proconsul Carrier semblent évoqués au troisième vers : « Détranchés masles, infelice meslée. » Vous pouvez, si vous voulez, traduire directement ici « par les promiscuités et les événements affligeants », — ce qui ne change rien au sens ; mais je pense plutôt à un hendiadis juxtaposant la cause et l’effet au lieu de les construire en dépendance : « les suites affligeantes des promiscuités ». Reste la préposition « par » qui introduit « mesles et lyp(h)res ». Je la comprends « par la faute de, à l’occasion de » et aussi, temporellement, « à travers tout le temps de » (comme nous disons « par le temps qui court ») ; mais vous pouvez aussi la traduire en valeur d’instrumental, à condition de rapprocher le verbe « séduire » de son sens originel : « Le roi sera sé-duit, détourné d’une bonne politique, par les tristes événements de Chypre. » Je préfère pourtant mon sens et je crois lire en filigrane que, si le roi s’égare, c’est qu’il est « séduit » par les conseils de la reine, épouse ou mère, qui est mentionnée immédiatement après lui et que, justement, la voix publique traite de plus en plus mal. Cela ne vaut certes pas la « séduction », non moins fatale au roi, dont parle un autre quatrain :
Luxe, ô salle d’ébène où, pour séduire un roi,
Se tordent dans leur mort des guirlandes funèbres,
Vous n’êtes qu’un orgueil menti par les ténèbres
Aux yeux du solitaire ébloui de sa foi…
Et pourtant « Vieux trucidés, mais, par mêles et lypres / séduit le Roi, Reine plus outragée », nos deux vers, avouez-le, ont belle allure.
— Nostradamus vous rappelle vraiment Mallarmé ?
— … Et Baudelaire. Écoutez :
Le corps sans âme plus n’être en sacrifice,
Jour de la mort mis en nativité :
L’esprit divin fera l’âme félice
Voyant le Verbe en son éternité.
La troisième semaine, M. de Momordy s’exécuta :
— Vous allez voir, dit-il, je ne suis tombé dans aucun de vos défauts. Mon quatrain est limpide, mon interprétation littérale, et ma matière historique.
Jeune diplomate, Jacques de Momordy allait recevoir son premier poste important et pensait que ce serait Ankara. Ses études sur le Proche-Orient l’y avaient préparé et il lisait, il parlait convenablement le turc. Romantique en diable, il eût préféré découvrir la Turquie des sérails et des caïques, mais l’idée de passer deux ou trois mois d’été sur les rives, même républicaines, du Bosphore l’enchantait. Nous ne fûmes donc pas surpris de l’entendre évoquer Istanbul à propos du quatrain 97 de la seconde Centurie :
Romain pontife garde de t’approcher
De la cité que deux fleuves arrouse,
Ton sang viendra auprès de la cracher,
Toy et les tiens, quand fleurira la rose.
— Voici ma traduction, dit M. de Momordy sans préambule : « Saint Père, gardez-vous de vous approcher de la ville qui déverse l’eau de ses ruisseaux et de ses décharges dans le Bosphore et dans la Corne d’Or. (Si vous le faites malgré cet avertissement) il adviendra, à peu de temps de là, un jour de mai, que votre sang jaillira sur vous-même et sur votre entourage. »
Puis vint la glose :
— La visite d’un chef de l’Église romaine à l’autre pôle de la chrétienté, conquis par l’Islam, même sa simple entrée en Turquie, serait, j’imagine, ressentie comme une provocation par quelque musulman fanatique qui, de ce moment, n’aurait qu’une idée en tête : le tuer. Quelques mois ou quelques années plus tard, quelque part, un jour de mai, solitaire ou manipulé, il tenterait, si j’ose dire, sa chance et blesserait grièvement le Saint-Père, avec quelques voisins.
Nous sentîmes tous que M. de Momordy venait de gagner le prix. Mais Charles Leslucas avait une revanche à prendre. Il multiplia les chicanes.
— Je vois, dans Le Pelletier, au second vers, non pas « qui », mais « que ».
— Cela ne change rien. Il arrive que Nostradamus emploie « que » au nominatif, pour « qui » : survivance du Moyen Âge. Mais de toute façon, le pronom relatif est le sujet puisque le verbe, « arrouse », est au singulier.
— Peut-on vraiment dire que le Bosphore et la Corne d’Or sont des fleuves ?
— Ils le sont, au sens le plus strict du mot, bien qu’avec des « particularités curieuses » comme Verlaine dit de certaines de ses amours. Le Bosphore n’est qu’un large canal formé par la confluence de tous les fleuves, du Danube au Phase, qui alimentent la mer Noire, qui n’est elle-même qu’un engorgement, un réservoir, contenu par le long barrage des côtes de Thrace et d’Anatolie. Le barrage, en des temps très anciens, s’est ouvert en un point et les eaux ont trouvé leur issue. Oui, le Bosphore est un fleuve dont les plus grands fleuves d’Europe sont les affluents : il n’est que d’éprouver, près de Bébek, la force du débit, qui donne ce que les natifs appellent « le Courant du diable ». Quant à la Corne d’Or, elle n’est, élargi et rongé en fjord, que l’estuaire commun des deux rivières, aujourd’hui bien modestes, qui composent ce qu’on appelle encore les Eaux Douces d’Europe.
— Mais pourquoi donner ce privilège à Istanbul ? Plus d’une ville au monde déverse ses eaux propres et sales dans deux rivières. N’a-t-on pas proposé, par exemple, Lyon, à la jonction de la Saône et du Rhône ?
— Prenez la « ville à deux fleuves » comme vous voudrez, mais il vous faudra découvrir la raison pour laquelle un « Romain Pontife » y courra des risques propres à sa fonction, liés à son titre, qu’énoncent solennellement les premiers mots du premier quatrain, avec l’adjectif « Romain » projeté en évidence. Élisez par exemple la Thèbes aux sept portes de l’épopée grecque, puisque c’est elle que le chœur des Suppliantes appelle polis dipotamos à cause de ses deux rivières, l’Asope et l’Ismène : un pape humaniste tenté par un pèlerinage à la maison de Pindare, pourquoi pas ? Mais en quoi cette fantaisie pourrait-elle provoquer une réaction meurtrière ? Tandis que Sainte-Sophie, remplie par les écussons des successeurs du prophète, le Patriarche de la Seconde Rome confiné dans le Phanar, l’Islam défendant ce qui lui reste de ses anciennes conquêtes contre toutes les velléités, toutes les apparences de croisade, tout cela forme un petit fond de guerre de religions qui justifiera, dans une certaine mesure, l’incident que j’imagine.
— Êtes-vous sûr que les deux moitiés du quatrain sont si étroitement liées ? que l’incident sanglant que décrit la seconde est non seulement, par hasard, consécutif à, mais causé logiquement par la visite que déconseille la première ?
— La généralité de l’expression « Romain Pontife, garde-toi… » suggère que le péril est permanent, non personnel, donc à la fois lié à la fonction de l’éventuel voyageur et à la nature de la ville dont il ne doit pas s’approcher. Les Centuries contiennent deux autres quatrains qui sont ainsi des avertissements introduits par l’impératif du verbe « garder ». L’un d’eux (III, 43) est constitué comme celui qui nous occupe ; il revient à dire : « Gens du sud-ouest de la France, gardez-vous de passer les monts Apennins ; [sinon], vous périrez et serez enterrés à Rome et à Ancône. » La menace n’est pas voilée : Nostradamus imagine une expédition militaire (le quatrième vers parle de « trophée dresser ») vouée au désastre. Le rapport des deux moitiés du quatrain est évidemment de cause à effet. Il en est de même ici.
— Soit, dit Leslucas. Mais autre chose me gêne. Vous prenez « auprès de là », au troisième vers, pour une indication de temps : « à peu de temps de là ». Pourquoi ne serait-ce pas tout simplement une indication de lieu ? Le Pontife serait frappé « auprès » du lieu de son action, de sa provocation.
— La mise en garde n’est pas seulement impersonnelle, elle est intemporelle, sans limitation à telle ou telle saison, alors que le saignement est prévu pour le printemps, « quand fleurira la rose ». Cela n’a de sens que si l’effet, ainsi confiné dans une saison, n’est pas, dans le cours du temps, obligatoirement, immédiatement voisin de sa cause dont la date est indéterminée, indifférente, et par conséquent qu’il peut se produire en un autre lieu. Si l’expression « auprès de là » vous gêne parce qu’elle semble proprement et doublement locale (doublement, par « auprès » et par « là »), je vous rassure en vous renvoyant à Nostradamus qui l’a employée ailleurs, dans un contexte où elle est indubitablement temporelle : en III 33 a-b, on lit : « En la cité où le loup entrera / Bien près de là; les ennemis seront. » Comme on ne peut être à la fois « en » et « près d’ » un lieu, ces vers signifient : « quand le loup entrera dans la cité en question, les ennemis y seront aussi très peu de temps après. »
— Il y a pourtant, au troisième vers de notre quatrain pontifical, « viendra auprès de là ». Le « viendra », verbe de mouvement, n’engage-t-il pas à conserver, pour « auprès de là », un sens local ?
— Vous mutilez le vers, qui ne dit pas « viendra auprès de là » : « venir » ne fait que soutenir l’infinitif qui suit, « viendra cracher », par une construction qui est fréquente dans les Centuries et qui signifie en général « venir avec l’intention de », ce qui est impossible ici, puisque le sang du pontife ne « viendra » pas, où que ce soit, « pour » cracher et, plus généralement, ne « viendra » nulle part. Il s’agit donc d’un futur périphrastique, plus solennel que ne serait « ton sang crachera ». « Ton sang viendra cracher » suggère quelque chose comme « ton sang, se conformant, obéissant au destin que j’énonce, crachera » ; ou, moins mythologiquement, « il adviendra que ton sang crache ». Les mots « auprès de là » ajoutent la nuance : « il ad-viendra dans un a-venir proche. »
— Bon. Mais il me semble que vous construisez bien librement « toy et les tiens » quand vous supposez que le sang du seul pape jaillira non seulement sur lui, mais sur son entourage : où est le mot « sur » ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une retouche dans le sujet de la phrase : « Ton sang crachera — oui, ton sang et celui des tiens » ?
— Ce n’est pas moi qui construis librement ces quatre mots : ils ont été librement construits par Nostradamus. Le prophète est coutumier de cette syntaxe allusive, parfois haletante, qui lance des indications circonstancielles, en forme de parenthèse, sans exprimer ce qui les justifie, le rapport qu’elles ont avec tel ou tel élément plus important de la phrase. Il se peut donc que vous ayez raison, que le pontife ne soit pas seul à saigner. À la réflexion, c’est même une variante intéressante : ou bien le pape, seul blessé, saignera sur lui-même et sur ceux qui le soutiendront, ou bien d’autres personnes, membres des services pontificaux ou fidèles étrangers venus pour le voir, saigneront comme lui, avec lui. Les deux scènes peuvent d’ailleurs se combiner. Faisons un compromis, voulez-vous : en même temps que le pape ensanglantera ses proches, un pieux touriste, disons une Américaine pour faire bonne mesure, s’écroulera, frappée d’une autre balle ou par un autre coup de couteau.
— J’accepte, dit Leslucas. Mais êtes-vous sûr que « quand fleurira la rose » soit à prendre au sens littéral, comme une indication de saison ? La rose a servi de symbole à tant d’idées ! Ne signifierait-elle pas ici un printemps politique, la victoire électorale, par exemple, d’une sorte de démocratie avancée, pas aussi rouge que celle de l’archicube Herriot, mais un petit peu plus colorée que ce qu’a fait M. Poincaré ?
— De minimis non curat vates, dit M. de Momordy. Et puis, règle d’or : tenons-nous-en au sens obvie. Les quatrains renferment assez d’obscurités pour que nous traitions avec respect les quelques lanternes qui s’y trouvent disposées.
M. Espopondie avait laissé dire, mais le débat languissait. Il le termina.
— Le prix est à vous, dit-il au diplomate. Votre scène est la plus sobre, la mieux liée, et l’événement que vous avez créé est bien le plus improbable. Comment un pape aurait-il l’idée, la possibilité d’aller à Istanbul, d’aller où que ce soit hors de Rome, puisque, de règne en règne, depuis 1870, les « Romains Pontifes » se considèrent comme prisonniers dans les limites du Vatican et que Benito Mussolini n’est pas homme à déposséder le royaume de sa capitale ? Du côté turc, comment imaginer un tel mouvement de fanatisme religieux, alors que Mustafa Kemal, qui a déjà congédié le sultan et aboli le khalifat, se met, avec quelle énergie, à européaniser, à laïciser son pays ? Il remplace le repos du vendredi par le repos du dimanche, il envoie au gibet les imams qui osent prêcher contre le chapeau, il ferme les couvents des derviches, il ne laisse même pas construire de mosquée à Ankara, et j’entends dire que l’écriture arabe n’en a plus pour longtemps… Oui, mon ami, votre idée est la plus saugrenue. Vous avez gagné.
Nous nous préparions à changer de sujet quand je l’entendis murmurer :
— Et pourtant, qui sait ?