Il ne restait que trois jours avant la fête annuelle de la nuit des feux de joie. Nous avions rassemblé un tas impressionnant de vieux pneus et le but était de faire le plus grand feu de joie de Ness. Chaque village en faisait un, et chaque village voulait avoir le plus gros. À cette époque, c’était une compétition que nous prenions très au sérieux. J’avais treize ans et j’en étais à ma deuxième année au collège de Crobost. Les examens auxquels j’allais me présenter à la fin de cette année décideraient en grande partie de ma vie future. Et le reste de sa vie est une chose assez lourde à assumer lorsque l’on a treize ans.
Si je m’en sortais bien, je pourrais aller à Nicholson, à Stornoway, et passer le bac. J’aurais une chance d’aller à l’université, une chance de m’échapper.
Si cela ne se passait pas bien, je me retrouverais à l’école de Lews Castle, qui était encore, à l’époque, dans l’enceinte même du château. Mais là, je ne recevrais qu’une formation professionnelle. L’école se targuait de former d’excellents marins. Mais je ne voulais pas aller en mer. Je ne voulais pas apprendre un métier manuel et me retrouver coincé sur un chantier de construction, comme mon père le jour où la pêche ne lui avait plus permis de s’en sortir.
Le problème, c’est que je ne m’en sortais pas très bien. La vie d’un garçon de treize ans est pleine de distractions. Comme la nuit des feux de joie. Cela faisait également cinq ans que je vivais chez ma tante, et elle me donnait sans cesse quelque chose à faire à la ferme : couper la tourbe, laver les moutons, surveiller la reproduction, mettre bas les agneaux, apporter le fourrage. Elle ne se préoccupait pas de savoir si cela se passait bien ou mal à l’école. Et, à cet âge, il n’est pas évident de se motiver pour passer de longues heures, le soir, à plancher sur un livre d’histoire ou une équation mathématique.
C’est à cette époque que le père d’Artair vint voir ma tante pour lui proposer de me donner des cours particuliers. Elle lui répondit qu’il était fou. Comment aurait-elle pu payer un professeur particulier ? Il lui répondit qu’elle n’avait pas à s’en inquiéter. Il donnait déjà des cours à Artair, cela ne serait donc pas un poids supplémentaire que de s’occuper de moi. De plus, il lui dit (et je le sais car elle me le répéta plus tard, mot pour mot, avec beaucoup de scepticisme dans la voix) qu’il pensait que j’étais un garçon intelligent mais qui ne donnait pas toute sa mesure. Avec un coup de pouce dans la bonne direction, il était certain que je pourrais passer mes examens à la fin de l’année et entrer à Nicholson. Et, qui sait, peut-être à l’université.
C’est ainsi que je me suis retrouvé, ce soir-là, assis à une petite table dans la remise de la maison d’Artair que son père aimait appeler son étude. Il y avait un mur entier couvert d’étagères qui ployaient sous le poids des livres. Des centaines de livres. Je me souviens m’être demandé comment il était possible pour une seule personne de lire autant de livres en une seule vie. M. Macinnes avait un bureau en acajou avec un sous-main en cuir et une chaise à accoudoirs coordonnée. Le bureau se trouvait contre le mur qui faisait face aux étagères. Il y avait aussi un grand fauteuil confortable où il s’asseyait pour lire. À côté, se trouvait une table basse sur laquelle était posée une lampe articulée. S’il levait les yeux, il pouvait voir la mer par la fenêtre. Artair et moi suivions nos cours assis à une table de jeu pliante que M. Macinnes plaçait au centre de la pièce. Nous étions assis sur de simples chaises, le dos tourné à la fenêtre pour ne pas être distraits par le monde extérieur. Parfois, il nous faisait cours ensemble, habituellement pour les mathématiques. Mais, la plupart du temps, il nous prenait séparément. Les garçons, lorsqu’ils sont ensemble, ont tendance à se déconcentrer mutuellement.
Je ne me rappelle pas grand-chose de ces longues séances, lors des sombres soirées d’hiver ou dans la lumière du début du printemps, si ce n’est que je ne les appréciais pas. Il est amusant, toutefois, de noter ce dont je me souviens. Comme la couleur chocolat de la table de jeu couverte de feutre, ou la tache de café bien nette qui s’y trouvait et ressemblait à une carte de Chypre. Je me souviens d’une vieille trace marron d’humidité au plafond, dans le coin de la pièce. Elle me rappelait un fou de Bassan en plein vol. Une fissure dans le plâtre la traversait et partait en angle le long des moulures, avant de disparaître derrière le papier peint gaufré, couleur crème. Je me souviens également d’une fente, dans une des vitres, que je voyais lorsque je jetais un regard à la dérobée vers le monde extérieur, et de l’odeur de pipe froide qui flottait en permanence autour du père d’Artair. Par contre, je ne me souviens pas l’avoir vu fumer.
M. Macinnes était un homme grand et maigre, plus âgé que mon père d’une bonne dizaine d’années. Je suppose que les années soixante-dix furent la décennie où il décida qu’il n’était définitivement plus un jeune homme. Cependant, jusque tard dans les années quatre-vingt, il se cramponna à une coupe de cheveux plus longue que la mode de l’époque. C’est étrange à quel point certaines personnes peuvent rester bloquées dans une époque. Il y a un moment dans leur vie qui les définit, et ils s’y accrochent pendant les décennies suivantes : même coupe de cheveux, même style de vêtements, même musique, alors que le monde qui les entoure a totalement changé. Ma tante était bloquée dans les années soixante. Meubles en teck, tapis mauves, peinture orange, Les Beatles. M. Macinnes écoutait les Eagles. Je me souviens de Tequila Sunrise, de New kid in town et de Life in the fast lane.
Ce n’était toutefois pas un universitaire ramolli. M. Macinnes était un homme vigoureux. Il aimait naviguer et participait régulièrement au voyage annuel sur l’An Sgeir pour y chasser le guga.
Ce soir-là, il était fâché après moi car je n’arrivais pas à me concentrer. Artair mourait d’envie de me dire quelque chose lorsque j’étais arrivé, mais son père m’avait poussé dans la remise et avait dit à Artair de rester tranquille. Ce qu’il avait à me dire pouvait attendre. Mais, même à travers la porte, je sentais l’impatience d’Artair et, au bout du compte, M. Macinnes comprit que le combat était perdu d’avance et me laissa sortir.
Artair n’en pouvait plus d’attendre. Nous remontâmes précipitamment l’allée qui menait au portail. La nuit était glacée, le ciel était noir comme jamais et incrusté d’étoiles qui ressemblaient à des pierres précieuses. Il n’y avait pas de vent et, semblable à de la poussière, une gelée blanche et épaisse était déjà en train de se déposer sur la lande, se répandant doucement tandis que la lune s’élevait dans le ciel d’automne, diffusant sa merveilleuse clarté sur une mer exceptionnellement calme. Il y avait un phénomène de haute pression sur les Hébrides, et on disait que cela allait durer pendant quelques jours. Un temps idéal pour un feu de joie. La respiration sifflante d’Artair trahissait son excitation. C’était devenu un sacré gaillard, plus grand que moi, mais l’asthme le suivait toujours, comme une malédiction, menaçant par moments de lui couper la respiration. Il prit une grosse bouffée de son inhalateur.
« Les gars de Swainbost ont mis la main sur un vieux pneu de tracteur. Il fait presque deux mètres de diamètre ! »
– Et merde ! » m’exclamai-je. Un pneu comme cela allait brûler bien mieux que tous ceux dont nous disposions. Nous en avions récolté plus d’une douzaine, mais ce n’étaient que des pneus de voiture, de vélo et des chambres à air. Et il ne faisait pas de doute que les gars de Swainbost avaient eux aussi amassé quelque chose de similaire. « Où est-ce qu’ils l’ont trouvé ?
– Qu’est-ce que ça peut faire ? Le fait est qu’ils l’ont et qu’ils vont avoir un bien meilleur feu de joie que nous. » Il fit une pause, observant ma mine défaite, puis il sourit. « Peut-être. »
Je pris un air renfrogné. « Qu’est-ce que tu veux dire par peut-être ? »
Artair prit un air de conspirateur. « Ils ne savent pas que nous savons qu’ils l’ont. Ils l’ont planqué quelque part, et ils ne vont le sortir que pour la nuit du feu de joie. »
Peut-être était-ce à cause de l’heure que je venais de passer dans l’étude de M. Macinnes, mais je ne voyais pas où il voulait en venir. « Et alors ?
– Ils pensent que si nous l’apprenons, nous serons jaloux et que nous essaierons de le saboter. »
Je commençais à avoir froid. « Eh bien, nous le savons. Mais je ne vois pas comment diable nous allons pouvoir saboter un pneu de tracteur.
– C’est ça, le truc : on ne va pas se contenter de le saboter. » Les yeux d’Artair brillaient d’excitation. « On va le leur piquer. »
J’étais sidéré. « C’est l’idée de qui ?
– Donald Murray, dit Artair. Il a un plan. »
Le lendemain, au moment de la récréation, il y avait encore du givre sur le sol. Tout le monde jouait dans la cour. Une demi-douzaine de groupes s’amusaient à faire des glissades. Le meilleur endroit se trouvait dans la partie la plus éloignée du portail, là où le sol descendait en direction d’un fossé de drainage. Il faisait bien cinq mètres de long. Une petite accélération au démarrage, et la gravité faisait le reste. Il fallait tout de même sauter assez vite à la fin pour ne pas finir dans le fossé.
Cela me démangeait d’y aller et de prendre mon tour, mais Donald Murray avait prévu de réunir les garçons de Crobost et nous étions rassemblés à côté du local technique. Je ne pouvais donc regarder que de loin, avec envie.
Donald était grand, sec, d’une allure agréable, avec une belle chevelure blonde qui lui cachait le front. Toutes les filles lui couraient après, mais il s’en fichait complètement. C’était un mec, un meneur d’hommes. En plus, si vous étiez avec Donald, vous vous sentiez protégé contre les frères Macritchie. À cette époque, Ange avait quitté l’école de Crobost pour suivre une formation professionnelle au château de Lews. Mais Murdo Ruadh était encore une menace bien réelle.
Au départ, Donald tenait son pouvoir du fait que tout le monde avait peur de son père. Tout le monde, à l’exception de Donald lui-même. À cette époque, le ministre du culte était encore une figure extrêmement respectée au sein de la communauté, et Coinneach Murray était un homme que l’on craignait. Coinneach est le nom gaélique pour Kenneth, et, bien qu’il soit inscrit Kenneth Murray sur l’écriteau à l’extérieur de l’église, tout le monde le connaissait sous le nom de Coinneach. Quoiqu’on ne l’appelât pas ainsi en sa présence. On ne s’adressait à lui qu’en employant Monsieur ou Révérend Murray. Nous nous sommes toujours imaginé que sa femme aussi devait l’appeler Révérend. Même au lit.
Donald, toutefois, lorsqu’il parlait de son père, l’appelait le vieux bâtard. Il le défiait à la moindre occasion, refusant d’aller à l’église le dimanche, ce qui fait qu’il passait le sabbat consigné chez eux.
Un samedi soir, nous étions en train de faire la fête chez je ne sais plus qui. Les parents étaient à un mariage à Stornoway et avaient décidé de passer la nuit sur place plutôt que de prendre le risque de rentrer en voiture après avoir bu. Il n’était pas très tard, aux environs de dix heures et demi, lorsque la porte s’ouvrit brutalement. Coinneach Murray se tenait debout dans l’embrasure, tel un ange vengeur envoyé par le Seigneur pour nous punir de nos péchés. Bien sûr, la moitié d’entre nous était en train de fumer et de boire. Et, pour couronner le tout, il y avait des filles. Coinneach rugissait sa désapprobation. Il nous dit qu’il veillerait à parler à chacun de nos parents. Ne savions-nous pas que c’était la veille du jour du Seigneur, et que des enfants de notre âge auraient dû être chez eux, au lit ? Nous étions tous terrifiés. Sauf Donald. Il ne bougeait pas d’un pouce, vautré sur le canapé, une bière à la main. Bien sûr, c’était avant tout pour lui que son père était venu. Il pointa vers lui un doigt tremblant et accusateur et lui dit de sortir. Mais Donald restait assis, un air de défi sur le visage. Nous fûmes tous choqués lorsqu’il dit à son père d’aller se faire foutre. Si une épingle était tombée sur le sol à Stornoway, nous l’aurions entendu.
Rouge de colère et d’humiliation, Coinneach Murray s’avança dans la pièce et envoya valser la bière que Donald avait à la main. La bière se répandit partout. Mais personne ne bougea, personne ne dit un mot. Pas même Coinneach. Il dégageait une présence physique qui allait bien au-delà de celle que lui conférait son col romain. C’était simplement un homme grand et fort. Il souleva Donald du canapé en le saisissant par la peau du cou et le fit sortir de force dans la nuit. Aucun d’entre nous n’aurait voulu être à la place de Donald une fois que son père l’aurait ramené à la maison.
Fidèle à sa parole, le révérend Coinneach Murray rendit visite aux parents de chacun des garçons et des filles qui étaient dans la maison cette nuit-là, et tout le monde le paya cher. Sauf moi. Ma tante était plutôt du genre excentrique et, dans une communauté craignant à ce point Dieu, il était tout à fait normal qu’elle soit une athée convaincue. Elle dit au révérend, en termes clairs, moins cependant que ceux de Donald, où il pouvait se mettre sa juste indignation. Il lui répondit qu’elle irait à coup sûr en Enfer. « On s’y retrouvera, alors », répondit-elle en lui claquant la porte au nez. Je pense que c’est de ma tante que j’ai hérité mon mépris pour l’Église.
Donald avait acquis de cette manière une sorte de statut légendaire. Non pas en raison de qui était son père, mais à cause de la manière dont il le provoquait et dont il se dressait contre tout ce qu’il représentait. Donald fut le premier d’entre nous à fumer. Le premier à boire. Ce fut le premier parmi ceux de mon âge que je vis saoul. Il avait toutefois de bons côtés. Il était doué en sport. Il était second de notre classe. Et, bien que si physiquement il ne tenait pas la comparaison avec Murdo Ruadh, il le surpassait nettement sur le plan intellectuel. Et ça, Murdo ne le savait que trop, ce qui fait qu’en général, il l’évitait.
Ce jour-là, six d’entre nous étaient rassemblés dans la cour. Donald, moi, Artair, deux garçons venant du fin fond du village, Iain et Seonaidh, et Calum Macdonald. J’éprouvais toujours de la pitié pour Calum. Il était plus petit que la plupart d’entre nous et il émanait de lui une certaine douceur. Il était doué en arts plastiques, aimait la musique celtique et jouait de la clàrsach, une petite harpe celte, dans l’orchestre de l’école. Il était également le souffre-douleur favori de Murdo Ruadh et de sa bande. Il n’en parlait jamais et ne s’en plaignait pas, mais je l’imaginais souvent, pleurant sur son sort, la nuit dans son lit. Je dus faire un effort pour ne plus regarder les glissades de l’autre côté de la cour et me concentrer sur le plan d’attaque prévu pour le soir même à Swainbost.
Donald était en train de parler. « Bon, nous nous retrouvons à Swainbost, au bout de la route du cimetière, à une heure demain matin.
– Comment on va faire pour sortir de chez nous sans se faire prendre ? » Calum avait les yeux complètement écarquillés et l’air inquiet.
« C’est ton problème. » Donald était assez peu compatissant. « S’il y en a qui ne veulent pas venir, libre à eux. » Il fit une pause pour laisser une chance de renoncer à ceux qui le souhaitaient. Personne ne bougea. « Bon, à une centaine de mètres, le long de la route menant au cimetière, il y a les restes d’une ancienne blackhouse avec un toit en tôle. Dedans, il y a surtout du matériel agricole, et il y a un cadenas sur la porte. C’est là qu’ils ont caché le pneu.
– Comment tu sais tout ça ? » demanda Seonaidh.
Donald eut un sourire satisfait. « Je connais une fille à Swainbost. Elle et son frère ne s’entendent pas. » Nous hochâmes la tête en chœur. Aucun de nous n’était surpris que Donald connaisse une fille à Swainbost et nous pensions tous qu’il devait aussi la connaître au sens biblique du terme.
« Qu’est-ce que vous foutez par ici, hein ? » Murdo Ruadh força le passage, accompagné des deux garçons qui avaient commencé à le suivre dès le premier jour d’école, de nombreuses années auparavant. L’un d’eux était couvert d’acné et il était impossible de détacher son regard des amas de boutons jaunes et suintants qui cernaient son nez et sa bouche. Nous nous écartâmes rapidement.
« Rien qui te regarde, dit Donald.
– Ben voyons. » Pour une fois, Murdo avait l’air sûr de lui malgré la présence de Donald. « Vous allez piquer le pneu que les gars de Swainbost ont planqué. »
Nous étions tous surpris qu’il soit au courant. Puis, une fois notre étonnement passé, nous réalisâmes que l’un d’entre nous le lui avait forcément dit. Tous les yeux se tournèrent vers Calum. Il se tortillait, mal à l’aise.
« J’ai rien dit, juré.
– On s’en fout de comment je le sais, grogna Murdo Ruadh. Je le sais, compris ? Et on veut en être. Moi, Ange et les gars. Après tout, on est tous de Crobost, non ?
– Non. » Donald le défiait du regard. « On est assez comme ça. »
Mais Murdo restait calme. « C’est un pneu balèze. Il doit peser une tonne. Ça va être coton de le porter.
– On ne va pas le porter », dit Donald.
Cela déstabilisa Murdo quelques instants. « Et comment vous allez le ramener à Crobost alors ?
– On va le faire rouler, imbécile. »
Il était clair que Murdo Ruadh n’y avait pas songé. « Oh… Ouais, en tout cas, il vous faudra quand même de l’aide pour le mettre debout et le faire avancer.
– Je t’ai dit que nous n’avions pas besoin de vous. » Donald ne démordait pas.
« Écoute-moi bien ! » Murdo lui planta un doigt sur la poitrine. « Je me fous de ce que tu me dis. Soit on en est, soit on vous balance. » Après avoir abattu sa carte maîtresse, il recula triomphalement. « Alors ? »
En voyant les épaules de Donald s’affaisser, je compris que, pour une fois, il était battu. Personne ne voulait se retrouver avec les frères Macritchie et leur bande. Mais, nous ne voulions pas non plus que les garçons de Swainbost aient le meilleur feu de joie. « C’est d’accord », soupira Donald. Murdo rayonnait de satisfaction.
Cette nuit-là, je n’aurais pas pu dormir, même si je l’avais voulu. Je restai longtemps assis, à préparer les devoirs de la semaine suivante pour M. Macinnes. Il y avait dans ma chambre un petit chauffage électrique, muni de deux résistances et d’un réflecteur concave, qui ne réchauffait rien mais qui, par contre, vous brûlait quand on s’en approchait trop. J’avais enfilé deux paires de chaussettes et mes bottes de ferme en cuir. Je portais un jean, un tee-shirt, une chemise, un pull épais en laine et une grosse veste. Et malgré tout, j’avais froid. La maison, grande et sans aucun charme, avait été construite dans les années vingt, et lorsque le vent arrivait en rafales de la côte, les fenêtres et les portes tremblaient et le laissaient pénétrer à sa guise. Ce soir-là, il n’y avait pas de vent, mais la température était tombée en dessous des moins cinq degrés et le feu de tourbe dans le séjour s’était éteint. Au moins, si ma tante venait me voir avant d’aller au lit, j’avais une excuse pour porter tous ces vêtements. Mais, bien sûr, je savais qu’elle ne passerait pas. Elle ne le faisait jamais.
Je l’entendis monter les escaliers vers dix heures et demi. D’ordinaire, elle se couchait tard, mais ce soir-là, il faisait trop froid, même pour elle. Le lit, avec une bouteille d’eau chaude comme bouillotte, était le seul endroit où l’on pouvait espérer se réchauffer. Je travaillai à la lueur de ma lampe de chevet pendant encore une heure et demi avant de refermer mes livres de classe et de coller mon oreille à la porte afin de détecter un éventuel signe de vie. Je n’entendis rien et sortis à pas de loup dans l’obscurité du couloir. Avec horreur, je vis un rai de lumière sous la porte de la chambre à coucher de ma tante. Elle devait être en train de lire. Je me repliai rapidement dans ma chambre. L’escalier en bois était vieux et grinçait. Je n’avais aucune chance d’arriver en bas sans être entendu. La seule autre possibilité était de passer par la fenêtre pour accéder au toit, puis de me laisser glisser le long de la gouttière. Je l’avais déjà fait mais, avec le gel épais qui s’était formé sur les ardoises, c’était une entreprise périlleuse.
Je libérai le loquet de la vieille fenêtre en métal et l’ouvris. Les gonds grincèrent atrocement et je restai pétrifié sur place, m’attendant à entendre la voix de ma tante en train de m’appeler. Mais je n’entendis que le bruit régulier de la mer qui balayait la plage de galets, une quinzaine de mètres plus bas. L’air froid me pinça le visage et me glaça les doigts tandis que je m’accrochais à l’encadrement de la fenêtre pour me hisser sur le toit. Entre la lucarne et la gouttière, la pente que formaient les ardoises était abrupte. Je trouvai la gouttière du bout des pieds et progressai ensuite lentement jusqu’au pignon où je pus m’agripper au couronnement du mur et descendre suffisamment pour trouver une prise sur le tuyau de descente. C’est avec un immense soulagement que je me laissai glisser le long du métal jusqu’au sol. J’étais dehors.
L’air sentait le givre et la fumée de tourbe. La vieille voiture de ma tante se trouvait sur l’aire en bitume située devant la maison. Au-delà de l’ombre projetée par les ruines d’une vieille bâtisse, la plage de galets était éclairée par la lune comme si l’on était en plein jour. Je levai la tête et vis la lumière qui brillait encore à la fenêtre de ma tante, puis je me hâtai vers la remise en béton qui jouxtait le pignon situé à l’est de la maison. Je pris mon vélo et, après avoir jeté un coup d’œil à ma montre, je partis en pédalant à toute vitesse sur la route qui menait à Crobost avec, à ma gauche, la lande qui luisait dans l’obscurité et, à ma droite, l’océan parsemé de taches de lumière. Il était juste minuit et demi.
La maison de ma tante se trouvait à environ un kilomètre et demi au sud du village, seule au bord des falaises, près du petit port de Crobost. Je couvris en quelques minutes la distance qui me séparait du village, passant devant mon ancienne maison dont les ouvertures avaient été murées. Vide et sinistre, elle commençait à se délabrer. J’essayais à chaque fois de ne pas la regarder. Elle me rappelait d’une façon presque insupportable ce que ma vie avait été, et ce qu’elle aurait pu continuer à être.
La maison d’Artair, en contrebas de la route, était flanquée d’un monticule de tourbe qui se découpait contre l’océan argenté. La lune faisait ressortir le motif soigneusement agencé en épi des rectangles de tourbe. Je pilai devant le portail et me glissai dans l’obscurité. Cela faisait longtemps qu’Artair avait été surnommé « Crevard », mais je n’arrivais pas à me résoudre à l’appeler ainsi. « Artair ! » Mon appel, même chuchoté, me parut extrêmement bruyant. Il ne donnait pas signe de vie. J’attendis plus de cinq minutes, de plus en plus agité, regardant sans cesse ma montre comme si cela pouvait accélérer le temps. Nous allions être en retard. Je m’apprêtais à laisser tomber lorsque j’entendis un énorme fracas provenant du côté de la maison située à côté du tas de tourbe. Les poumons sifflants, Artair surgit de l’obscurité, tentant de se débarrasser d’un seau en plastique dans l’anse duquel il s’était pris le pied. Il courut à travers l’herbe et exécuta presque un saut périlleux par-dessus la clôture, propulsé dans les airs par un fil de fer qu’apparemment il n’avait pas vu. Il s’écrasa à mes pieds, sur le dos, me souriant dans le clair de lune.
« Tout en finesse, remarquai-je. Mais qu’est-ce que tu fichais ?
– Mon vieux est allé se coucher il y a seulement une demi-heure. Et il a les oreilles aussi sensibles qu’un putain de lapin. J’ai dû attendre qu’il ronfle avant d’être sûr qu’il était endormi. » Il se remit sur pied et jura. « Oh, Seigneur ! Je suis couvert de merde de mouton. »
Mon cœur se serra. C’était moi qui l’emmenais et il allait poser son pantalon couvert de merde sur mon porte-bagages et mettre ses mains, elles aussi couvertes de merde, autour de ma taille. « Grimpe ! » Il lança une jambe par-dessus le porte-bagages, un sourire idiot toujours accroché aux lèvres. Et il puait. « Et tu n’as pas intérêt à m’en mettre partout !
– À quoi servent les amis, si ce n’est à partager. » Artair saisit fermement ma veste. Je serrai les dents et me mis à pédaler en direction de la route principale tandis qu’il écartait largement les jambes de part et d’autre du vélo pour améliorer notre équilibre.
Nous dissimulâmes le vélo dans un fossé à une centaine de mètres de la route du cimetière de Swainbost avant de parcourir le reste du chemin en courant. Au bout de la route, les autres nous attendaient en s’impatientant, regroupés à l’ombre du bâtiment de l’ancienne coopérative qui avait été repris par les Bâtisseurs de Ness. « Bon sang, où étiez-vous passés ? », chuchota Donald.
Ange Macritchie émergea de l’obscurité et me plaqua contre le mur. « Espèce de bâtard pisseux ! Plus on reste ici à vous attendre et plus on risque de se faire choper.
– Seigneur ! » La voix de Murdo Ruadh fusa dans l’ombre. « Qu’est-ce que c’est que cette putain d’odeur ? »
Je lançai un regard de colère à Artair. « Allez, on y va », dit Donald.
La main d’Ange me libéra. Le groupe se glissa hors de l’abri des Bâtisseurs de Ness et nous nous retrouvâmes dans la clarté lunaire qui coupait la route en biais. L’endroit était franchement à découvert. Des poteaux disposés n’importe comment délimitaient la route jusqu’au cimetière, où brillaient des pierres tombales juchées sur un promontoire. Nos pas crissaient sur le gel et semblaient anormalement bruyants. Nous nous dépêchâmes de dépasser les jardins des maisons sur notre gauche. Notre souffle se condensait sous l’effet de l’air glacé et s’élevait autour de nos têtes en volutes semblables à de la fumée.
Donald s’arrêta devant une vieille blackhouse au toit en tôle ondulée. Elle était dotée d’épaisses portes en bois, fermées par un cadenas passé dans un solide fermoir en fer. Un morceau de toit surélevé, en forme de triangle, placé au-dessus de la porte, permettait aux engins agricoles de grande taille d’entrer et de sortir. « Nous y sommes. »
Murdo Ruadh s’avança et sortit une énorme pince coupante de sous son manteau.
« Qu’est-ce que tu comptes faire avec ça ? chuchota Donald.
– Tu nous as dit que c’était cadenassé.
– On est ici pour voler un pneu, Murdo, pas pour détruire ce qui ne nous appartient pas.
– Alors comment on va ouvrir le cadenas ?
– Eh bien, d’habitude on fait ça avec une clé, dit Donald en exhibant une grosse clé à laquelle était attachée une languette de cuir.
– Merde, où est-ce qu’il a trouvé ça ? dit celui qui était couvert d’acné. Ses boutons semblaient luire sous la lune.
– Il connaît une fille », dit Calum, comme si cela expliquait tout.
Donald défit le cadenas et ouvrit une des portes. Elle émit un grincement qui résonna à l’intérieur. Il sortit une lampe torche de sa poche et nous nous tassâmes tous derrière lui tandis que le faisceau lumineux balayait un indescriptible bric-à-brac. Il y avait là une carcasse rouillée de vieux tracteur, une antique charrue, une écope cassée, des truelles, des houes, des fourches, des bêches, de la corde, un filet de pêche suspendu aux poutres, des flotteurs en plastique orange ou jaune qui se balançaient juste au-dessus de nos têtes, la banquette arrière d’une vieille voiture. Et, posé contre le mur du fond, un énorme pneu de tracteur, plus grand que n’importe lequel d’entre nous, avec des sculptures où l’on pouvait glisser le poing entier. Le côté qui nous faisait face présentait une entaille d’environ trente centimètres, sans doute provoquée par un conducteur peu soigneux. L’assurance avait peut-être payé son remplacement, mais il ne pouvait plus servir à quoi que ce soit. Si ce n’était pour alimenter un feu de joie. Nous le regardions avec une appréhension muette.
« Il est magnifique, chuchota Artair.
– Il va brûler pendant des jours, ajouta Ange.
– Allez, sortons-le de là. » Il y avait du triomphe dans la voix d’Artair.
Comme Murdo Ruadh l’avait prédit, il pesait une tonne. Nous n’étions pas de trop pour l’empêcher de tomber pendant que nous lui faisions passer la porte pour l’amener sur la route. Donald quitta le groupe le temps de fermer la porte et de remettre le cadenas en place. Il revint, souriant d’avance. « Ils ne sont pas près de comprendre ce qui s’est passé. Ce sera comme s’il s’était volatilisé.
– Ouais, jusqu’à ce qu’il parte en fumée dans notre feu de joie. » Murdo était ravi.
Remonter la pente jusqu’à la route principale en poussant ce pneu n’était pas une mince affaire. Et pourtant, la pente n’était pas très raide. Cela nous donna une idée de ce que cela allait être de lui faire parcourir la colline jusqu’à Crobost. La nuit s’annonçait longue.
Lorsque nous arrivâmes au bout de la route, transpirants et haletants, nous le fîmes reposer contre le pignon du bâtiment de l’ancienne coopérative afin de souffler. Nous étions suffisamment réchauffés pour ne plus être gênés par le froid. On se fit passer des cigarettes. Nous fumions en silence, plutôt contents de nous-mêmes.
« C’est maintenant que ça va devenir galère, dit Donald en masquant la braise de sa cigarette avec ses mains.
– Qu’est-ce tu veux dire ? dit Murdo en le regardant de travers. Ça descend jusqu’au croisement de Crobost.
– Justement. La gravité va augmenter le poids de ce truc et ça va pas être évident de l’empêcher de s’emballer. Il faut que les plus grands et les plus forts passent devant pour le diriger et le retenir. »
C’est ainsi que les frères Macritchie, le boutonneux et son copain se retrouvèrent à l’avant, pour contrôler le pneu tout en descendant la colline à reculons. Artair et moi étions d’un côté, Iain et Seonaidh de l’autre. Donald et Calum, placés à l’arrière, le tenaient chacun par le rebord intérieur.
Nous venions tout juste de l’engager sur la route principale lorsque les phares d’une voiture émergèrent de nulle part. Aucun de nous ne l’avait entendue arriver. Ce fut la panique. Nous n’avions pas le temps de ramener le pneu dans l’ombre du bâtiment, aussi Donald le poussa-t-il de l’épaule pour l’envoyer dans le fossé. Murdo Ruadh fut emporté avec. Nous entendîmes la fine couche de glace se briser et, alors que nous nous mettions à couvert, les jurons du plus jeune des Macritchie. « Espèce de putain de bâtard ! ».
La voiture passa devant nous et ses feux disparurent au croisement vers Fivepenny et Butt of Lewis. Murdo Ruadh, dégoulinant, grelottant de froid, le visage couvert de boue et de Dieu sait quoi d’autre, sortit du fossé en titubant et en continuant à jurer. Bien sûr, nous étions tous pliés en deux de rire, en tout cas jusqu’à ce que Murdo traverse rageusement la route et m’assène une claque sur le côté de la tête qui me fit sonner les oreilles. Murdo Ruadh ne m’avait jamais beaucoup apprécié. « Tu trouves ça marrant, espèce de pisseux de merde ? » Il jeta un regard furieux vers les autres qui faisaient tout leur possible pour garder leur sérieux. « Y en a un autre qui trouve ça marrant ? ». Même s’ils le pensaient tous, personne ne broncha.
« Allez, on continue », dit Donald Murray.
Cela nous prit cinq minutes pleines pour sortir le pneu du fossé et le remettre debout. Mon visage me lançait. J’aurais certainement un beau bleu sur la joue le lendemain. Nous prîmes à nouveau nos positions et, avec lenteur et précaution, nous fîmes rouler le pneu vers le bas de la colline, en direction de la route de Crobost. Au début, cela nous sembla plus facile que lorsque nous l’avions poussé pour remonter la pente. Mais, petit à petit, au fur et à mesure que la descente s’accentuait, le pneu commença à se faire plus lourd et à gagner en vitesse.
« Bon Dieu, siffla Donald, faites-le ralentir !
– Putain, qu’est-ce que tu crois qu’on essaie de faire ? » On percevait un début de panique dans la voix d’Ange.
Le pneu était de plus en plus lourd et rapide, le caoutchouc nous brûlait les mains tandis que nous essayions de le retenir. Nous courions presque maintenant, et le pneu ne cessait de prendre de la vitesse. La bande des Macritchie n’arrivait plus à le retenir. Le boutonneux tomba au sol. Le pneu lui passa sur la jambe, puis Calum lui trébucha dessus et s’étala sur la route.
« On va lâcher, on va lâcher ! » Murdo Ruadh criait presque.
« Moins fort, bon Dieu », souffla Donald. Il y avait des maisons de part et d’autre de la route mais, en cet instant précis, le bruit était le cadet de nos soucis. Le pneu était maintenant hors de contrôle. Ange et Murdo firent un bond de côté et, finalement, après une dernière tentative pour le retenir, Donald lâcha prise.
Comme s’il était doué de vie et de pensée, le pneu continua son chemin. Nous le poursuivions tous, dévalant la colline en ordre dispersé. Mais il allait de plus en plus vite et de plus en plus loin. « Oh, Seigneur… » J’entendis Donald gémir, et je compris ce qu’il venait de réaliser. Le pneu fonçait droit sur le Bazar de Crobost qui se tenait juste en face, en bas de la colline, dans le tournant de la route principale. Avec son poids et sa vitesse, il allait faire de sérieux dégâts. Et nous n’y pouvions absolument rien.
Le bruit du verre brisé résonna dans l’air de la nuit en de multiples ondes de choc. Le pneu était allé s’encastrer dans la vitrine à gauche de la porte. Je suis sûr que tout le bâtiment a tremblé. Et puis, plus rien. Le pneu restait debout, solidement coincé dans l’ouverture de la vitrine, comme une étrange sculpture moderne. Nous arrivâmes, haletants et muets d’effroi, environ trente secondes après l’impact, et nous restâmes ainsi, observant le désastre, horrifiés. Des lumières commençaient à apparaître aux fenêtres des maisons les plus proches, à environ cent cinquante mètres de là où nous étions.
Donald secouait la tête, incrédule. « J’y crois pas, répétait-il, j’y crois pas.
– Faut qu’on se tire d’ici, haleta Murdo Ruadh.
– Nan. » Ange arrêta son frère en lui mettant une main sur la poitrine. « Si on s’enfuit, ils ne laisseront pas tomber tant qu’ils n’auront pas trouvé qui a fait ça.
– Qu’est-ce que tu racontes ? » Murdo regardait son frère comme s’il était devenu fou.
– Il nous faut un bouc émissaire. Quelqu’un qui prendra tout sur lui et ne nous dénoncera pas. S’ils ont quelqu’un à punir, ils seront contents. »
Donald secoua la tête. « C’est n’importe quoi. Partons. » On commençait à entendre des voix au loin. Des voix qui s’interpellaient et s’interrogeaient, se demandant ce qui avait bien pu se passer.
Mais Ange n’en démordait pas. « Désolé, mais j’ai raison. Croyez-moi. Il nous faut un volontaire. » Son regard se posa successivement sur chacun de nous pour finalement s’arrêter sur moi. « Toi, l’orphelin. C’est toi qui a le moins à perdre. » Je n’eus même pas le temps de protester et un poing énorme me heurta en plein visage. Mes jambes me lâchèrent. Je heurtai le sol avec une telle violence que cela me coupa le souffle. Il m’assena ensuite un coup de pied dans l’estomac qui me fit me recroqueviller en position fœtale. Je me mis à vomir sur le gravier.
J’entendis Donald hurler « Arrête ! Putain, arrête ! »
Puis, la voix d’Ange, sourde et menaçante. « Tu me cherches, cureton ? Deux, c’est mieux qu’un. Tu veux être le suivant ? »
Il y eut un moment de silence, puis Calum lâcha : « Faut qu’on y aille ! ».
J’entendis des pas s’éloigner rapidement, puis tout devint étrangement paisible. Je ne pouvais pas bouger. Je n’avais même pas la force de rouler sur moi-même. Il me semblait que d’autres lumières s’étaient allumées dans les maisons alentour. Quelqu’un criait : « Le bazar, il y a un cambriolage au bazar ! » Des lampes torches trouèrent la nuit. Des mains se saisirent de moi et m’aidèrent à me remettre à peu près sur pied. Je tenais à peine debout. Je sentis une épaule se glisser sous chacune de mes aisselles et reconnus la voix de Donald.
« C’est bon, Artair, tu l’as ? »
Puis la respiration sifflante d’Artair. « Ouais. »
Ils me traînèrent en courant, me faisant traverser la route jusqu’au fossé.
Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés ainsi dans la glace et la boue, dissimulés par les herbes hautes, mais cela me sembla durer une éternité. Nous vîmes les gens du coin arriver en robes de chambre et bottes en caoutchouc, balayant la route et la vitrine du faisceau de leurs lampes. Ils étaient consternés. Une roue de tracteur de près de deux mètres plantée dans la vitrine et pas âme qui vive. Ils finirent par conclure que personne n’avait essayé de cambrioler le Bazar, mais qu’il valait mieux appeler la police. Alors qu’ils regagnaient leurs maisons, Donald et Artair me remirent sur mes pieds et nous partîmes en titubant à travers les champs de tourbe gelés. Sous un porche, protégé par l’ombre de la colline, Donald attendit avec moi qu’Artair revienne avec mon vélo. J’étais dans un état lamentable, voire pire que ça. Mais je savais que Donald et Artair étaient revenus me chercher, au risque de se faire prendre.
« Pourquoi vous êtes revenus ?
– Oh, parce que, pour commencer, c’était mon idée. » Donald soupira. « Je n’allais pas te laisser prendre à ma place. » Il marqua un silence. Je ne voyais pas son visage, mais je sentais la colère et la frustration dans sa voix. « Un de ces jours, je lui arracherai les ailes à cet enfoiré d’Ange Macritchie. »
On ne découvrit jamais qui avait encastré le pneu de Swainbost dans la vitrine du Bazar de Crobost. Mais il n’était pas question de le rendre aux gars de Swainbost. La police le confisqua et, finalement, ce fut Crobost qui, cette année-là, eut le plus beau feu de joie de tout Ness.