Chapitre 7

 

Il me fallut une année complète avant de trouver le courage de défier mes parents et de me rendre à la ferme de Marsaili un samedi.

Il ne m’arrivait pas souvent de mentir. Mais lorsque je le faisais, je m’arrangeais pour que cela soit plausible. Il m’était arrivé d’entendre d’autres enfants raconter des histoires à leurs parents, ou à leurs professeurs, des choses qui me paraissaient fausses, même à moi. Et on voyait immédiatement sur les visages des adultes qu’eux aussi le savaient. Il était important d’échafauder un mensonge crédible. Et si on ne se faisait pas prendre, on avait alors une chance de pouvoir le réutiliser lorsque se présentait le bon moment, ou le mauvais. C’est pour cela que mes parents n’eurent pas de raison de se méfier lorsque je leur dis, ce samedi matin-là, que j’allais jusque chez Artair pour jouer. Après tout, quelle raison aurait eu un enfant de six ans de mentir ainsi ?

Bien sûr, je le leur dis en anglais, dans la mesure où nous ne parlions plus en gaélique à la maison. J’avais trouvé cela plus facile à apprendre que je ne l’aurais pensé. Mon père avait acheté une télévision. À contrecœur. Et je passais des heures collé devant. À cette époque, j’étais une éponge, absorbant tout ce qui m’environnait. C’était assez simple, il y avait juste deux mots à présent, là où auparavant il n’y en avait qu’un seul.

Mon père était déçu que j’aille chez Artair. Il avait passé l’été à retaper un vieux dériveur en bois qui s’était échoué sur la plage. Il ne portait aucun nom et l’eau salée avait enlevé toute la peinture. Mon père avait mis une annonce dans la Gazette de Stornoway, avec sa description, proposant de le restituer à son propriétaire s’il venait le réclamer. Mon père était foncièrement honnête. Mais je pense qu’il était assez content que personne ne se soit présenté et il avait pu en commencer la restauration la conscience tranquille.

Je passai de longues heures avec lui cet été-là, à poncer la coque en bois pour la remettre à nu, à maintenir l’établi tandis qu’il débitait de nouveaux bordages avec du bois qu’il avait également trouvé sur le rivage. Il avait acheté à bas prix des dames de nage à une vente aux enchères à Stornoway et fabriqué lui-même les rames. Il disait qu’il voulait y installer un mât et faire une voile avec de la toile que nous avions trouvée lors de l’une de nos moissons sur la plage. Il avait également un moteur hors-bord qu’il avait l’intention d’essayer d’installer dessus. Nous pourrions alors nous déplacer grâce aux rames, au vent ou à l’essence. Mais tout cela pouvait attendre. Pour l’instant, il voulait juste le mettre à l’eau dès que possible et faire le trajet de Port of Ness jusqu’au port de Crobost, à la rame dans la baie.

Pour le protéger du sel, il l’avait repeint à l’intérieur et à l’extérieur. En mauve, bien sûr, comme tout le reste. Et, de chaque côté de la proue, en lettres blanches et flamboyantes, il l’avait baptisé Eilidh, qui pour des oreilles non gaéliques sonne comme Ay-lay. La traduction gaélique de Helen. Le prénom de ma mère.

Le jour était parfait pour ça, vraiment. Un beau samedi de septembre, avant que n’arrivent les vents violents de l’équinoxe. Le soleil était lumineux et franc, encore chaud, et une légère brise ridait la surface de l’eau. Aujourd’hui, dit mon père, c’est le jour, et j’étais cruellement partagé. Je lui expliquai que j’avais dit à Artair que j’irais le voir et que je ne voulais pas le décevoir. Mon père me dit que nous ne pouvions pas attendre le samedi suivant, parce que le temps aurait probablement tourné d’ici là et que l’Eilidh devrait rester sous sa bâche dans notre jardin, jusqu’au printemps. Si je ne voulais pas venir avec lui, il ferait la sortie tout seul. Je pense qu’il espérait que cela me ferait changer d’avis et que nous irions tous les deux faire le voyage inaugural de l’Eilidh. Il ne comprenait pas que je laisse passer cette occasion juste pour aller jouer avec Artair. Je pouvais jouer avec Artair n’importe quand. Mais j’avais promis à Marsaili que je viendrais à la ferme ce samedi, bien que cela m’ait été formellement interdit par ma mère. Et, même si cela me brisait le cœur, et probablement celui de mon père, j’avais l’intention d’honorer ma promesse.

Empli de ces sentiments contradictoires, je dis au revoir et empruntai la route menant chez Artair, le mensonge pesant de tout son poids sur ma conscience. J’avais dit à Artair que j’étais occupé ce samedi et qu’il ne fallait pas m’attendre. Dès que je fus hors de vue de la maison, j’obliquai à travers la campagne, sur un chemin qui traversait les étendues de tourbe, et courais jusqu’à être sûr qu’on ne puisse plus me voir depuis la route de Crobost. À partir de là, cela me prit dix minutes, en revenant à travers la lande, pour rejoindre la route Cross-Skigersta et me diriger vers l’est en direction de Mealanais. C’était une route que je connaissais bien maintenant, ayant passé l’année précédente à raccompagner Marsaili à pied jusque chez elle après l’école, avec Artair. Mais c’était la première fois que j’osais m’y rendre un samedi. Un rendez-vous arrangé en douce lors d’une brève conversation dans la cour de récréation. Artair ne devait rien en savoir. C’était ma condition. Pour une fois, je voulais Marsaili pour moi seul. Mais, tandis que je dévalais la colline jusqu’au chemin qui menait à la ferme Mealanais, je sentis la culpabilité née de ma tromperie m’envahir, comme la sensation d’écœurement qui vous gagne lorsque l’on a trop mangé.

Devant le portail blanc, j’hésitai, la main sur le loquet. Il était encore temps de changer d’avis. Si je courais tout le long, je pourrais sûrement être rentré avant que mon père ait mis le bateau sur la remorque, et personne ne se douterait de quoi que ce soit. Mais une voix me parvint, portée par le vent, claire et enjouée.

« Fi-in… Salut, Fin. »

Je levai les yeux et vis Marsaili remonter en courant l’allée de la ferme. Elle devait certainement me guetter. Il n’était plus possible de faire marche arrière. Elle arriva, hors d’haleine, au portail, les joues rouges, ses yeux bleus étincelant comme des fleurs dans un champ de blé. Ses cheveux étaient coiffés en nattes comme lors de notre premier jour d’école, avec des rubans du même bleu que ses yeux.

« Viens. » Elle ouvrit le portail, me prit la main et, avant que j’aie eu le temps de m’en rendre compte, j’étais passé de l’autre côté du miroir, dans le monde de Marsaili.

Sa mère était une femme adorable. Elle sentait la rose et s’exprimait avec un accent anglais doux et étrange qui sonnait comme de la musique à mes oreilles. Elle avait des cheveux bruns et ondulés, des yeux couleur chocolat et portait un tablier à motif sur un pull en laine couleur crème et une paire de jeans. Elle était chaussée de bottes en caoutchouc vertes et ne semblait pas gênée de répandre des morceaux de boue séchée sur les dalles de la grande cuisine de la ferme. Elle fit sortir dans le jardin deux fougueux border collies, puis nous dit de nous asseoir à table et nous servit deux grands verres de limonade trouble, faite maison. Elle dit qu’elle m’avait souvent vu à l’église avec mes parents. Elle ne cessait de me poser des questions. Qu’est-ce que faisait mon père ? Et ma mère ? Qu’est-ce que je voulais faire plus tard ? Je n’en avais aucune idée, mais je n’aimais pas l’avouer. Je dis alors que je voulais devenir policier. De surprise, elle haussa les sourcils et me dit que c’était une bonne chose. Pendant ce temps, je sentais le regard de Marsaili posé sur moi. Mais je n’osais pas la regarder car je savais que je me serais mis à rougir.

« Bon, dit sa mère. Tu resteras pour le déjeuner ?

– Non, répondis-je immédiatement, me rendant compte après coup que j’avais peut-être été impoli. J’ai dit à ma mère que je serais de retour à midi. Elle m’a dit qu’elle me préparerait quelque chose. Et ensuite, je vais faire un tour en bateau avec mon père. » J’appris ainsi que le fait de dire un mensonge conduisait souvent à en dire un autre. Et encore un autre. Je me mis à paniquer à l’idée qu’elle me demande encore autre chose et que je sois à nouveau obligé de mentir. « Je peux avoir encore un peu de limonade, s’il vous plaît ? » J’essayai de changer de sujet.

« Non, dit Marsaili. Plus tard. » Puis, s’adressant à sa mère : « On va jouer dans la grange.

– D’accord, faites juste attention de ne pas vous faire dévorer par les puces.

– Des puces ? dis-je lorsque nous sortîmes dans la cour.

– Les puces dans la paille. On ne les aperçoit pas. Elles vivent dans la paille et te mordent les jambes. Regarde. » Elle releva une des jambes de son jean pour me montrer les minuscules morsures rouges qu’elle avait grattées jusqu’au sang.

J’étais horrifié. « Mais alors, pourquoi on va dans la grange ?

– Pour jouer. Mais c’est bon, on est tous les deux en jean. Et elles ne t’attaqueront probablement pas. Mon père dit qu’elles n’aiment que le sang anglais. »

Elle me prit de nouveau la main et me fit traverser la cour de la ferme. Une demi-douzaine de poules couraient en tous sens sur les pavés tandis que nous nous dirigions vers la grange. Un peu plus loin vers la gauche se dressait une étable en pierre, où on nourrissait et trayait les vaches. Il y avait trois gros cochons roses en train de grogner dans une porcherie jonchée de paille et de morceaux de navets. Ils semblaient uniquement occupés à manger, chier et pisser. L’odeur âcre et puissante du fumier de cochon remplissait l’air et me fit faire la grimace.

« Ça pue ici.

– C’est une ferme. » Marsaili avait l’air de penser que cela ne valait pas la peine d’en parler. « Les fermes, ça pue toujours. »

Une fois à l’intérieur, la grange était immense, remplie de piles de bottes de paille qui atteignaient presque le toit de tôle ondulée. Marsaili commença à escalader les bottes les plus basses. Lorsqu’elle se rendit compte que je n’étais pas derrière elle, elle se retourna et, de la main, me fit signe de la suivre, agacée que je ne lui aie pas emboîté le pas.

« Viens ! »

Avec réticence, je la suivis en direction du plafond, où une ouverture étroite nous permit d’accéder à un espace où les bottes délimitaient un endroit de la taille d’une petite pièce presque complètement fermée.

« C’est mon coin. C’est mon père qui l’a fait pour moi. Bien sûr, je ne l’aurai plus dès que nous commencerons à utiliser la paille pour nourrir les animaux. Comment tu trouves ? »

Je trouvais ça super. Je n’avais pas d’endroit à moi, si ce n’était ma minuscule chambre à coucher dans le grenier, réalisée par mon père, où l’on ne pouvait rien faire sans que toute la maison ne soit au courant. Je passais donc le plus clair de mon temps à l’extérieur. « C’est génial.

– Tu regardes les cow-boys à la téloche ?

– À l’aise. » J’essayais d’avoir l’air sûr de moi. J’avais vu un truc appelé Alias : Smith et Jones, mais j’avais eu un peu de mal à suivre.

« Très bien. J’ai un super jeu de cow-boys et d’indiens pour nous. »

J’ai cru qu’elle parlait d’une sorte de jeu de société jusqu’à ce qu’elle commence à m’expliquer que j’étais un cow-boy, capturé par une tribu de guerriers, et qu’elle était la princesse indienne qui tombait amoureuse de moi et qui allait m’aider à m’enfuir. Ça ne ressemblait à aucun des jeux auxquels je jouais avec Artair et je n’étais pas très enthousiaste. Mais Marsaili avait tout préparé et elle prit les choses en main de telle manière que je ne pouvais pas trop protester.

« Tu t’assois là. » Elle me conduisit dans un coin et me fit m’accroupir, le dos tourné aux bottes. Elle se détourna un instant pour récupérer quelque chose dans une cache faite dans la paille et me fit de nouveau face avec en main de la corde et un grand mouchoir rouge. « Et je te ligote. »

Je n’aimais pas du tout ça et commençai à me remettre sur les pieds. « Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. »

Mais elle me remit en position avec une fermeté inattendue. « Bien sûr que si. Il faut que tu sois ligoté pour que je puisse venir te délivrer. Et tu ne peux pas t’attacher toi-même, non ?

– Je ne crois pas », concédai-je avec réticence.

Marsaili me lia les mains derrière le dos, puis enroula la corde autour de mes chevilles en me remontant les genoux sous le menton. Faisant un pas en arrière pour apprécier son ouvrage, elle eut un sourire de satisfaction qui me donna l’impression d’être à sa merci. Je commençai à sérieusement me demander si j’avais bien fait de venir à la ferme. Mais le pire restait à venir. Marsaili se pencha en avant et entreprit de me bander les yeux avec le mouchoir rouge.

« Hé, mais qu’est-ce que tu fais ? » Je dégageai ma tête pour essayer de l’arrêter.

« Ne bouge pas, imbécile. Il faut aussi que tu aies les yeux bandés. Les indiens font toujours cela à leurs prisonniers. Et, de toute façon, si tu me voyais arriver, tu risquerais de nous faire repérer. »

À cet instant, je commençai à me demander si elle n’était pas folle et la panique me gagna. « Nous faire repérer par qui ? » Mon regard fit le tour de l’habitacle de paille. « Il n’y a personne ici !

– Bien sûr que si. Mais pour l’instant ils dorment tous. Et c’est justement pour cela que je peux me glisser dans l’obscurité et te délivrer. Maintenant, tiens-toi tranquille pendant que je noue le bandeau. »

Dans la mesure où je l’avais laissée me ligoter, je n’étais pas franchement en position de résister. Aussi, je soupirai avec force et me laissai faire, résigné. Elle se pencha à nouveau, plaça le mouchoir replié sur mes yeux et le noua. Tout devint noir, à part un peu de lumière qui se glissait par les bords du mouchoir, puis tout devint rouge.

« Bon. Et pas un bruit », chuchota Marsaili. J’entendis ensuite le bruissement de la paille tandis qu’elle s’éloignait. Puis le silence. Un très long silence. Si long que je commençai à craindre qu’elle se soit enfuie, me laissant là pour me faire une blague, ligoté et les yeux bandés. Au moins, elle ne m’avait pas bâillonné.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Bien plus proche que ce à quoi je m’attendais, vint une réponse : « Chuuut ! Ils vont t’entendre. » La voix de Marsaili n’était même pas un chuchotement. Plutôt un souffle.

« Qui ils ?

– Les indiens. »

Je soupirai et attendis. Encore. Mes jambes commençaient à s’engourdir, et je ne pouvais pas les étendre. Je me tortillai pour changer de position, faisant crisser la paille.

À nouveau, la voix de Marsaili : « Chuuuut. »

Je l’entendis bouger, se déplacer autour de moi dans sa pièce secrète au milieu de la paille. Et, à nouveau, le silence. Puis, je sentis soudain la chaleur de son souffle sur mon visage. Je n’avais pas réalisé qu’elle était si proche de moi. Je bondis presque. Je pouvais sentir l’arôme sucré de la limonade. Des lèvres humides et douces se pressèrent contre les miennes. Cette fois-ci, je sentis même le goût de la limonade. Je fus si surpris que je rejetai ma tête en arrière et heurtai la botte de paille dans mon dos. Marsaili gloussa. « Arrête ! », criai-je. « Détache-moi tout de suite ! » Mais elle se contentait de rire. « Sans blague, Marsaili. Détache-moi. Détache-moi ! » J’étais au bord des larmes.

Une voix se fit entendre, venant d’en bas. « Hou-ou… Tout va bien là-haut ? » C’était la mère de Marsaili.

Lorsqu’elle répondit à sa mère en hurlant, sa voix me vrilla les oreilles : « Tout va bien, Maman. On joue, c’est tout. » Et elle commença à me détacher avec empressement. Dès que mes mains furent libérées, j’ôtai le bandeau et me remis tant bien que mal sur mes pieds, essayant de retrouver un peu de dignité.

« Je pense que vous feriez mieux de descendre une minute, dit sa mère.

– D’accord », cria Marsaili en retour. Elle se pencha pour me détacher les pieds. « On arrive. »

Je m’essuyai la bouche du revers de la main et lui lançai un regard furieux. Mais elle se contenta de me sourire avec douceur. « C’était marrant, non ? Dommage que les indiens se soient réveillés. » Et elle commença à descendre les bottes pour rejoindre sa mère. J’ôtai la paille de mes cheveux et la suivis.

En voyant l’expression du visage de la mère de Marsaili, je sus immédiatement que quelque chose clochait. Elle était un peu rouge. « Je pense, il me semble, que j’ai vendu la mèche », dit-elle. Ses yeux brun chocolat semblaient vouloir s’excuser.

Marsaili fronça les sourcils. « Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Mais sa mère gardait les yeux braqués sur moi tout en parlant. « Malheureusement, j’ai téléphoné chez tes parents pour demander si tu pouvais rester pour déjeuner, et pour leur dire que je te ramènerais après. » J’eus l’impression que mon cœur s’arrêtait et je sentis le regard consterné de Marsaili se poser sur moi. « Tu ne nous a pas dit que tes parents t’avaient interdit de venir seul à la ferme, Fin », dit la mère de Marsaili. Et merde, pensai-je. Fin de la partie ! « Ton père vient te chercher, il est en route. »

 

Le problème, lorsque l’on dit des mensonges plausibles et qu’on se fait prendre, c’est qu’ensuite plus personne ne vous croit, même si vous dites la vérité. Ma mère me fit asseoir et me raconta l’histoire du garçon qui criait au loup. C’était la première fois que je l’entendais. Et ma mère avait un talent certain pour enjoliver. Elle aurait pu être écrivain. Je ne savais pas vraiment ce qu’étaient les bois à l’époque, dans la mesure où il n’y avait pas un seul arbre là où nous vivions. Mais elle me décrivit cela comme un endroit sombre et effrayant, avec des loups cachés derrière chaque arbre. Je ne savais pas plus ce qu’étaient les loups. Mais je connaissais Seoras, le berger allemand du voisin d’Artair. C’était une bête énorme. Plus grande que moi. Et ma mère me fit imaginer ce qui se passerait si Seoras devenait fou et s’attaquait à moi. « C’est à ça que ressemblent les loups », me dit-elle. J’avais une imagination fertile, et je me représentai donc assez bien ce garçon à qui on avait dit de prendre garde aux loups dans les bois et qui s’était mis à crier : « Au loup ! Au loup ! » pour faire une farce et rameuter tout le monde. Je concevais qu’il ait pu le faire une seconde fois, à cause de la réaction qu’il avait obtenue la première fois. J’avais du mal à croire qu’il ait pu le faire une troisième fois, mais je comprenais tout à fait que, s’il l’avait fait, ceux qui avaient accouru les fois précédentes s’étaient imaginé qu’il essayait de les berner à nouveau. Et bien sûr, me dit ma mère, cette fois-ci, les loups étaient vraiment là. Et ils l’ont mangé.

Mon père était plus déçu que fâché. Déçu que j’aie préféré ruser pour aller voir une fille dans une ferme, plutôt que de sortir pour la première fois le bateau sur lequel nous avions travaillé ensemble tout l’été. Mais ce n’est pas par déception qu’il me mit des coups de ceinturon. C’était à cause du mensonge. En tout cas, la morsure du cuir sur mes fesses et l’histoire de ma mère à propos des loups me convainquirent une bonne fois pour toutes de ne plus me risquer à mentir.

Sauf, bien sûr, par omission.

Ce jour-là, mon père sortit seul avec l’Eilidh, et je fus envoyé dans ma chambre, pleurer toutes les larmes de mon corps et méditer sur ce que j’avais fait. Je fus également consigné tous les samedis pendant un mois. Je pouvais jouer dans la maison, ou le jardin, mais pas au-delà. Artair était autorisé à venir, mais je ne pouvais pas aller chez lui. Et je n’eus pas d’argent de poche pendant quatre semaines pleines. Au début, Artair trouvait cela très drôle. Mon infortune le faisait jubiler – particulièrement parce que cela avait un lien avec Marsaili. Mais il en eut rapidement assez. S’il voulait jouer avec moi, il devait rester cantonné dans ma maison ou mon jardin, comme moi. Au bout du compte, je devins la cible de sa contrariété et il me fit la leçon, me disant que la prochaine fois il faudrait que je sois plus prudent. Je lui dis qu’il n’y aurait pas de prochaine fois.

Je cessai également de raccompagner Marsaili chez elle après l’école. Artair et moi ne faisions le chemin avec elle que jusqu’au bout de la route de Mealanais et nous la laissions continuer seule tandis que nous suivions de notre côté la route qui remontait la colline jusqu’à Crobost. De plus, je me défiais de Marsaili depuis l’incident de la corde et du bandeau et, la plupart du temps, je l’évitais lors des récréations et au moment du déjeuner. Je vivais dans la crainte que quelqu’un soit au courant pour le baiser dans la cachette en paille. J’imaginais à quel point les autres garçons se moqueraient de moi.

 

Peu de temps après Noël, la grippe me tomba dessus. C’était la toute première fois et je crus que j’allais mourir. Ma mère aussi, je crois, car tout ce dont je me souviens à propos de cette semaine-là, c’est qu’à chaque fois que j’ouvrais les yeux, elle était là, un linge humide et frais à la main qu’elle posait sur mon front. Elle me chuchotait des mots doux et des encouragements. Tous les muscles de mon corps me faisaient souffrir, et je naviguais constamment entre des fièvres brûlantes, durant lesquelles ma température atteignait les 41 oC, et des phases de tremblements incontrôlables. C’était la semaine de mon septième anniversaire et je m’en rendis à peine compte. Au début, j’eus des nausées et je pouvais à peine manger. Il fallut une semaine avant que ma mère ne parvienne à me convaincre de prendre de l’arrow-root, mélangée avec du lait et un peu de sucre.

En fait, c’était, je crois, la toute première fois que j’étais malade. Et cela m’épuisa. Je perdis du poids et me sentais faible. Il fallut deux semaines complètes avant que je ne me sente capable de retourner à l’école. Il pleuvait le jour où je revins, et ma mère qui avait peur que je prenne froid voulut m’emmener en voiture. Mais j’insistai pour marcher et je retrouvai Artair au sommet du chemin menant à sa maison. Il n’avait pas eu l’autorisation d’approcher pendant que j’étais malade et il me dévisageait avec méfiance.

« T’es sûr que ça va ?

– Oui, c’est sûr, ça va.

– T’es pas contagieux ou un truc de ce genre ?

– Bien sûr que non, pourquoi ?

– Parce que t’as vraiment pas l’air frais.

– Merci. Je me sens vachement mieux maintenant. »

Le mois de février commençait. La pluie n’était qu’une bruine, si fine qu’on la voyait à peine. Mais elle vous trempait jusqu’aux os, portée par un vent du nord glacial. Elle se déposa sur mon cou et mon col, le tissu m’irritait, mes joues me brûlaient et mes genoux viraient au rouge vif. Je trouvai ça génial. Pour la première fois depuis deux semaines, j’avais l’impression d’être à nouveau vivant.

« Alors, qu’est-ce qui s’est passé pendant que j’étais pas là ? »

Artair fit un vague mouvement de la main.

« Pas grand-chose. T’as rien raté, si c’est ça qui t’inquiète. Oh, si, on a commencé les tables.

– Commencé les tables ? » Cela sonnait bizarrement. Ils avaient fabriqué des tables ?

« De multiplication. »

Cela ne m’en disait pas davantage. Mais je ne voulus pas avoir l’air idiot et je me contentai d’un « oh ! ».

Nous étions presque arrivés à l’école quand il me l’annonça. Très tranquillement, comme si cela n’était rien. « Je fais partie du groupe folklorique maintenant.

– Tu fais partie du quoi ?

– La danse folklorique. Tu sais bien… » Il leva les bras au-dessus de sa tête et fit un drôle d’entrechat avec ses pieds. « Le pas de basque. »

Je commençais à me dire qu’il avait perdu la raison pendant mon absence.

« Le pas d’en-bas ?

– C’est un pas de danse, imbécile.

Je le regardai, bouche bée. « Tu danses ? Toi ? Mais, Artair, c’est bon pour les filles ! » Je n’arrivais pas à comprendre ce qui lui était arrivé.

Il leva les épaules et sembla prendre cela à la légère. « C’est miss Mackay qui m’a choisi. Je n’ai pas pu y échapper. »

Pour la première fois, je me dis qu’en fait j’avais peut-être eu de la chance d’être au lit avec la grippe. Sans cela, elle m’aurait peut-être choisi. J’étais sincèrement désolé pour Artair. En tout cas, jusqu’à ce que je découvre la vérité.

L’après-midi, vers trois heures, nous étions en train de remonter la route avec Marsaili. J’avais l’impression qu’elle n’était pas ravie de mon retour. Elle m’avait lancé un bonjour plutôt froid lorsque j’avais repris ma place en classe, derrière elle, et elle m’avait ignoré pendant toute la journée. En tout cas, c’est ce qu’il me semblait. Chaque fois que je la regardais ou que j’essayais de capter son regard, elle semblait prendre bien soin d’éviter le mien. Pendant les récréations, elle restait collée avec les autres filles à sauter à la corde, chanter des comptines ou jouer à la marelle. Et à cet instant, tandis que nous nous dirigions vers la route principale, précédés et suivis par d’autres groupes d’enfants, elle demanda à Artair : « Est-ce que miss Mackay t’a donné la date du voyage à Stornoway ? »

Il acquiesça. « J’ai un mot que je dois faire signer par mes parents.

– Moi aussi.

– Quel voyage à Stornoway ? »

Je me sentais complètement hors du coup. C’est incroyable ce que l’on peut rater en seulement deux petites semaines.

« C’est pour un concours de danse, dit Marsaili. Les écoles de toute l’île y participent. Ça se passe à la salle municipale.

– Un concours de danse ? » Je mis un petit moment à comprendre et, soudain, comme quand la brume disparaît le long de la côte nord en été, lorsque les matinées sont chaudes, tout devint clair. Marsaili faisait aussi partie du groupe de danse folklorique. Et c’est pour cela qu’Artair l’avait rejoint, quitte à se ridiculiser auprès des autres garçons. Je lui lançai un regard à faire tourner le lait. « Tu pouvais pas y échapper, hein ? »

Il se contenta de hausser les épaules. Je captai le regard de Marsaili en train de m’observer, plutôt satisfaite de ma réaction. J’étais jaloux, et elle le savait. Elle remua le couteau dans la plaie. « Si tu veux, Artair, tu pourras t’asseoir à côté de moi dans le minibus. »

Artair, qui était un peu embarrassé, fit en sorte de ne pas avoir l’air trop enthousiaste. « Peut-être. On verra. »

Nous traversâmes la route principale jusqu’à l’extrémité de la route de Mealanais. Je me demandai s’il l’avait accompagnée jusqu’à chez elle pendant mon absence. Mais nous nous arrêtâmes et, à l’évidence, elle ne s’attendait pas à ce que nous venions avec elle. « Bon, eh bien à samedi alors », dit-elle à Artair.

« Ouais, d’accord. » Il fourra ses mains dans ses poches et nous partîmes en direction de Crobost. Je regardai en arrière et vis Marsaili qui gambadait sur la route de Mealanais, le pas léger. Artair marchait bien plus vite qu’à l’accoutumée et je dus presque courir pour rester à sa hauteur.

« Samedi ? C’est le jour du concours de danse ? »

Il fit non de la tête. « Non, c’est pendant un jour d’école.

– Alors qu’est-ce qui se passe samedi ? »

Artair fixait un point invisible, au-dessus de la route devant nous. « Je vais jouer à la ferme. »

Je n’en crus pas mes oreilles. Je n’étais pas encore capable de les reconnaître avec précision, mais je ressentais tous les symptômes habituels de la jalousie. Colère, douleur, confusion, tristesse. « Tes parents ne voudront pas ! » Je me raccrochais aux branches.

« Si, ils voudront. Ma mère et mon père et la mère et le père de Marsaili se connaissent de l’église. C’est même ma mère qui m’a emmené à Mealanais samedi dernier. »

Je pense que je devais avoir la bouche grande ouverte. On aurait été en juin, j’aurais avalé des mouches. « Tu y as déjà été ? » Je n’y croyais pas.

« Deux fois. » Il me lança un regard bref, un petit sourire satisfait aux lèvres. « On a joué aux cow-boys et aux indiens dans la grange. »

Des visions cauchemardesques de Marsaili en train de ligoter Artair avec la même corde, de lui bander les yeux avec le même mouchoir rouge, m’assaillirent. Je lui demandai, la bouche tellement sèche que j’arrivais à peine à parler : « Elle t’a embrassé ? »

Artair tourna brusquement la tête vers moi. On lisait sur son visage une expression de pur dégoût et d’incompréhension. « Embrassé ? » Il semblait horrifié. « Pourquoi diable ferait-elle une chose pareille ? »

Faute de mieux, j’y trouvai un semblant de réconfort au beau milieu de mon désespoir.

 

Ce samedi-là, le vent venait du nord-est et s’engouffrait dans les terres. Un vent de février, glacial, apportant de la neige fondue sur son front avancé. Je me tenais sur le pas de notre porte, affublé de mon ciré jaune, de mon suroît et de mes bottes en caoutchouc noires, attendant le passage de leur voiture. Ma mère m’appela plusieurs fois, me disant que j’allais attraper la mort et que je ferais mieux de rentrer jouer dans la maison. Mais j’avais la ferme intention d’attendre. Je pense que, probablement, une part de moi espérait que Marsaili et Artair m’avaient joué un tour cruel. Et je serais resté là toute la matinée avec joie si la voiture n’était pas passée. Mais ce ne fut pas le cas et elle passa, juste après neuf heures et demi. La mère d’Artair était au volant et le visage d’Artair était plaqué contre la lunette arrière, brouillé par la condensation, mais on voyait nettement qu’il souriait. Sa main m’adressa un petit geste de salut triomphal, comme un membre de la famille royale. Je le fusillai du regard à travers l’humidité ambiante. La neige fondue m’aiguillonnait le visage et, en même temps, masquait mes larmes. Mais je sentais la chaleur laissée par leur passage sur mes joues.

Le lundi suivant, miss Mackay fut assez surprise lorsque je lui dis que, comme j’étais dorénavant presque autonome en anglais, je n’avais plus besoin de traducteur, et qu’elle pouvait donc nous faire asseoir pas ordre alphabétique comme elle le souhaitait en début d’année. L’idée dut flatter son sens de l’ordre, car elle accepta immédiatement. Je passai du premier rang au deuxième et me retrouvai à plusieurs pupitres de distance de celui de Marsaili. Elle ne tenta pas de cacher sa déception. Elle se tourna vers moi, inclina légèrement la tête, leva ses yeux de biche et me lança un regard d’animal blessé. Je restai ferme et l’ignorai. Si son idée avait été de me rendre jaloux, elle avait réussi. Mais cela s’était retourné contre elle. Dorénavant, je n’avais plus l’intention d’avoir affaire à elle. Je vis Artair, deux tables plus loin, un sourire satisfait sur les lèvres. J’avais les mêmes intentions à son égard.

Je les évitai au moment de la récréation et, lorsque la cloche sonna pour annoncer la fin de la classe, je fus le premier sorti. J’avais déjà fait la moitié du chemin jusqu’à la route avant même que Marsaili ait quitté la cour de récréation. Une fois sur la route principale, je regardai en arrière et vis Marsaili se dépêcher pour essayer de me rattraper, avec Artair, tentant de la suivre, le souffle court. Résolu, je me détournai et poursuivis mon chemin sur la route de Crobost, aussi vite que je le pus, sans toutefois courir.

Le problème, lorsque l’on se venge par jalousie, c’est que même si l’on inflige de la douleur aux autres, cela n’atténue en rien celle que l’on ressent soi-même. Au bout du compte, tout le monde est malheureux. Et, bien sûr, une fois que l’on a adopté une certaine attitude, il est difficile d’en changer sans perdre la face. Je ne me suis jamais senti aussi malheureux que pendant les deux jours qui suivirent, ni aussi déterminé à persévérer.

Le mardi suivant, à midi, le groupe folklorique partit pour Stornoway à bord du minibus de l’école. J’observai la scène à travers une des fenêtres du réfectoire par une des vitres où j’avais essuyé un peu de buée afin de les voir, debout à côté du portail, en train d’attendre le bus qui venait du garage. Quatre filles et deux garçons, Artair et Calum. Artair parlait à Marsaili avec animation, essayant à tout prix de monopoliser son attention. Mais, à l’évidence, il ne l’intéressait pas car, tournée vers l’école, elle essayait de me trouver du regard, en train de les observer. J’en éprouvai un certain plaisir masochiste. Je vis Artair fouiller dans ses poches pour y trouver son inhalateur et en prendre deux longues bouffées. Cela voulait dire qu’il était tendu.

Cela ne fut toutefois pas une consolation suffisante pour affronter avec succès un après-midi qui me parut interminable. Nous n’étions plus que cinq dans la classe et nous devions recopier des mots inscrits au tableau. En capitale, puis en cursive. Je passai mon temps à regarder par la fenêtre l’énorme nuage bas qui arrivait de l’Atlantique, s’effilochait le long de la côte et amenait des averses en bourrasque, interrompues par de rares éclaircies. Miss Mackay me passa un savon parce que je ne suivais pas. C’était bien là mon problème, me dit-elle, je n’arrivais pas à me concentrer. J’étais un rêveur. Plein de capacités, mais aucune envie de travailler. En vérité, je n’avais pas envie de faire grand-chose. J’étais comme un chiot triste, en mal d’amour, enfermé seul dans un placard. Après coup, il est étrange de constater à quel point j’ai ressenti ces émotions tôt dans ma vie.

Lorsque la cloche sonna, j’étais au bord de l’étouffement. Je n’en pouvais plus d’attendre de sortir pour éprouver le choc du vent glacé et emplir mes poumons d’air frais et iodé. J’avançais lentement et, en traînant les pieds, je me rendis au Bazar de Crobost pour y acheter une barre de chocolat avec ce qui me restait d’argent de poche. J’avais besoin de sucre pour me réconforter. Il y a un portail à cet endroit, juste en face du magasin, derrière lequel part une piste pour les tracteurs, qui mène aux tranchées de tourbe creusées par les habitants de Crobost, génération après génération. J’escaladai le portail et, les mains bien enfoncées dans les poches, je remontai avec difficulté le chemin bourbeux jusqu’aux tranchées. De là, je pouvais voir, au loin, l’école et, plus bas, les routes étroites de Mealanais et de Crobost. On voyait aussi la route principale serpenter jusqu’à Swainbost et au-delà. J’étais sûr de ne pas rater le minibus lorsqu’il reviendrait de Stornoway. Je m’étais déjà trouvé là, au mois de mai, à couper la tourbe avec mon père et ma mère. Trancher la tourbe molle avec une pelle spéciale, puis placer les morceaux par groupes de cinq en haut de la tranchée pour que les vents chauds du printemps les sèchent. Il fallait revenir un peu plus tard pour les retourner et, quand ils étaient assez secs, on venait avec un tracteur et une remorque pour les ramener à la ferme afin d’y faire notre grand tas bossu de tourbe, rangé en chevrons pour faciliter le drainage. Une fois complètement secs, les pains de tourbe devenaient imperméables et alimentaient le feu pendant toute la durée de l’hiver. La découpe était l’étape la pire, surtout si le vent tombait. Parce qu’alors, les puces vous sautaient dessus. Des bestioles minuscules, qui vous dévoraient. La malédiction écossaise. Seule, une puce est si petite qu’on la voit à peine, mais elles se rassemblent en paquets, de gros nuages noirs, qui vous envahissent les cheveux et les vêtements, et se nourrissent de votre chair. Enfermé dans une pièce remplie de puces, la folie vous gagnerait avant la fin de la journée. Et parfois, c’était un peu ce qui se passait lorsque l’on découpait la tourbe.

Heureusement, il n’y avait pas de puces au plus profond de l’hiver des Hébrides. Seulement le vent qui sifflait dans les herbes mortes et le ciel qui crachait sa colère. Le soir tombait vite. Je vis les phares du minibus passer la côte de Cross avant de réaliser de quoi il s’agissait. Là où la route prenait la direction de l’école, il s’arrêta, les feux de détresse allumés, pour laisser descendre les enfants habitant à Crobost. Il n’y avait que Marsaili, Artair et Calum. Ils restèrent là un court instant à discuter après le départ du minibus, puis Artair et Calum se hâtèrent en direction de Crobost et Marsaili s’engagea sur la route qui menait à la ferme, en direction de Mealanais. Je m’assis une minute, suçant ma barre de chocolat sucré qui commençait à fondre, tout en observant Marsaili sur la petite route en contrebas. De là où je me trouvais, elle paraissait minuscule, isolée d’une façon difficile à expliquer. Quelque chose dans sa démarche, dans le poids de chacun de ses pas, montrait qu’elle était mécontente. Je me sentis soudain immensément triste pour elle. J’eus envie de dévaler la colline pour la prendre dans mes bras et la consoler, lui dire que j’étais désolé. Désolé d’être jaloux, désolé d’avoir été brutal. Et pourtant, quelque chose me retenait. Une difficulté à laisser parler mes sentiments qui me suivrait toute ma vie.

Elle était presque hors de ma vue, perdue dans le crépuscule hivernal, quand, pour une fois, quelque chose triompha de ma réticence et me propulsa sur la pente de la colline, à sa poursuite, les bras moulinant pour maintenir mon équilibre tandis que je dévalais la lande détrempée, gêné par mes bottes en caoutchouc. Je déchirai mon pantalon sur le fil de fer barbelé en tombant par-dessus la clôture, faisant fuir des moutons, pris de panique. Je boitillai le long de la route derrière elle, courant presque. Lorsque je parvins à la rattraper, j’étais hors d’haleine, mais elle ne tourna pas la tête, et je me demandai si elle s’était aperçue que je l’observais depuis le début, du haut de la colline. Je me mis à côté d’elle et nous marchâmes un moment sans dire un mot. Quand, finalement, j’eus repris ma respiration, je lui demandai : « Alors, comment ça s’est passé ?

– La danse ?

– Ouais.

– Un désastre. Quand Artair a vu tous les gens, il s’est mis à paniquer. Il a dû rester à tirer sur son inhalateur, sans pouvoir monter sur scène. On a dû faire sans lui. Mais c’était sans espoir, parce qu’on avait répété à six et que ça ne fonctionnait pas à cinq. Je ne le referai jamais ! »

Un sentiment de satisfaction m’envahit, proche de l’exaltation. Mais je gardai un ton sombre. « Quel dommage ! »

Elle me regarda brièvement, se demandant sûrement si je ne me moquais pas d’elle. Mais je semblais suffisamment attristé par son récit.

« Pas vraiment. Je n’aimais pas ça de toute façon. La danse, c’est bon pour les filles débiles et les garçons mous. Je me suis inscrite uniquement parce que ma mère me l’avait conseillé. »

Nous redevînmes silencieux. Plus bas, je pouvais voir les lumières de la ferme de Mealanais. Il allait faire un noir d’encre sur le chemin du retour, mais ma mère me faisait toujours emmener une lampe torche dans mon cartable, car il y avait tellement peu de jour en hiver qu’on ne savait jamais quand on en aurait besoin. Nous nous arrêtâmes au portail blanc pendant quelques instants.

Finalement, elle dit : « Pourquoi tu ne m’accompagnes plus sur la route après l’école ?

– Je pensais que tu préférais la compagnie d’Artair », dis-je.

Elle me fixa. Ses yeux bleus trouaient l’obscurité, et je sentis mes jambes flageoler. « Artair est une vraie plaie. Il me suit partout. Il s’est inscrit au groupe folklorique parce que j’y étais. » Je ne savais pas quoi dire. Puis, elle ajouta : « C’est un idiot. C’est toi que j’aime, en fait, Fin. » Et elle me posa un baiser doux et rapide sur la joue avant de pivoter sur elle-même et de partir en courant sur l’allée de la ferme.

Je restai là un long moment, dans l’obscurité, me concentrant sur l’endroit où ses lèvres avaient touché ma joue. Je sentais leur douceur et leur chaleur encore longtemps après qu’elle fut partie, avant de me toucher le visage et de rompre le charme. Je fis demi-tour et commençai à courir en direction de la route de Cross-Skigersta, la joie et la fierté gonflaient ma poitrine à chacune de mes respirations. J’allais avoir des ennuis en arrivant à la maison. Mais je m’en fichais complètement.