Le trajet en voiture jusque chez moi se fait dans un brouillard confus.
L’e-mail de Dominika ressemble presque à une farce cruelle.
Apparemment, elle rejoint un couvent demain. Elle, la femme qui faisait semblant de séduire les « nonnes » sur la scène d’un club de strip-tease, avant de leur violer avec créativité tous les orifices.
Je lui ai aussitôt renvoyé un e-mail en lui demandant si elle plaisantait, pour recevoir une réponse automatique instantanée répétant ses projets d’entrer dans les ordres.
Si je raconte ça à Ava, elle sera morte de rire. Dominika la Nonne aura une langue fourchue et sera couverte de tatouages des pieds à la tête, certains d’entre eux illustrant des actes sexuels prohibés dans les textes sacrés.
J’entre dans mon appartement et nourris Monkey, mon cochon d’Inde. À l’origine, c’était un cadeau de mon ex, mais il n’en voulait pas, alors je me suis retrouvée avec elle, dans une bataille pour la garde inversée.
— Qu’est-ce que je fais maintenant ? lui demandé-je lorsqu’elle a fini son repas.
Le petit rongeur saute de haut en bas comme s’il dansait.
— Tu ne m’aides pas du tout, lâché-je avant de lui remettre de l’eau.
Je fais les cent pas dans l’appartement, réfléchissant à ma situation.
Je pensais avoir eu un coup de chance avec Dominika. C’est une experte en matière de sex-toys, elle vit à une distance impressionnante et elle était volontaire. J’imagine que la distance n’est pas si importante – je peux utiliser un serveur proxy pour simuler ça avec quelqu’un du coin, si je veux. Mais la bonne volonté à se fourrer des jouets dans les trous est plus difficile à trouver.
Je croise les yeux roses de Monkey.
— Tu penses que je devrais embaucher une prostituée ?
Elle se précipite dans la petite cabane où elle a l’habitude de dormir.
Est-ce une critique ?
Je me remets à faire les cent pas et réfléchis un peu plus à la prostitution.
Le plus gros problème, c’est que c’est illégal à New York. Plus important encore, je n’ai aucune idée d’où en trouver une. Ou un maquereau. Est-ce qu’il y a encore des maquereaux ?
Quoi qu’il en soit, je doute de pouvoir poster une petite annonce pour une prostituée sur un site free-lance.
Fichu Giuliani… ou quel que soit le maire ayant nettoyé 42nd Street. À l’époque, on pouvait embaucher une travailleuse du sexe là-bas.
Je pourrais peut-être poster une petite annonce en ligne ?
Une rapide recherche plus tard, j’apprends que le principal site de petites annonces s’est débarrassé de la section concernée, et que d’autres services similaires ont carrément fermé.
Alors que je me renseigne sur le sujet, je réalise qu’en embauchant une professionnelle, je risquerais de soutenir l’esclavage sexuel et les trafics.
C’est hors de question.
Est-ce que des strip-teaseuses pourraient être intéressées ? Ou peut-être un service d’escort-girls ?
Les trafiquants sont-ils impliqués là-dedans aussi ?
C’est peu probable, mais je ne suis pas sûre de vouloir prendre le risque. Avec le recul, même Dominika aurait pu être victime d’exploitation. Le fait qu’elle ait changé d’avis vaut peut-être mieux.
Bon, quelles options est-ce que ça me laisse ?
Une idée stupide me traverse l’esprit.
Sandra m’a dit de lui faire savoir si elle pouvait faire quoi que ce soit pour m’aider.
M’imaginant aborder ma patronne pour lui parler de ça, je meurs d’un rire mortifié par anticipation. Sans parler du problème le plus évident. Si elle avait le cœur fragile et me claquait sur les bras ? Je deviendrais connue comme la meurtrière la plus bizarre de toute l’histoire du crime.
Mais demander à une femme que je connais, c’est déjà une direction prometteuse.
Est-ce qu’Ava accepterait de m’aider ?
Elle ne jure que par son vibro.
Clairement, j’en entendrais parler jusqu’à la fin de ma vie, mais au moins, je conserverais mon boulot.
Le téléphone sonne.
Quand on parle du loup.
— Salut, Ava, dis-je après avoir récupéré Précieux. Journée tranquille à l’hôpital ?
— Comment s’est passé ton rendez-vous ? Un empalement à signaler ?
Je lui raconte tout, mais tempère mes réactions devant le patron de ma patronne, parce que… eh bien, parce que.
Évidemment, elle s’étrangle de rire quand j’arrive au moment où j’ai perdu ma testeuse de sex-toys au profit d’un couvent.
— Donc, finis-je par dire. Je voudrais te demander une assez grosse faveur.
— Nooon, articule-t-elle entre ses gloussements hystériques. Je ne ferai pas de cybersexe avec toi.
— Ce n’était pas la faveur à laquelle je pensais. Je me demandais si…
— Meuf, m’interrompt Ava. Ce n’est pas un problème.
— Ah non ?
— Tu devrais les tester sur toi-même, continue-t-elle en pouffant. Ce sera marrant, et tu n’as plus eu d’orgasme depuis je ne sais plus qui, avant Bob.
— Mais…
— Ce ne serait pas sympa de te lâcher un peu ?
Je serre Précieux plus fort, la mention de mon ex et l’expression « se lâcher » me donnant envie de dire quelque chose de très désagréable à ma meilleure amie.
La raison pour laquelle Celui Dont On Ne Doit Pas Prononcer Le Nom a rompu avec moi, c’est parce que je « n’étais pas assez aventureuse, sexuellement parlant ».
Ces mots me font encore mal aujourd’hui, surtout parce qu’ils contiennent peut-être un fond de vérité. Non que Bob ait été un sorcier au lit… pas même un Poufsouffle.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, reprend Ava sur un ton sérieux. Je suis désolée. Je viens de mettre les pieds dans le plat.
— Plutôt tes grosses fesses, répliqué-je.
Pour le coup, l’intonation ronchonne de ma voix n’est qu’en partie feinte.
— Écoute, dit-elle avec un soupir. Si tu insistes vraiment, je vais réfléchir à devenir ta testeuse.
— Non, c’est bon, rétorqué-je en me pinçant l’arête du nez. Tu mets peut-être le doigt sur un point. Je ne devrais pas te demander de faire quelque chose que je ne suis pas prête à faire moi-même. Le problème, c’est que même si je le fais, j’ai encore besoin d’un homme pour les jouets masculins.
Elle émet un reniflement dédaigneux.
— Je ne m’inquiéterais pas pour ça, si j’étais toi. Fais signe au premier mec que tu croises, de préférence majeur, et il testera tout ce que tu veux.
— Hum hum. Ça fonctionne peut-être comme ça pour toi.
— Ça marche comme ça pour à peu près toute personne possédant un utérus. Mais disons que ce ne soit pas le cas. Tu peux toujours aller sur Tinder, ou un truc comme ça. Explique aux mecs qui prendront contact avec toi que tu veux du cybersexe avant le grand bain, et tu verras à quel point ils seront enthousiastes.
Cela me semble effectivement plus plausible, même si, quand j’essaie de visualiser la scène, je me sens extrêmement mal à l’aise. Et puis, pour je ne sais quelle raison, la seule image qui se forme dans mon esprit, ce sont des yeux lapis-lazuli…
— Oh, désolée, dit soudain Ava. On m’appelle sur mon pager.
— Attends, je…
La ligne se coupe.
Pager. Encore. On peut faire confiance à la profession médicale pour vivre à l’âge de pierre. Je me demande s’ils ont aussi un modem de connexion à l’hôpital, ou des cassettes vidéo.
Enfin, au moins ils n’utilisent plus de sangsues, il y a du progrès.
À moins que ce soit encore d’actualité ?
Une rapide recherche plus tard, j’apprends qu’ils utilisent encore ces petits monstres suceurs de sang, effectivement, et que le ministère a réussi je ne sais comment à classifier les sangsues comme « appareil médical vivant, aux fins de nettoyage des caillots sanguins localisés ».
L’article mentionne que les asticots sont aussi utilisés, et j’arrête là ma lecture, parce que c’est trop dégoûtant.
Monkey jette un œil hors de sa cage et couine.
Je lui donne une moitié de grappe de raisin.
— Je sais, je procrastine.
Monkey attrape la grappe et retourne se cacher dans sa petite maison.
Très bien. Je peux trouver une solution toute seule.
Je saute sur mon ordinateur portable, ouvre une page blanche, la nomme « tests sur moi-même » et dresse deux colonnes : pour et contre.
Sous la colonne « contre » se trouvent des remarques comme : « ça risque d’être difficile de faire face à mes collègues par la suite, surtout l’Empaleur » et « c’est un test moins réaliste que si une deuxième personne était impliquée ».
Dans la colonne des « pour », je note des réflexions telles que « garder mon boulot », « Ava a peut-être raison, et ça pourrait être drôle » ou encore « prouver à mon ex qu’il a tort ».
Vu que la colonne des pour s’avère plus longue, j’accepte l’inévitable avec réticence.
— Je serai mon propre cobaye, dis-je à voix haute. Sans vouloir t’offenser, Monkey.
Précieux émet un bip.
C’est un message d’Ava.
Alors ? Tu vas le faire ?
Je réponds par un pouce levé.
Je m’épilerais, si j’étais toi. Histoire de te sentir sexy.
Sérieusement ?
Mortellement sérieuse. Maintenant, arrête de tourner autour du pot et débarrasse-toi de tes mauvaises herbes. Ce message est suivi d’émoticônes de lèvres, de chat, de fleur, de signe de paix, de triangle, de panneau zone sensible et de pêche, puis d’un rasoir.
Je ne savais même pas qu’il existait une émoticône de rasoir.
Je mets le téléphone en silencieux et jette un œil à la valise.
Non.
Je ne suis pas encore prête.
Ava a peut-être raison. Serais-je plus enthousiaste si je me rendais plus jolie sous la ceinture ?
Vu que la jungle qui recouvre mes jambes est sur ma liste de choses à faire, de toute façon, je vais m’en occuper, tout en faisant un petit ravalement de façade féminin en même temps. Ma rupture avec mon ex m’a poussée à quelques expériences dans ce domaine. J’ai tenté de modeler mes poils pubiens géométriquement, avec des triangles réguliers à l’envers, de manière aéronautique, avec une piste d’atterrissage, et – brièvement – avec ce qui pourrait être décrit comme une moustache de dictateur.
En parlant de ça, y a-t-il une raison pour que tous les dictateurs arborent une moustache ? Je parie que l’un d’eux a lancé la mode, et que les moutons dictateurs l’ont copié. À bien y réfléchir, leur inspiration provient peut-être du Vlad l’Empaleur original. Sur les peintures, il a une moustache tellement grosse et broussailleuse qu’il devait lui avoir donné un nom, genre Pufos – ça veut dire duveteux en roumain.
Que les dieux hipster en soient remerciés, « mon » Empaleur n’arbore pas un tel crime contre la nature au-dessus de ses lèvres si sensuelles. Il n’a qu’une barbe de quelques jours follement sexy, exactement comme j’aime.
Bref, en ce qui me concerne, j’arbore une touffe rétro de proportions épiques, avec des toiles d’araignées et des ronces, ainsi que des panneaux « défense d’entrer ». Ce n’est pas une déclaration féministe, malheureusement, juste un signe de négligence.
Et puis, même si me sentir sexy n’était pas un objectif, reprendre un peu le contrôle de ces poils rendrait plus facile la localisation de mes parties intimes pour le test. Allez, hop, tout doit disparaître.
Je fonce vers le placard où je range mes gants jetables et mon masque N95, avant de tout emporter à la salle de bains, bien consciente d’avoir l’air prête pour un jeu de docteur coquin.
Il y a une mouche dans ma salle de bain.
Dégueu.
J’essaie de la chasser, mais la petite maligne se moque de mes tentatives futiles, bourdonnant autour de moi d’un air provocateur.
— Très bien, lui dis-je. Cet endroit est sur le point de sentir la crème épilatoire. Si tu attrapes un cancer des ailes, ne viens pas pleurer.
Évidemment, je n’ai pas pris la crème pour faire fuir les insectes. Il se trouve simplement que je déteste la sensation irritante de mes jambes après le rasage, et que je ne me suis jamais sentie assez masochiste pour m’épiler.
Je me déshabille et taille la zone ciblée autant qu’il m’est possible de le faire sans cisailles de jardin. Puis je prépare une serviette humide près de la baignoire et enfile le masque pour me protéger des vapeurs.
Dès que je mets les gants et fais couler une poignée de crème dans mes mains, je sens une démangeaison au sommet de ma tête.
Puis mon nez me gratte sous le masque.
Puis mon œil.
Ignorant toutes ces sensations, j’entre dans la baignoire et étale la crème sur mes jambes.
Je regarde mes poils pubiens.
Je vais vraiment faire ça ?
J’imagine que oui. Je récupère un peu plus de crème et mets le paquet au niveau intime. Une fois que c’est fait, je place maladroitement un pied sur le bord de la baignoire et améliore l’expérience en me faisant une épilation brésilienne – j’ai vu un plug anal dans cette valise, alors ça pourrait être utile.
Puis j’attends que la crème décompose la structure protéique de mes poils. Je commence à m’ennuyer et je me demande comment les Sept Nains auraient réagi s’ils avaient surpris Blanche Neige en train de faire ce genre de truc.
Surtout Timide.
La mouche se pose sur mon masque.
— Dégage, lancé-je en agitant la main vers elle.
Elle bourdonne furieusement et s’élance vers mon front.
— Sort de là ! m’exclamé-je en l’écartant à nouveau d’un geste. Espèce de pervers.
Les bourdonnements de la mouche deviennent indignés alors qu’elle tourne dans la pièce et se cogne contre la fenêtre fermée.
Bien fait pour elle.
La seconde suivante, j’oublie complètement la mouche, parce que mes parties intimes se mettent à brûler.
Aïe. Ça brûle vraiment – comme les MST avec lesquelles ils punissent les violeurs dans le septième cercle de l’enfer.
Je jette un œil à l’heure. Les cinq minutes ne sont pas encore passées, et en plus, mes jambes vont très bien.
Ce doit être parce que j’ai changé de marque, un ingrédient de cette formule ne doit pas convenir à ma région du maillot. Ironique, sachant que cette marque se prétend destinée aux « peaux sensibles ». À la défense du fabricant, la plupart des crèmes de ce genre vous préviennent des zones exactes où cela vous brûlera. Mais ça n’a jamais été un problème pour moi jusqu’alors, sinon j’aurais fait un test cutané sur une petite zone de mes parties intimes plutôt que de tout faire directement.
J’attrape la serviette chaude et me frotte assez fort pour allumer un feu.
Voilà.
Plus de crème sur le pubis.
Maintenant, c’est mon derrière qui me brûle. Je m’en occupe également.
Pour ne rien arranger, mes jambes aussi s’y mettent.
Avec un grognement, j’essuie tous les poils de mes jambes, qui me paraissent fondus, et me lave partout avec une telle rigueur qu’une personne atteinte de TOC serait fière de moi.
Bientôt, il ne reste aucune trace de crème.
Je baisse les yeux.
Tout est d’un rouge furieux, comme si j’étais un animal en chaleur.
Pour mon envie de me sentir sexy, on repassera !
Et puis, j’éprouve une étrange sensation sur le côté du front.
Plus spécifiquement, au niveau de mon sourcil droit.
Une brûlure.
Non. Impossible.
Je m’essuie précipitamment avec une serviette et me rue vers le miroir.
Mince ! Il y a une noisette de crème dépilatoire sur mon sourcil droit.
Est-ce que je me suis grattée à cet endroit sans m’en rendre compte ? Ou est-ce que la crème m’a éclaboussée quand je me suis battue avec la mouche ?
Quoi qu’il en soit, j’essuie frénétiquement la crème – et une grande partie de mon sourcil disparaît avec elle.
Je me lave minutieusement le visage pour m’assurer qu’aucune trace de crème ne se cache plus nulle part – comme sur mon crâne ou mes cils, par exemple.
Non. J’ai juste perdu mes poils pubiens, ceux de mes jambes, et un sourcil.
Dans le miroir, mon sourcil restant rend mon expression à la fois curieuse, suspicieuse et sceptique, même si je ne ressens aucune de ces émotions, rien que de la honte.
Je récupère mon kit de maquillage et j’essaie de redessiner le sourcil.
Le résultat est suffisamment acceptable pour une téléconférence, mais si je veux voir des gens en face à face, je vais peut-être devoir sacrifier l’autre sourcil et dessiner les deux.
Trop traumatisée pour tester autre chose maintenant, je passe le reste de la journée à intégrer les scénarios de tests écrits à la main à ma liste électronique, avant de développer le document pour qu’il accueille le contenu de la valise. Je m’assure aussi que le document obtenu soit automatiquement enregistré en copie sur le cloud. La dernière chose dont j’ai envie, c’est d’effectuer tous les tests pour perdre la documentation à cause d’un disque dur grillé, et d’être contrainte de tout recommencer.
Cela m’est déjà arrivé, et c’était la pire sensation possible.
Lorsque je me dirige vers mon lit, la rougeur provoquée par ma débâcle épilatoire persiste encore, et alors que ma tête touche l’oreiller, je ressens une pointe d’excitation à l’idée de la journée qui m’attend.
Je n’aurais jamais cru formuler un jour le projet concret de jouer avec moi-même, et encore moins d’être payée pour ça, et pourtant, j’en suis là.
Penser au travail suscite dans ma tête des images classées X mettant en scène le regard bleu intense et la bouche sévère d’une certaine personne.
Je réfrène une envie soudaine de partir à l’aventure et d’explorer ma peau fraîchement mise à nu, près de mon clitoris. Non, mes orgasmes appartiennent au projet, pour le moment.
Avec un soupir, j’étreins mon oreiller et dérive vers le sommeil.