Marsaili se tenait devant le tas de tourbe et en remplissait un seau. Elle portait un jean, des bottes en caoutchouc et un épais pull-over. Exceptionnellement, ses cheveux étaient libres et volaient en tous sens autour de son visage. Avec le vent qui arrivait du nord, elle n’entendit pas la voiture de Fin se garer au sommet de l’allée. Une petite Daewoo, couleur vomi, qu’il avait loué à bas prix à la journée. En contrebas d’où elle se trouvait, la mer se brisait le long de la côte en gerbes blanches et furieuses, rassemblant ses forces pour l’orage qui se préparait au nord-ouest.
« Marsaili. »
Elle se redressa, surprise par la voix de Fin juste derrière elle. Elle pivota sur elle-même, étonnée de le voir, puis elle fut prise d’inquiétude à cause de l’expression de son visage. « Fin, que se passe-t-il ?
– Tu savais qu’il le battait. » Elle ferma les yeux et laissa choir le seau sur le sol, répandant les morceaux de tourbe.
« J’ai essayé de l’arrêter, Fin. J’ai essayé.
– Pas suffisamment. » Le ton était dur, accusateur.
Elle ouvrit les yeux et il vit qu’ils étaient pleins de larmes, prêtes à couler. « Tu ne peux pas imaginer comment il est. Au début, quand Fionnlagh était petit et que j’ai vu les marques, je n’ai pas pu y croire. J’ai pensé qu’il devait s’agir d’un accident. Mais il y a une limite au nombre d’accidents qui peuvent arriver.
– Pourquoi est-ce que tu n’es pas partie avec le petit ?
– J’ai essayé, tu peux me croire. J’ai essayé. Je voulais. Mais il m’a dit que si jamais je partais, il irait à notre recherche. Il a dit que, où que nous soyons, il nous trouverait. Et qu’il tuerait Fionnlagh. » Ses yeux imploraient la compréhension de Fin. Mais il semblait de pierre.
« Tu aurais dû faire quelque chose !
– C’est ce que j’ai fait. Je suis restée. Et j’ai fait tout ce que je pouvais pour que les coups cessent. Il ne le faisait pas quand j’étais là. Alors j’essayais d’être tout le temps là. Pour le protéger, pour qu’il soit en sécurité. Mais ce n’était pas toujours possible. Pauvre Fionnlagh. Il était merveilleux. » Les larmes coulaient sur son visage. « Il a tout encaissé comme si c’était une chose à laquelle il fallait s’attendre. Il n’a jamais pleuré. Il ne s’est jamais plaint. Il encaissait, c’est tout. »
Fin tremblait. De rage et de douleur. « Seigneur, Marsaili, pourquoi ?
– Je ne sais pas ! » Elle lui criait presque dessus. « C’est comme s’il avait voulu m’atteindre pour je ne sais quelle raison. Pour ce qui est arrivé sur ce foutu rocher, ce quelque chose que vous n’avouez pas, ni toi ni lui, et qui l’a changé au point qu’on ne le reconnaît plus.
– Tu sais ce qui s’est passé, Marsaili ! » Fin leva les bras, l’air désespéré, puis les laissa retomber, comme impuissant.
Elle secoua la tête. « Non, je ne sais pas. » Elle le dévisagea un long moment, étonnée par son entêtement. « Ça nous a tous changés, tu le sais, Fin. Mais c’est pour Artair que ce fut le pire. Je ne m’en suis pas aperçue au début. Je pense qu’il me le dissimulait. Mais, après la naissance de Fionnlagh, ça a commencé à se manifester, à sortir de lui comme du poison. »
Le mobile de Fin se mit à sonner dans sa poche. Scotland the Brave. Joyeuse et débonnaire. Grotesque et inappropriée en la circonstance. Ils se tenaient face à face, la sonnerie ridicule vibrant dans le vent. « Bon, tu ne veux pas répondre ? »
Sur l’île, personne ne connaissait son numéro. L’appel ne devait pas provenir de l’île. « Non. » Il attendit que sa boîte vocale se déclenche, et fut soulagé lorsque les sonneries cessèrent.
« Alors, et maintenant ? » Elle essuya les larmes sur son visage avec le dos de sa main et se fit une trace de tourbe en travers de la joue.
« Je ne sais pas. » Il vit la lassitude dans ses yeux, sa vie réduite en miettes par toutes ces années avec Artair, et sa culpabilité pour tous les coups que son fils avait été obligé d’endurer et qu’elle n’avait pas pu empêcher. À nouveau, son téléphone se mit à sonner. « Seigneur ! » Il le sortit vivement de sa poche, appuya sur la touche d’appel et le colla à son oreille. C’était sa boîte vocale qui le rappelait pour lui signaler qu’il avait un nouveau message. Impatient, il écouta et reconnut une voix familière mais tellement hors contexte qu’il lui fallut plusieurs instants pour l’identifier.
« Trop occupé pour décrocher votre fichu téléphone, hein ? J’espère que vous êtes dehors à attraper notre tueur. » C’était le médecin légiste. Le docteur Angus Wilson. « Si ce n’est pas le cas, j’ai quelque chose qui devrait vous aider. Ça sera dans mon rapport, mais je me suis dit qu’il valait mieux que je vous en fasse part tout de suite. Vous vous souvenez de la gélule qu’on a retrouvée dans le vomi de l’assassin ? Elle contient une forme orale de corticostéroïde, connu sous le nom de Prednisone. On l’utilise en général pour traiter les allergies cutanées douloureuses. Mais elle est également très efficace pour réduire les inflammations des voies respiratoires. Elle est donc fréquemment prescrite aux asthmatiques. Par conséquent, je vous conseille de vous concentrer surtout sur quelqu’un avec un sérieux problème de peau ou un asthme chronique. Bonne chasse, amigo. » La boîte vocale lui annonça qu’il n’y avait pas d’autres messages.
Fin se demandait pourquoi le sol ne l’avait pas englouti. Le peu qui restait de son monde venait de s’écrouler à l’instant. Alors que faisait-il encore là ? Il remit son téléphone dans sa poche.
« Fin ? » Marsaili était effrayée. Il l’entendait dans sa voix. « Fin, que se passe-t-il ? On dirait que tu viens de voir un fantôme. »
Il la regarda sans la voir. Il était dans le hangar à bateaux de Port of Ness. On était samedi soir et il faisait nuit. Il y avait deux hommes. L’un d’eux était Ange Macritchie. L’autre se déplaçait dans la clarté de la lune. C’était Artair. Fin ne savait pas pourquoi ils étaient là, mais lorsque Macritchie se retourna, Fin vit quelque chose qui ressemblait à un tube métallique ou à un manche en bois apparaître dans la lumière de la petite fenêtre ouverte et s’écraser sur la tête d’Ange, qui tomba à genoux puis s’écroula en avant. Artair était excité et respirait rapidement. Il se mit à genoux pour faire basculer le colosse sur le dos. Inanimé, il était plus lourd à bouger qu’il ne l’avait pensé. Il entendit quelque chose, des sons venant du village. Était-ce des voix ? Peut-être n’était-ce que le vent. Il commença à paniquer et sentit ses voies respiratoires se fermer. Son estomac réagit en libérant son contenu et il vomit sur Macritchie, inconscient. Artair fourragea dans sa poche pour y trouver ses gélules et en avala une, puis il tira sur son inhalateur en attendant qu’elle fasse effet, toujours à genoux, sa respiration raclant dans la nuit. Progressivement, son souffle redevint normal et il chercha à entendre à nouveau le bruit qui avait déclenché sa crise. Mais il n’entendit rien et se remit à la tâche, glissant ses doigts épais autour de la gorge de Macritchie. Il appuya. Il fallait en finir, et vite.
Fin ferma les yeux, le plus fort possible, pour en chasser les images, puis les ouvrit à nouveau et vit Marsaili, désemparée. « Fin, pour l’amour de Dieu, parle-moi ! »
Lorsqu’il retrouva la parole, sa voix lui sembla faible et rauque. « Parle-moi de l’asthme d’Artair. »
Elle fronça les sourcils. « Qu’est-ce que tu veux dire par “parle-moi de son asthme” ?
– Raconte-moi, simplement. » La force revenait dans sa voix. « Est-ce que ça s’est aggravé ? »
Elle hocha la tête, agacée, se demandant pourquoi il lui posait des questions aussi stupides. « Oui, dit-elle. Ça devenait un cauchemar. Les crises allaient de pire en pire, jusqu’à ce qu’ils lui prescrivent un nouveau médicament.
La surprise lui fit lever la tête et le bleu de ses yeux s’assombrit. Un pressentiment, peut-être. « Comment le sais-tu ? »
Il lui saisit le bras et l’entraîna vers la maison. « Montre-moi.
– Mais, Fin, qu’est-ce que ça veut dire ?
– Contente-toi de me montrer, Marsaili. »
Ils entrèrent dans la salle de bains et elle ouvrit une petite armoire à glace qui se trouvait au-dessus du lavabo. Le flacon se trouvait sur l’étagère du haut. Fin le prit et l’ouvrit. Il était presque plein.
« Pourquoi ne les a-t-il pas sur lui ? »
Marsaili semblait perdue. « Je n’en ai aucune idée. Peut-être a-t-il un autre flacon. »
Fin ne voulait même pas y penser. « Où garde-t-il ses papiers personnels ? Des choses qu’il ne te montre jamais ?
– Je ne sais pas » Elle se mit à réfléchir, distraite, elle avait du mal à se concentrer. « Il y a un tiroir dans l’ancien bureau de son père qu’il garde toujours fermé à clé.
– Montre-moi. »
Le bureau était poussé sous la fenêtre, dans l’ancienne étude de M. Macinnes, enseveli sous une avalanche de papiers, de magazines et de bacs à courrier en métal débordant de factures réglées ou à payer. Fin avait dormi là l’autre nuit, mais il ne l’avait même pas vu. La chaise à accoudoirs qui allait à l’origine avec le bureau semblait avoir disparu. Une vieille chaise de salle à manger était glissée entre les pieds. Fin la tira en arrière et s’assit. Il essaya le tiroir de gauche qui s’ouvrit. Il contenait un dossier en accordéon plein de papiers ayant trait à la maison. Fin le parcourut rapidement, mais il ne contenait rien d’intéressant. Le tiroir de droite était fermé à clé.
« Est-ce que tu as une clé ?
– Non.
– Un tournevis solide, alors. Ou un ciseau. »
Sans un mot, elle tourna les talons et quitta la pièce. Elle revint quelques instants plus tard avec un gros tournevis plat. Fin s’en saisit, le glissa entre le tiroir et le montant et le souleva jusqu’à ce que le bois se fende et que la serrure cède. Le tiroir s’ouvrit tout seul. Il contenait des dossiers suspendus. Jaunes, bleus, roses. Il les passa un par un. Factures, emprunts, lettres. Des articles de journaux téléchargés sur Internet. Fin s’arrêta, il entendait sa respiration, faible et courte. Il mit les articles sur le dessus du bureau. Le Herald, le Scotsman, le Daily Record, le Edinburgh Evening News, le Glasgow Evening Times. Tous datés de la fin mai ou du début juin. Un corps éventré retrouvé à Leith. L’Éventreur d’Édimbourg. Étranglé et mutilé. Mort à l’ombre de la croix. La police lance un appel à témoin pour le meurtre de Leith Walk. Il y en avait comme cela plus de deux douzaines, sur une période de trois semaines, lorsque l’actualité sur le meurtre était la plus brûlante, et avant que l’annonce d’une forte augmentation des impôts locaux ne la remplace à la une des journaux.
Le poing de Fin s’abattit sur le bureau et une pile de magazines s’effondra sur le sol.
« Pour l’amour de Dieu, Fin, vas-tu me dire ce qui se passe ? » Une pointe d’hystérie commençait à percer dans la voix de Marsaili.
Fin laissa tomber sa tête dans ses mains et ferma les yeux. « Artair a tué Ange Macritchie. »
Il y eut un silence dans la pièce, si épais que Fin aurait presque pu le saisir. La voix de Marsaili, faible et effrayée, se fit entendre. « Pourquoi ?
– C’était la seule manière qu’il avait d’être sûr de me faire revenir sur l’île. » Il balaya les articles de la main, en en envoyant voler plusieurs dans les airs. « Ces journaux étaient pleins d’articles sur le meurtre d’Édimbourg. Tous les détails les plus macabres. Le fait que j’étais chargé de l’enquête. Alors, si un autre cadavre était découvert ici sur Lewis. Avec le même mode opératoire bizarre. Cela ne valait-il pas le coup de parier que je serais impliqué à un moment ou à un autre ? Surtout si la victime était un ancien camarade d’école. Un pari, peut-être. Mais ça a marché, puisque je suis là.
– Mais pourquoi ? Fin, je n’arrive pas à te croire quand je t’entends dire des choses pareilles. Pourquoi aurait-il voulu te faire venir ?
– Pour me dire la vérité à propos de Fionnlagh. Pour que je sache qu’il était mon fils. » Il repensa à ce que Donna Murray avait dit : Comme s’il faisait payer au fils les péchés de son père naturel.
Marsaili se laissa tomber sur le rebord du lit et se mit les mains sur le visage. « Je ne comprends pas.
– Tu as dit que tu pensais qu’il battait Fionnlagh pour t’atteindre. Ce n’était pas toi qu’il voulait atteindre. C’était moi. Toutes ces années à battre ce pauvre gosse, et pendant tout ce temps, c’était moi qu’il frappait, à qui il donnait des coups de pied. Et c’était important pour lui que je le sache avant… » Il s’interrompit brutalement, effrayé à l’idée d’exprimer sa pensée.
« Avant quoi ? »
Fin se tourna lentement pour la regarder. « Il s’en fichait de donner un échantillon d’ADN à la police. Il savait qu’il serait sur le rocher au moment où nous découvririons que c’était lui. Trop tard pour l’arrêter. »
Marsaili se leva d’un bond, comprenant soudain le fond de sa pensée. « Arrête, Fin ! Arrête ! »
Il secoua la tête. « C’est pour cela qu’il n’a pas pris ses pilules. Après tout, pourquoi en aurait-il besoin puisqu’il ne va pas revenir ? »
Il consulta sa montre et se leva, replaçant les articles de journaux dans leur dossier. Dehors, le vent avait forci. Son regard portait jusqu’à la côte où les vagues s’abattaient sur les rochers et se retiraient en écume. Il se dirigea vers la porte et Marsaili lui attrapa le bras.
« Où vas-tu ?
– Je vais essayer de l’empêcher de tuer notre fils. »
Elle se mordit les lèvres avec force et essaya de réfréner les sanglots qui montaient en elle. Ses joues étaient couvertes de larmes. « Pourquoi, Fin ? Pourquoi ferait-il cela ?
– Parce que, pour une raison ou une autre, il veut me faire du mal, Marsaili. M’infliger plus de douleur que je ne peux en supporter. Il doit savoir que j’ai déjà perdu un fils. » Il vit dans ses yeux qu’elle n’était pas au courant. « Quelle meilleure manière de m’achever si ce n’est de tuer l’autre ? » Il l’écarta, mais elle le suivit jusqu’à la porte et l’arrêta à nouveau.
« Fin, regarde-moi. » Sa voix était impérieuse. Il se tourna vers elle. « Avant que tu partes… il y a quelque chose que tu dois savoir. »
Une pluie battante tombait sur la fenêtre du centre opérationnel, obscurcissant la vue que l’on avait, par-dessus les toits du port, sur le château de Lews à demi en ruines, de l’autre côté de la baie. Il y avait près de deux douzaines d’officiers installés à des bureaux tout autour de la pièce. Tous étaient tournés vers Fin, à l’exception de George Gunn et de deux d’entre eux qui étaient au téléphone. L’inspecteur principal Smith était cramoisi et exaspéré. Il s’était douché et changé. Ses cheveux étaient ramenés en arrière et il sentait à nouveau le Brut. Il tenait habituellement le rôle principal dans le centre opérationnel, mais Fin avait pris la main sur cette enquête. Cela ne le réjouissait pas, mais il était coincé.
« D’accord, je suis prêt à accepter qu’Artair Macinnes est probablement notre tueur, dit-il.
– Le test ADN le confirmera », répondit Fin.
Smith jeta un coup d’œil nerveux aux articles de journaux étalés sur un bureau proche. « Et vous pensez qu’il a copié le meurtre de Leith Walk pour vous faire revenir sur l’île ?
– Oui.
– Pour vous dire que son fils est en fait le vôtre ?
– Oui.
– Pour le tuer ensuite ? » Fin fit « oui » de la tête. Smith marqua une pause. Puis, il dit : « Pourquoi ?
– Je vous ai raconté ce qui s’était passé sur An Sgeir.
– Son père est mort en vous portant secours sur les falaises il y a dix-huit ans. Vous pensez vraiment que c’est une motivation suffisante pour commettre deux crimes après toutes ces années ?
– Je ne peux pas l’expliquer. » La frustration de Fin se transformait petit à petit en colère. « Je sais seulement qu’il a battu cet enfant comme plâtre depuis sa naissance et maintenant qu’il m’a dit que je suis son père, il va le tuer. Il a déjà tué une fois pour me faire venir ici. À la vue des preuves, je ne pense pas que quiconque puisse le nier. »
Smith soupira et secoua la tête. « Je ne vais pas risquer la vie de mes officiers en les envoyant sur un rocher à cent kilomètres d’ici au beau milieu de l’Atlantique en pleine tempête. »
Gunn raccrocha et pivota sur sa chaise. « Le dernier rapport météo des gardes-côtes, monsieur. Il y a des vents violents à proximité d’An Sgeir, et cela s’aggrave. » Il jeta un coup d’œil à Fin, comme pour s’excuser. « Ils disent qu’il est impossible de faire atterrir l’hélicoptère sur le rocher dans ces conditions.
– Bon, voilà qui est réglé. » Smith semblait soulagé. « Nous allons devoir attendre la fin de la tempête.
– La capitainerie a confirmé que le Purple Isle est de retour de l’An Sgeir. Il est rentré au port il y a environ une heure.
– Je ne demanderai pas plus à un bateau de sortir dans des conditions pareilles ! »
Un sergent en uniforme fit son apparition dans la pièce. « Monsieur, nous ne parvenons pas à joindre les chasseurs de gugas sur la CB.
– Alors il y a quelque chose qui cloche, dit Fin. Gigs garde toujours un canal de communication ouvert. Toujours. »
Smith regarda le sergent pour obtenir confirmation, et ce dernier acquiesça. L’inspecteur principal soupira et haussa les épaules. « Nous ne pouvons, de toute façon, rien faire avant demain.
– Le garçon sera peut-être mort demain ! » Fin avait haussé la voix et sentit un froid s’installer brutalement dans la pièce.
Smith dressa un doigt et le posa sur le bout de son nez. Un geste menaçant et étrange. Sa voix était devenue un grognement sourd. « Vous êtes à deux doigts de franchir la ligne, Macleod. Vous n’êtes plus impliqué dans cette enquête, vous vous en souvenez ?
– Bien sûr que j’y suis impliqué. Je suis même au beau milieu de cette enquête. » Il tourna les talons et franchit les portes battantes qui donnaient sur le couloir.
Lorsqu’il arriva au pied de Church Street et tourna à gauche dans Cromwell Street, Fin était trempé. Sa parka et sa capuche avaient protégé le haut de son corps, mais son pantalon lui collait aux jambes et son visage s’était engourdi sous l’assaut de la pluie glacée qui arrivait par la lande. Il s’arrêta sur le pas de la porte d’un magasin de souvenirs peint en vert pour faire une halte et se retrouva face à des reproductions des figurines de Lewis, hautes de trente centimètres, qui le fixaient avec des expressions étranges depuis la vitrine, comme si elles compatissaient. Il fouilla ses poches pour retrouver son mobile et composa le numéro du centre opérationnel à deux cents mètres de là. Un des officiers en uniforme répondit.
« Je voudrais parler à George Dunn.
– Pouvez-vous me dire de la part de qui ?
– Non. »
Il y eut un bref silence. « Un moment, monsieur. »
Puis, il entendit la voix de Gunn. « Inspecteur Gunn.
– George, c’est moi. Pouvez-vous parler ? »
Gunn ne dit rien pendant un instant. « Pas vraiment.
– D’accord, alors écoutez. George, j’ai besoin que vous me rendiez un service. Un grand service. »
Le chalutier, ballotté par la houle à l’intérieur du port, craquait et tirait sur ses amarres. Un seau en plastique rouge traversait le pont avant d’un côté à l’autre. De lourdes chaînes se balançaient, cliquetaient et raclaient. Chaque élément de la structure du bateau vibrait et couinait sous le vent. La pluie tambourinait sur les vitres de la passerelle, et Padraig MacBean se tenait sur un siège de pilote usé jusqu’à la corde par les années, du gros scotch essayait tant bien que mal de retenir d’épais morceaux de rembourrage qui semblaient décidés à s’en échapper. Il avait un pied posé sur la barre et tirait pensivement sur les restes d’une cigarette roulée. Il était plutôt jeune pour un capitaine, pas plus de trente ans. Le Purple Isle était le bateau de son père et c’était son père qui avait conduit Fin sur le rocher, dix-huit ans auparavant, lorsque Padraig ne devait avoir que douze ans. Le vieux MacBean avait transporté les chasseurs de gugas vers leur lieu de pèlerinage annuel pendant trente ans. Après sa mort, ses fils avaient perpétué la tradition. Duncan, le plus jeune frère de Padraig, était le second du navire. Il n’y avait qu’un seul marin, un jeune type appelé Archie. Il était au chômage et avait rejoint l’équipage pour un essai de six mois il y avait de cela deux ans. Et il était toujours là.
« C’est une sacrée histoire que vous me racontez là, M. Macleod, disait Padraig de sa voix lente et traînante du Niseach. Je dois dire que je n’ai jamais vraiment apprécié cet Artair Macinnes. Et son garçon est un gars tranquille. » Il tira une autre bouffée sur son bout de cigarette. « Mais j’ai rien remarqué de fâcheux pendant le voyage.
– Est-ce que vous pouvez m’emmener ? » lui demanda Fin avec impatience. Il savait qu’il en demandait beaucoup.
Padraig pencha la tête et scruta l’extérieur de dessous le toit de la passerelle. « C’est une putain de tempête que nous avons là-dehors, monsieur.
– Vous avez affronté pire que ça.
– Ouais, je l’ai fait. Mais jamais par choix.
– Il y a la vie d’un môme en jeu, Padraig.
– Mais je pense à mon bateau et aux vies que je mettrais en danger en le sortant. »
Fin ne dit rien. Il savait que la décision était dans la balance. Il avait demandé. Il ne pouvait pas en faire plus. Padraig tira sur le dernier demi-centimètre de sa cigarette, mais elle s’était éteinte. Il tourna la tête vers Fin.
« Je ne peux pas obliger les gars à y aller. » Fin sentit l’espoir le quitter par tous les pores de sa peau. « Mais je vais leur demander. Ça sera leur décision. Et s’ils disent oui, alors je vous emmène. » Fin se prit à nouveau à espérer.
Il suivit le jeune capitaine jusque dans le carré. Des cirés étaient suspendus à des crochets le long d’un des murs, au-dessus d’une rangée de bottes en caoutchouc jaunes. Dans l’évier, de la vaisselle sale émergeait d’une eau douteuse sur laquelle une pellicule de gras reflétait la lumière agressive d’une ampoule électrique. Il y avait une bouilloire sur la gazinière, au-dessus de laquelle était accrochée une rangée de mugs en émail écaillés.
Des barreaux fixés dans un conduit en métal riveté les amenèrent plus bas, dans les quartiers exigus situés à l’arrière du chalutier. Il y avait six couchettes aménagées tout autour de la poupe du bateau, et une table triangulaire avec des bancs de chaque côté prenait presque toute la place disponible. Duncan et Archie étaient assis avec des mugs de thé et des cigarettes. Ils regardaient la télévision sur un poste mal réglé, accroché au mur dans un coin. Ann Robinson était en train d’humilier une pauvre candidate et insistait sur le fait qu’elle était le maillon faible. Une femme d’une cinquantaine d’années, l’air furibard, déboula vers la caméra en quittant le plateau. Padraig éteignit la télévision et calma les protestations de son équipage d’un simple regard. Malgré son âge, il avait une présence puissante et tranquille qui en imposait.
D’une voix sourde, dans la lumière électrique jaune et blafarde de la cale du vieux chalutier rouillé, il leur expliqua ce que Fin attendait d’eux. Et pourquoi. Les deux jeunes hommes, assis dans leurs pulls troués et leurs jeans usés, les ongles abîmés, incrustés d’huile et de crasse, le visage pâle et émacié, fruit de générations successives de pauvreté insulaire, écoutaient l’histoire de Padraig. Ils jetaient de temps à autre un œil vers Fin. Ces garçons gagnaient à peine de quoi vivre. Et c’était une vie bien rude que de manger, dormir, chier à bord de cette vieille pute peinturlurée de chalutier, vingt-quatre heures par jour, cinq et parfois six jours par semaine. Ils risquaient leurs vies chaque jour, pour avoir une vie comme celle-là. Lorsque Padraig eut terminé, ils restèrent assis un moment, silencieux. Puis, Archie dit : « Ouais, en tout cas, ça nous coûtera moins cher que d’aller au pub, j’imagine. »
Ils quittèrent le port après sept heures, dépassèrent Cuddy Point dans l’avant-port et firent face à la houle montante qui arrivait du Minch. Lorsqu’ils eurent passé Goat Island et qu’ils se furent engagés en eaux profondes, la mer se mit à s’agiter de plus en plus tandis qu’ils traçaient leur route à travers les lignes de front de la tempête. Padraig se tenait à la barre, le visage ridé par la concentration, rendu vert par le reflet du phosphore des écrans radar cabossés qui clignotaient et bipaient sur le tableau de bord. Il restait un peu de lumière dans le ciel, mais la visibilité était nulle. Padraig avançait aux instruments et à l’instinct. « Ouais, elle est déjà bien forte. Mais c’est rien tant qu’on est sous le vent par rapport à Lewis. Ce sera bien pire lorsqu’on contournera le Butt. »
Fin ne pouvait s’imaginer que cela puisse être pire. Il avait déjà vomi deux fois lorsqu’ils dépassèrent le phare de Tiumpan Head et il déclina la proposition d’Archie de manger un œuf sur le plat et de la saucisse qu’il avait réussi à préparer dans une cambuse où rien ne tenait en place.
« Cela va prendre combien de temps ? » demanda-t-il à Padraig.
Le capitaine haussa les épaules. « Il nous a fallu un peu moins de huit heures la nuit dernière. Ce soir, cela devrait prendre neuf heures ou plus. Nous nous dirigeons droit vers le cœur de la tempête. Lorsque nous arriverons à An Sgeir, le jour sera déjà bien entamé. »
Fin se souvenait de ce qu’il avait ressenti dix-huit ans plus tôt lorsqu’ils avaient passé Butt of Lewis et que le faisceau lumineux du phare avait fini par disparaître dans l’obscurité. Laissant la protection de l’île derrière eux, ils étaient partis dans l’immensité sauvage de l’Atlantique Nord, seulement maintenus au sec et en sécurité par les quelques tonnes d’un chalutier rouillé et le talent de son capitaine. À l’époque, il s’était senti effrayé, solitaire et incroyablement vulnérable. Mais rien de tout cela ne l’avait préparé à la furie avec laquelle l’océan allait se jeter sur eux cette fois-ci, alors qu’ils passaient au large de la pointe nord de Lewis. Tandis que les moteurs diesels martelaient dans la nuit, ils luttaient contre des conditions hors normes. L’eau édifiait des murailles autour d’eux, comme des montagnes noires, coiffées de neige, s’écrasant sur la proue et la passerelle. Fin s’accrochait à tout ce qui lui tombait sous la main, se demandant comment Padraig parvenait à rester aussi calme et essayant d’imaginer comment il était possible de survivre à encore sept ou huit heures de ce régime sans perdre la raison.
« Avant de mourir », Padraig était obligé de crier pour couvrir le bruit des machines et la fureur de la tempête, « mon père avait acheté un autre bateau pour remplacer le Purple Isle. » Il hocha la tête et sourit pour lui-même, les yeux toujours fixés sur les écrans devant lui et sur l’obscurité du dehors. « C’était un bateau magnifique. Il l’avait appelé Iron Lady. Il a passé beaucoup de temps et dépensé beaucoup d’argent pour l’adapter et en faire exactement ce dont il avait besoin. » Il jeta un regard vers Fin. « Il y a des moments où on se dit qu’on aimerait que cela soit aussi facile avec une femme. » Il sourit et se remit à scruter l’obscurité. Puis, son sourire disparut. « Il avait l’intention de vendre celui-ci quand l’occasion s’en présenterait. Mais il n’a pas eu le temps. Cancer du foie. Il est parti en quelques semaines. Et il a fallu que je prenne sa suite. » D’une main, il sortit une cigarette tordue d’une boîte de tabac de Virginie et l’alluma. « J’ai perdu l’Iron Lady à sa première sortie. Une rupture de circuit dans la salle des machines. Lorsque nous l’avons localisée, il y avait plus d’eau qui entrait dans le bateau que nous ne pouvions en pomper. J’ai dit à l’équipage de sortir l’annexe et j’ai tout essayé pour le sauver. J’étais dans la salle des machines avec de l’eau jusqu’au cou avant de laisser tomber. Je m’en suis sorti de justesse. » La fumée partait en volutes dans l’air chahuté de la passerelle. « Mais on a tout de même eu de la chance. Le temps était bon, et il y avait un autre chalutier en vue. Je l’ai regardé couler. Tout ce que mon père y avait mis. Tous ses espoirs et tous ses rêves. Et tout ce à quoi je pouvais penser était la manière dont j’allais annoncer à mes oncles que j’avais perdu le bateau de mon père. Mais j’aurais mieux fait de ne pas m’inquiéter. Ils étaient simplement contents que je sois encore en vie. L’un d’eux m’a dit : “Un bateau n’est qu’un tas de bois et de métal, fiston. Le seul cœur qu’il a, c’est celui de ceux qui le font naviguer”. » Il prit une longue bouffée de sa cigarette. « En tout cas, j’ai toujours la chair de poule quand je passe là où il a coulé, je sais qu’il se trouve là, sur le fond de la mer, juste à l’aplomb d’où nous l’avons vu pour la dernière fois. Tous les rêves de mon père, partis à jamais, comme lui. »
L’intensité dégagée par le jeune capitaine donnait l’impression à Fin qu’il y avait une troisième personne sur la passerelle. Il le regarda. « Nous venons juste de passer au-dessus, n’est-ce pas ?
– Oui, M. Macleod, à l’instant. » Il décocha un coup d’œil rapide au policier.
« Vous devriez aller vous allonger dans une des couchettes pendant un moment. On ne sait jamais, peut-être dormirez-vous un peu. La route est longue. »
Duncan prit sa place sur la passerelle lorsque Fin descendit et se glissa dans la même couchette que celle qu’il avait occupée la première et seule fois où il avait fait le voyage. Il n’espérait pas dormir, il savait que les longues heures qui s’annonçaient lui donneraient largement le temps de tourner et retourner dans sa tête toutes les questions qui ne cessaient de le hanter. Des questions dont il n’aurait pas les réponses avant qu’ils n’atteignent An Sgeir. Et même une fois là-bas, rien n’était sûr. Artair et Fionnlagh étaient peut-être déjà morts, et il ne saurait jamais. Pas plus qu’il ne se pardonnerait de n’avoir pas eu le moindre soupçon sur ce qui allait se passer.
Il fut surpris lorsque Archie le secoua pour le réveiller. « On y est presque, M. Macleod. »
Fin se glissa hors de la couchette, ahuri et désorienté, et s’assit pour se frotter les yeux avec ses paumes. Le rythme immuable des moteurs semblait maintenant faire partie de lui, martelant sa tête, ébranlant son âme. Le chalutier gîtait fortement et il fit ce qu’il put pour regagner la passerelle sans tomber. Duncan était à la barre, le visage transformé par la concentration. Padraig était assis à côté de lui, scrutant l’obscurité d’un air inquiet. Il vit le reflet de Fin dans la vitre et se retourna. « J’essaye de les joindre par radio depuis une heure, mais je n’ai que de la friture. Je n’aime pas ça, M. Macleod. Ça ne ressemble pas à Gigs.
– Combien de temps encore ? demanda Fin.
– Dix minutes, peut-être moins. »
Fin scruta l’obscurité, mais ne parvint pas à voir quoi que ce soit. Padraig, lui aussi, s’efforçait de voir quelque chose dans la nuit. « Où est ce putain de phare ? » Il actionna un interrupteur et toutes les lumières du Purple Isle jaillirent dans la nuit. Les cent mètres de la falaise sur laquelle Fin avait failli périr surgirent de l’océan, juste devant eux, noirs, luisants, striés de guano blanc. Il fut surpris de voir à quel point elle était proche.
« Seigneur ! », dit-il involontairement, reculant d’un pas et saisissant l’encadrement de la porte pour se stabiliser.
« Bordel, vire de bord ! » cria Padraig à Duncan. Son frère envoya fermement la barre vers la gauche. Le Purple Isle fit une embardée et partit de côté à travers les vagues qui battaient et explosaient tout autour d’eux. « Il n’y a pas de phare ! » hurla-t-il. « Pas de putain de phare !
– Il fonctionnait la nuit dernière ? cria Fin
– Ouais. On le voyait à des miles. »
Duncan avait repris le contrôle du chalutier, le remettant dans le vent une fois encore, et ils contournèrent l’extrémité sud du rocher, évitant le promontoire du Phare pour arriver finalement dans l’abri relatif de Gleann an Uisge Dubh. Là, on était protégé du vent. Mais la houle faisait encore des creux de trois mètres, et ils pouvaient voir la mer se fracasser, là où normalement ils déchargeaient le matériel, frappant et s’éparpillant tout autour de l’entrée des grottes qui s’enfonçaient dans les entrailles d’An Sgeir.
Padraig secoua la tête. « Vous n’arriverez pas à sortir l’annexe ce soir, M. Macleod. »
Fin hurla pour couvrir le bruit des moteurs. « Je n’ai pas fait tout ce chemin pour rester assis dans un putain de bateau pendant que cet homme assassine mon fils.
– Si j’approche suffisamment l’Isle pour que vous puissiez sortir avec l’annexe, on a toutes les chances de se faire mettre en pièces contre les rochers.
– Une année, en pleine tempête, j’ai vu votre père amener un chalutier jusqu’au quai, à Port of Ness, dit Fin, À l’époque où on ramenait encore les gugas jusqu’à Ness.
– Vous vous souvenez de ça ? » Les yeux de Padraig brillaient.
« Tout le monde s’en souvient, Padraig. Je n’étais qu’un môme. Mais les gens en ont parlé pendant des années.
– Il ne connaissait pas la peur, mon père. S’il pensait qu’il était capable de faire quelque chose, il se contentait de le faire. Les gens disaient qu’il devait avoir des nerfs d’acier. Mais ce n’était pas vrai. Il n’avait pas de nerfs du tout.
– Comment a-t-il fait ?
– Il a d’abord lâché l’ancre, et ensuite il a fait machine arrière. Il s’est dit qu’en cas de problème, il n’aurait qu’à mettre une vitesse et ramener l’ancre pour se tirer d’affaire.
– Alors, Padraig, qu’est-ce que vous avez de votre père en vous ? »
Padraig dévisagea Fin longuement, avec intensité. « Une fois que vous serez dans l’annexe, M. Macleod, vous serez livré à vous-même. Je ne pourrai plus rien faire pour vous. »
Fin se demanda s’il avait déjà eu aussi peur de sa vie. Là, alors que la mer s’abattait sur les rochers tout autour d’eux, jamais il ne s’était senti aussi peu maître de la situation. Il s’agissait d’un affrontement brutal avec la nature dans ce qu’elle a de plus puissant, et il se sentait en comparaison minuscule et insignifiant. Pourtant, ils étaient arrivés ici entiers, après cent kilomètres d’océan déchaîné sous la tempête, et maintenant il ne restait que quelques dizaines de mètres à franchir. Duncan attacha un câble au canot pneumatique et le maintint contre la poupe tandis que Padraig faisait entrer le Purple Isle en marche arrière dans la crique en gardant la chaîne de l’ancre tendue. Les falaises des deux promontoires se refermaient sur eux, dangereusement proches et le chalutier ruait et glissait sur la houle, dans un sens, puis dans l’autre. Ils pouvaient entendre la mer frapper et lécher le rocher, comme si elle essayait de le dévorer.
Padraig signala qu’il avait amené le bateau aussi loin qu’il l’osait, et Duncan fit un signe de tête à Fin. Il était temps d’y aller. La pluie lui arrivait dessus à l’horizontale alors qu’il descendait les barreaux de l’échelle, les doigts mouillés et transis de froid. Il était encore à peu près sec sous son ciré, mais il savait que cela n’allait pas durer. Son gilet de sauvetage lui paraissait franchement ridicule. S’il tombait, il lui permettrait certainement de flotter suffisamment longtemps pour que la mer le mette en pièces sur les rochers. L’annexe gonflable bougeait en tous sens, se soulevant puis s’éloignant de lui, il était impossible d’y poser le pied. Il prit une profonde inspiration, comme s’il allait plonger sous l’eau, et lâcha le Purple Isle, se laissant choir dans l’embarcation. Tandis que cette dernière s’enfonçait sous son poids, ses mains cherchaient désespérément à saisir la corde qui courait tout autour de l’annexe. Elles ne trouvèrent que du tissu souple et humide. Il se sentit glisser, tomber, l’annexe se dérobant sous lui, et il se protégea en prévision de l’impact avec l’eau. Mais, au dernier moment, le plastique de la corde lui brûla la paume de la main droite et ses doigts se refermèrent dessus. Elle était à nouveau là, sous lui. Accroché à la corde, il montait et descendait avec elle et, pour améliorer sa prise, il se saisit aussi de la corde sur le côté gauche.
Il regarda en l’air et vit la figure pâle de Duncan loin au-dessus de lui. Il avait l’air de lui crier quelque chose, mais Fin ne l’entendait pas. Il se hissa vers l’arrière de l’annexe et bascula le moteur hors-bord par-dessus la poupe. Il ouvrit le starter et tira sur la corde du démarreur. Une, deux, trois, quatre fois. Rien. À la cinquième, le moteur toussa, cracha et se lança. Il le fit monter de régime pour qu’il ne cale pas. C’était le moment de vérité. Attaché au chalutier par une simple corde, il s’apprêtait à quitter la sécurité du ravitailleur.
La corde se balançait derrière lui tandis qu’il virait de bord. L’avant de l’embarcation se leva face à la houle, en direction du point d’arrivée. Il tourna l’accélérateur et le petit bateau orange partit à une vitesse surprenante en direction des rochers. Dans la lumière des spots du chalutier, il vit l’immense bouche noire de la grotte qui se dressait devant lui, et il pouvait entendre dans la cathédrale de pierre le rugissement du fracas de la mer qui venait des profondeurs du ventre de l’île. Une chevauchée sauvage d’écume bouillonnait autour de lui et il sentit l’annexe soulevée par la houle, propulsée en direction des rochers. Il tira sur le gouvernail et mit le moteur plein gaz, évitant la collision de justesse. La mer le fit repartir en arrière vers la baie. Le rugissement était assourdissant. Il n’osa pas regarder derrière lui, en direction du chalutier.
Il remit l’embarcation face aux rochers. Ils apparaissaient et disparaissaient avec la houle, comme s’ils le jaugeaient, puis se dissimulaient pour préparer leur embuscade. Il resta ainsi pendant une longue minute, montant et descendant au gré des vagues, rassemblant ce qui lui restait de courage. Il se rendit compte que le plus important était de saisir le tempo. Il ne pouvait se permettre d’arriver en même temps que la houle comme la première fois. Elle était bien plus puissante que son petit moteur et le précipiterait sur les rochers en un instant. Il devait avancer quand la houle se retirerait, pour éviter la collision. Il rit presque de sa pitoyable tentative d’intellectualiser ce qu’il avait à faire. La vérité était en fait que, si Dieu existait bel et bien, alors la vie de Fin était à présent définitivement entre Ses mains. Il respirait profondément, attendant que la mer revienne heurter les rochers, puis il accéléra à fond dans l’eau blanchie d’écume qui refluait. À nouveau, la bouche de la grotte fut au-dessus de lui, il sembla ne pas avancer d’un pouce et faire du surplace dans le brouillard de mousse et d’écume, avant d’être soudainement propulsé en avant à une vitesse incontrôlable. Il essaya de tourner le gouvernail, mais l’hélice était hors de l’eau, ses pales sifflaient dans l’air qui n’offrait aucune résistance. Tout An Sgeir semblait se jeter sur lui. Il cria par défi, tandis que la mer le tenait dans sa paume et l’arrachait à l’annexe pour l’envoyer sur les rochers avec une force qui lui coupa le souffle. Il sentit le goût du sang dans sa bouche et les dents acérées du gneiss lui déchirer la chair. Le canot avait disparu et il était collé à la roche par la force de l’eau. Soudain, la pression qui le retenait là s’évanouit et la mer commença à l’emporter en arrière. Il se sentit glisser le long de la surface noire et luisante, lissée par des millions d’années d’érosion. De la main, il chercha une prise, mais le collier d’algues vertes qui entourait An Sgeir lui glissa entre les doigts comme de la bave. Il sentait la force de la mer qui l’emportait vers un endroit froid et sombre où il savait que le sommeil était éternel.
Et soudain, il le sentit sous ses doigts. La morsure froide de l’acier, le mouvement de l’anneau lorsqu’il referma ses doigts dessus, et résista. Et résista encore. Se déboîtant presque l’épaule alors que la mer tirait et secouait, avant finalement de lâcher prise avec réticence. Pendant un instant, il resta allongé, sans bouger, fermement accroché à l’anneau d’amarrage, accolé à la roche comme une créature marine échouée. Il chercha un appui puis une autre prise et trouva la force de se tirer vers le haut avant que la mer ne revienne le chercher. Il la sentait qui lui léchait déjà les talons lorsqu’il trouva la saillie sur laquelle, dix-huit ans plus tôt, Ange avait installé un feu de tourbe et leur avait fait du thé juste après leur débarquement. Il y était arrivé. Il était sur le rocher. Il avait échappé à la mer. Et tout ce qu’elle pouvait faire maintenant était de lui cracher sa rage au visage.
Pour la première fois, il se rendit compte que la pluie avait cessé, et de larges entailles dans le ciel noir au-dessus de lui laissèrent passer la clarté lunaire, inattendue et soudaine, qui vint frapper l’île. Il vit le Purple Isle dans une tache éblouissante de lumière argentée qui retournait se mettre à l’abri dans la baie, toujours bringuebalé par la mer, furieuse qu’il ait aidé Fin à lui échapper.
Il se saisit de la lampe torche qui était accrochée à sa ceinture en espérant qu’elle fonctionnait encore. La lumière lui éclaira le visage, et il l’agita dans l’obscurité pour signaler à l’équipage qu’il était sain et sauf. Ensuite, il ramena ses genoux sur sa poitrine, cala son dos contre la falaise et resta recroquevillé là pendant cinq minutes, s’appliquant à retrouver son souffle, son calme et sa volonté pour s’attaquer à l’escalade jusqu’au sommet. Il dirigea la lampe vers sa montre. Il était plus de quatre heures du matin. Dans moins de deux heures, l’aube se lèverait à l’est. Il était presque effrayé à l’idée de devoir affronter ce que la lumière du jour allait révéler.
Des fragments de lune apparaissaient furtivement au milieu du ciel tourmenté. Fin se demanda si c’était le fruit de son imagination, mais il lui semblait que le vent s’était un peu calmé. Il se mit avec difficulté sur ses pieds et braqua sa lampe vers la paroi. Là, pris dans le faisceau de lumière, se tenait le toboggan que les chasseurs de gugas utilisaient pour hisser leur équipement jusqu’au sommet du rocher. À l’aide de sa torche, Fin suivit son trajet anguleux sur les endroits les plus abrupts de la pente et il vit la corde qu’ils employaient serpenter au milieu du chaos de rochers et de pierres. Il grimpa jusqu’à pouvoir en saisir l’extrémité et il tira dessus de toutes ses forces. Elle semblait solidement arrimée. Il l’enroula autour de sa taille, et entama la longue ascension jusqu’au sommet, utilisant la corde pour se guider dans l’obscurité, et se hisser au passage des parties les plus raides.
Il lui fallut vingt minutes pour se hisser jusqu’au plateau de l’île et se défaire de la corde. Il regarda en arrière, cherchant sa respiration, battu et ballotté par le vent qui balayait les amas de pierres et de roches. Il vit les lumières du Purple Isle clignoter dans la baie. Au moment où il se retourna, une lune presque pleine émergea des restes déchiquetés des nuages d’orage et éclaira tout An Sgeir. Il vit la silhouette trapue du phare se détacher dans la nuit, sur le point le plus haut de l’île et, à une centaine de mètres de distance à travers les amas de rochers et de nids, la forme sombre et ramassée de la vieille blackhouse. Pas de lumière, aucun signe de vie. Mais l’odeur de la fumée de tourbe lui parvint, portée par le vent, et il sut qu’il devait y avoir quelqu’un à l’intérieur.
Les poussins des fulmars lui vomissaient sur les pieds tandis qu’il avançait maladroitement sur les rochers, à la lueur de sa lampe, retournant des nids dont les oiseaux s’envolaient en criant dans la nuit. La bâche qui fermait l’entrée de la blackhouse avait été lestée avec de gros rochers. Il la dégagea d’un coup sec et la souleva pour entrer.
Il voyait les braises du feu de tourbe au centre de la pièce luire dans la pénombre, il pouvait sentir le parfum aigre de la sueur qui flottait au-dessus de l’odeur entêtante de la fumée de tourbe. Il parcourut les murs avec le faisceau de sa torche, perçant l’air enfumé et bleuté et vit les formes des hommes allongés, recroquevillés sur des matelas le long de la dalle de pierre. Plusieurs d’entre eux se mirent à remuer et il saisit dans la lumière de sa lampe torche un visage pâle et somnolant. C’était Gigs. Il leva une main pour se protéger les yeux de la lumière. « Artair ? C’est toi ? Qu’est-ce qui se passe, bon sang ?
– Ce n’est pas Artair. » Fin laissa retomber la bâche derrière lui. « C’est Fin Macleod.
– Seigneur, dit quelqu’un. Comment diable as-tu fait pour arriver jusqu’ici ? »
Ils étaient tous éveillés à présent. Plusieurs d’entre eux s’assirent, balancèrent leurs jambes et se glissèrent sur le sol. Fin fit un compte rapide. Ils étaient dix. « Où sont Artair et Fionnlagh ? » Un des hommes alluma une lampe tempête et, dans la faible lumière, Fin put voir leurs visages à travers la fumée. Ils le regardaient comme ils auraient regardé un fantôme.
« On ne sait pas », répondit Gigs. On alluma une autre lampe et quelqu’un se pencha pour attiser le feu et rajouter de la tourbe. « Nous avons travaillé presque jusqu’à la tombée de la nuit pour mettre en place les poulies. Artair et Fionnlagh ont quitté le groupe et nous pensions tous qu’ils étaient revenus à la blackhouse. Mais lorsque nous sommes arrivés ici, il n’y avait pas trace d’eux. Leur équipement n’était plus là et la radio avait été détruite.
– Et vous n’avez pas idée d’où ils ont pu aller ? » Fin sentait monter son angoisse. « Il n’y a pas tant d’endroits que ça où se cacher sur An Sgeir. Et ils n’auraient pas tenu bien longtemps dehors avec un temps pareil. »
Un autre membre de l’équipe dit : « On pense qu’ils doivent être quelque part dans les grottes.
– Par contre, ce dont on n’a pas idée, c’est pourquoi ils sont partis. » Gigs avait les yeux braqués sur Fin. « Peut-être que toi, tu peux nous le dire.
– Comment, par tous les saints, as-tu fait pour venir ici, Fin ? demanda Astérix. Je ne me souviens pas t’avoir vu des ailes dans le dos, hier.
– Padraig m’a amené.
– Par ce temps ? » Pluto dévisagea Fin à travers l’obscurité. Il faisait partie des chasseurs l’année où Fin était venu. « Tu es devenu fou ? »
L’inquiétude de Fin se transformait en quelque chose qui ressemblait à de la panique. « Je crois qu’Artair va tuer Fionnlagh. Il faut que je les trouve. » Il écarta la bâche pour repartir à l’extérieur, dans la tempête. Gigs traversa la blackhouse en trois enjambées et lui saisit le bras.
« Ne te conduis pas comme un imbécile, mon gars ! Il fait nuit noire dehors. Tu te seras tué avant de les avoir trouvés. » Il le tira à l’intérieur et replaça la bâche. « Personne ne sort chercher qui que ce soit tant qu’il ne fait pas jour. Alors on va s’asseoir, préparer du thé et tu vas tout nous raconter. »
Les flammes léchaient les morceaux de tourbe sèche tandis que les chasseurs de gugas se rassemblaient autour du feu et qu’Astérix y posait un pot rempli d’eau. Certains s’étaient couvert les épaules d’une couverture. D’autres tiraient sur leur casquette. Plusieurs d’entre eux allumèrent des cigarettes dont la fumée vint s’ajouter à celle de la tourbe. Ils étaient assis, dans un silence tendu, attendant que l’eau bouille et qu’Astérix remplisse les tasses. Au contact de leur patience paisible, Fin trouva une sorte de réconfort et il essaya de se détendre, laissant la tension quitter ses muscles noués par les événements de la dernière heure. Il lui semblait à peine croyable de se retrouver là.
Lorsque le thé eut infusé, Astérix remplit les mugs, et les boîtes de lait en poudre et de sucre circulèrent. Fin sucra son thé et prit de grandes gorgées du liquide laiteux et sirupeux. Cela n’avait pas trop le goût du thé, mais la chaleur lui faisait du bien et il se sentit rasséréné lorsque le sucre commença à circuler dans son sang. Il leva les yeux et s’aperçut que tous le regardaient. Il eut une étrange impression de déjà-vu. Il s’était assis près de ce feu, dans ce même abri sur le rocher, tous les soirs pendant le temps qu’il avait passé sur cette île, dix-huit ans auparavant, mais là, c’était différent. Il avait l’impression d’être dans un rêve. Dans quelque chose d’irréel. Et l’ombre de l’appréhension commença à obscurcir ses pensées. Il s’était déjà retrouvé dans cette situation. Mais pas tel qu’il s’en souvenait.
Ce fut Gigs qui brisa le silence. « Alors… Pourquoi Artair va-t-il tuer son fils ?
– Il y a de cela deux nuits, il m’a dit que Fionnlagh était mon fils. » Dehors, le vent semblait être une plainte lointaine. L’air dans la blackhouse était aussi immobile que la mort, et la fumée restait suspendue, sans presque se déplacer. « Et pour je ne sais quelle raison – Fin secoua la tête –, je ne sais pas pourquoi, il semble me vouer une haine farouche. » Il respira profondément. « C’est Artair qui a tué Ange. Il l’a fait en copiant un meurtre qui a été commis à Édimbourg et sur lequel j’ai enquêté, pour tenter de me faire revenir sur l’île. Je suis à peu près sûr qu’il voulait que je sache que Fionnlagh était mon fils pour me faire souffrir en le tuant. »
Il y eut un mouvement de malaise autour du feu. Fin vit plusieurs des hommes se regarder les uns les autres. Des échanges sombres, chargés de sens. « Et tu ne vois aucune raison pour laquelle Artair te haïrait à ce point ?
– Je pense qu’il me hait à cause de la mort de son père. Je ne vois rien d’autre. »
Fin eut soudain le sentiment qu’il y en avait d’autres autour du feu qui le pensaient également. « Mais ce n’était pas ma faute, Gigs. Tu le sais. C’était un accident. »
Gigs continuait à le fixer intensément, de l’incompréhension dans le regard. « Tu ne te souviens vraiment pas ? »
Fin avait conscience que sa respiration s’accélérait et se raccourcissait, la peur refermait sur lui ses doigts longs et froids. « Que veux-tu dire ?
– Je n’ai jamais compris si cela était dû au choc sur ta tête, dit Gigs. Tu sais, le traumatisme. Ou s’il s’agissait de quelque chose de plus profond. Quelque chose qui soit lié à ton esprit. Un truc psychologique qui t’aurait fait enterrer ce souvenir. » La peur commençait à submerger chaque parcelle de l’esprit de Fin. Il avait l’impression qu’on rouvrait l’une de ses anciennes blessures pour y retrouver un éclat perdu, et il le supportait à peine. Il aurait voulu crier à Gigs d’arrêter. Quoi que ce fût, il ne voulait pas le savoir. Gigs frotta sa mâchoire mal rasée. « Au début, quand je suis venu te voir à l’hôpital, j’ai pensé que tu devais faire semblant. Mais maintenant, je suis à peu près sûr que ce n’était pas le cas. Tu ne te souviens vraiment pas. Peut-être est-ce une bonne chose, peut-être pas. Au bout du compte, il n’y a que toi qui pourras le dire.
– Pour l’amour de Dieu, Gigs, de quoi parles-tu ? » Le mug tremblait dans la main de Fin. Quelque chose d’indicible était suspendu au-dessus d’eux, dans la fumée.
« Tu te souviens de la nuit où je t’ai trouvé ivre, au bord de la route ? Tu délirais comme quoi tu ne voulais pas aller sur le rocher ? » Fin acquiesça en silence. « Tu ne te souviens pas pourquoi ?
– J’avais peur, c’est tout.
– Tu avais peur, oui. Mais pas du rocher. Lorsque je t’ai amené à la ferme, tu m’as raconté, cette nuit-là, ce qui te faisait souffrir à un point que je ne peux même pas imaginer. Tu étais assis sur une chaise devant le feu et tu as pleuré comme un enfant. Tu as pleuré comme je n’ai jamais vu un adulte pleurer. Des larmes de peur et d’humiliation. »
Fin était assis, les yeux grands ouverts. Gigs était en train de parler de quelqu’un d’autre. Pas de lui. Il y était, cette nuit-là. Il n’y avait pas eu de larmes. Il était saoul, rien d’autre.
Le regard sombre de Gigs fit lentement le tour des visages rassemblés autour du feu. « Certains d’entre vous étaient sur le rocher cette année-là, ceux-là savent de quoi je parle. D’autres n’étaient pas là. À ceux-là, je vais dire ce que j’ai dit alors. Ce qui se passe sur ce rocher, ce qui se passe entre nous, reste ici. Sur l’île. Cela reste dans nos têtes, mais cela ne doit pas franchir nos lèvres. Et si un seul d’entre vous ici présents dit un seul mot à ce propos à quelqu’un, il devra en répondre devant moi avant d’en répondre à son Créateur. » Pas un seul des hommes présents autour du feu n’aurait osé croire que cela fût faux.
Tandis que les flammes consumaient la tourbe et faisaient danser sur les murs les ombres des hommes assemblés là, tels les témoins muets d’un vœu de silence, l’obscurité, au-delà de la lumière, semblait rendre la blackhouse qui les entourait plus petite. Les regards revinrent sur Fin, et ils virent un homme perdu, tremblant dans le noir. Le sang avait quitté son visage, blanc comme un linge.
« Cet homme était le diable personnifié », dit Gigs.
Fin fronça les sourcils. « Qui ?
– Macinnes. Le père d’Artair. Il vous a fait subir des choses inimaginables, à toi et à Artair. Dans son étude. Toutes ces années de tutorat, derrière une porte fermée. D’abord Artair, et ensuite toi. » Il s’arrêta pour reprendre son souffle, presque suffoqué par le silence. « C’est ce que tu m’as dit ce soir-là, Fin. Vous n’en aviez jamais parlé, ni toi ni Artair. Vous ne vous l’étiez jamais avoué. Mais chacun de vous savait ce qui se passait, ce que subissait l’autre. Il y avait un lien de silence entre vous. Et c’est pour cela que tu étais si heureux de quitter l’île cet été-là. Parce que c’était fini. Tu allais partir. Tu n’avais plus aucune raison de revoir Macinnes. C’était la fin, une bonne fois pour toutes. Tu ne l’avais jamais dit à personne. Comment aurais-tu pu supporter la honte de ce qu’il t’avait fait subir ? L’humiliation ? Mais à présent tu étais sûr de ne jamais avoir à le faire. Tu pouvais mettre ça derrière toi. L’oublier pour toujours.
– Et il nous a annoncé que nous allions sur le rocher. » La voix de Fin était à peine un soupir.
Dans l’ombre, le visage de Gigs était figé. « Soudain, après le soulagement, tu étais obligé d’affronter deux semaines en sa présence sur An Sgeir. À vivre côte à côte avec l’homme qui avait ruiné votre enfance. Et Dieu sait qu’on est collés les uns aux autres ici. Il n’y a pas d’échappatoire. Même s’il n’allait pas pouvoir poser la main sur toi, tu allais devoir le côtoyer vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C’était inimaginable pour toi. À l’époque, je ne t’ai pas blâmé pour ce que tu ressentais, et je ne le ferai pas plus maintenant. »
Bien que les yeux de Fin fussent clos, ils étaient grands ouverts pour la première fois en dix-huit ans. Cette sensation qu’il avait eue durant toute sa vie d’adulte, qu’il y avait quelque chose qu’il ne pouvait voir, quelque chose qui avait disparu au-delà de son champ de vision. Le choc était physiquement douloureux. La tension le raidissait. Comment pouvait-il avoir oublié ? Soudain, sa conscience était inondée de souvenirs, comme les scènes d’un cauchemar qui reviennent au réveil. Il sentait la bile monter en lui, tandis que les images défilaient sur sa rétine, comme un vieux film de famille. Il pouvait sentir l’odeur de la poussière sur les livres, dans l’étude de M. Macinnes, la puanteur d’alcool et de tabac froid de son haleine tiède qui lui collait au visage. Il sentait le contact de ses mains sèches et froides qui provoquait encore chez lui un mouvement de recul. Et il vit à nouveau l’image de cet homme étrange, aux jambes immensément longues, qui hantait ses rêves depuis la mort de Robbie, comme le signe avant-coureur du retour de sa mémoire. Ce personnage qui se tenait silencieux, dans le coin de son bureau, la tête inclinée contre le plafond, les bras pendants dans les manches de son anorak. Il le reconnaissait maintenant. C’était M. Macinnes. Avec ses longs cheveux gris, dégoulinant le long de ses oreilles, ses yeux morts de bête traquée. Pourquoi ne l’avait-il pas compris plus tôt ?
Il ouvrit les yeux et s’aperçut qu’il pleurait, les larmes lui brûlaient les joues comme de l’acide. Il se mit debout tant bien que mal et tituba jusqu’à la porte, poussa la bâche sur le côté et vida son estomac dans la tempête. Il tomba ensuite à genoux, haut-le-cœur sur haut-le-cœur, jusqu’à ce que les muscles de son estomac se bloquent et qu’il ne puisse plus respirer.
Des mains le levèrent pour le remettre doucement sur pied et le ramener au chaud. On plaça une couverture sur ses épaules et il revint s’asseoir, en sanglots, à sa place, près du feu. Il ne parvenait pas à contrôler ses tremblements, comme s’il était pris de fièvre. Une sueur fine luisait sur son front.
Il entendit la voix de Gigs. « Je ne sais pas de quoi tu te souviens, Fin, mais cette nuit-là, lorsque tu m’as tout raconté, j’étais à ce point en colère que je voulais le tuer. De penser qu’un homme pouvait faire une chose pareille à des enfants ! À son propre fils ! » Il inspira profondément. « Et puis j’ai voulu aller voir la police. Pour le faire inculper. Mais tu m’as supplié de ne pas le faire. Tu voulais que personne ne le sache. Jamais. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que le seul moyen de régler ce problème, c’était ici, sur le rocher. Entre nous. Afin que personne d’autre ne puisse savoir. »
Fin acquiesça. Il n’avait pas besoin que Gigs lui raconte la suite. Il s’en souvenait parfaitement maintenant, comme si cela s’était passé la veille. Un film opaque venait d’être ôté de toutes les années qui s’étaient écoulées depuis. Il se souvint des hommes rassemblés autour du feu lors de cette première nuit, de Gigs posant sa bible après avoir fait sa lecture, stupéfiant chacun d’entre eux en mettant le père d’Artair face à ses crimes. Un silence terrifiant, puis le déni. Et Gigs le harcelant et le menaçant comme un avocat au tribunal, le menaçant physiquement, évoquant la colère de Dieu, le confrontant à tout ce que Fin lui avait raconté, jusqu’à ce que finalement le vieil homme craque. Et que tout sorte de lui, comme un poison. Poussé au-dehors par la peur et la honte. Il ne pouvait expliquer pourquoi il avait fait cela. Il n’avait jamais eu l’intention que cela se passe ainsi. Il était tellement, tellement désolé. Cela n’arriverait plus jamais. Il ferait en sorte de se rattraper auprès des enfants, des deux.
Fin se souvenait également du regard qu’Artair lui avait lancé par-dessus le feu, la douleur et le sentiment de trahison que l’on lisait dans ses yeux. Fin avait brisé leur pacte de silence. Il avait anéanti la seule chose qui faisait que la famille Macinnes parvenait à fonctionner. Le déni. Et Fin réalisait à présent, peut-être pour la première fois, que la mère d’Artair devait être au courant, et qu’elle aussi s’était refusée à voir.
Gigs fixa les visages rassemblés autour du feu. Les flammes accentuaient l’horreur que l’on pouvait lire sur chacun d’eux. « Nous avons tenu son procès ce soir-là, dit-il. Un jury de ses semblables. Et nous l’avons jugé coupable. Nous l’avons banni de la blackhouse. Son châtiment fut de vivre seul, dehors, sur le rocher, pendant les deux semaines que nous devions passer ici. Nous lui laissions de la nourriture près des cairns, et nous avions prévu de le ramener avec nous lorsque la chasse serait finie. Mais il ne pourrait plus jamais revenir sur le rocher. Et plus jamais il ne poserait la main sur l’un de ces garçons. »
Fin comprit pourquoi M. Macinnes était aussi peu présent dans les souvenirs qu’il avait de ces deux semaines sur le rocher. Il se rappelait maintenant par bribes de la figure fantomatique du père d’Artair qui sortait des grottes en contrebas, pour ramasser la nourriture qu’on lui avait laissée à côté des cairns. Un personnage las, courbé par le poids de la honte. Bien qu’il n’en ait jamais rien dit, Gigs avait dû sentir l’hostilité d’Artair à l’égard de Fin après sa confession et les avait toujours mis dans des équipes différentes.
Fin fixait les flammes qui illuminaient le visage de Gigs. « Le jour de mon accident sur la falaise. Après que M. Macinnes m’a attaché avec la corde. Il n’est pas simplement tombé, n’est-ce pas ? »
Gigs hocha la tête avec tristesse. « Je ne sais pas, Fin. Vraiment pas. Nous ne savions pas comment nous allions faire pour t’atteindre. Et quelqu’un l’a vu en train de grimper. Il avait dû entendre l’agitation depuis les grottes en dessous. J’imagine qu’il essayait de se racheter, en quelque sorte. Et d’une certaine manière, il l’a fait. Il t’a très certainement sauvé la vie. Mais s’il est tombé ou s’il s’est laissé tomber, ça, personne ne le sait.
– Il n’a pas été poussé ? »
Gigs inclina légèrement la tête sur le côté et dévisagea Fin. « Par qui ?
– Par moi. Je veux savoir. »
Dehors, la tempête était en train de s’apaiser. Le vent continuait à siffler et à hurler dans les fissures et les crevasses de la roche, dans tous les goulets et les grottes, parmi les cairns laissés là par les générations précédentes de chasseurs de gugas. « Nous t’avions déjà remonté d’une quinzaine de mètres lorsqu’il est tombé, Fin, lui dit Gigs. Personne ne l’a poussé, sauf, peut-être, la main de Dieu. »