Je fonce dans ma salle de bains et regarde dans le miroir.
Évidemment. Le sourcil que j’ai dessiné plus tôt n’est plus que l’ombre de lui-même, et ce mélange d’expressions curieuse, suspicieuse et sceptique a fait son grand retour sur mon visage.
Beurk. La journée aurait difficilement pu être pire.
Il a dû avoir les yeux fixés sur ce sourcil durant toute notre discussion. Pas étonnant qu’il ait souri plusieurs fois. Il devait mourir de rire, intérieurement.
Je sors Précieux et commande un crayon à sourcils indélébile, du mascara à sourcils et des tatouages de sourcils temporaires. Je fais même des folies en achetant des perruques de sourcils collables en poils véritables, dans l’espoir que l’une de ces solutions me donne à nouveau une apparence humaine.
Une fois revenue de mon état de mortification, je consulte mes e-mails professionnels.
Ma boîte est vide.
Je n’ai jamais eu zéro e-mail jusqu’alors. Même mon premier jour chez Binary Birch, j’avais un message de bienvenue qui m’attendait, ainsi qu’un autre des ressources humaines et un de Sandra.
En parlant de Sandra, je décide de l’appeler.
— Tu es censée te reposer, lance-t-elle en guise de salutations.
— Vraiment ?
Est-ce qu’elle a dit ça avec autant de sévérité que j’en ai l’impression ?
— Je viens de parler au téléphone avec Monsieur Chortsky. Il a été très clair.
J’ai l’impression d’être sur le point de m’enfoncer dans le sol.
— Est-ce qu’il a expliqué pourquoi ?
— Monsieur Chortsky, s’expliquer ?
Cette fois, je détecte clairement une note d’agacement – contre l’Empaleur, j’espère, et pas moi.
— Écoute, Sandra, à propos du test que j’étais…
— C’est un autre détail dont il m’a parlé m’interrompt-elle d’une voix pincée. Nous ne devons pas parler du Projet Belka, ni d’aucun autre travail, tant que tu ne te seras pas reposée – et une fois que ce sera le cas, il veut que nos interactions n’aient lieu qu’en face à face.
De plus en plus bizarre… à moins qu’ils n’aient l’intention de me virer, bien sûr. Je crois que généralement, on veut avoir les gens en face de soi quand on les vire.
— Je peux t’aider pour autre chose ? Un autre projet sur lequel je peux travailler ? demandé-je, désespérée. L’ennui ne m’aidera pas à me reposer.
Sandra pousse un soupir.
— Et ton application ? Tu peux toujours travailler là-dessus. Plus ce code sera propre, plus tes chances d’impressionner les professionnels seront élevées.
C’est un message caché ? Est-ce que je vais devoir préparer un CV et utiliser cette application comme portfolio ?
— Tu as envoyé un lien de mon code au département de développement ? demandé-je, cherchant à glaner d’autres indices quant à mon sort.
— Dès que je l’ai reçu, répond-elle.
— Et ?
— Je n’ai pas encore été recontactée. Je suis sûre que l’équipe de développement l’examinera en temps voulu.
À moins que je me fasse virer.
— D’accord, merci, Sandra. Et si je passais au bureau demain, après m’être occupée du restant des tests d’aujourd’hui ?
— C’est ce qui est convenu entre Monsieur Chortsky et toi ?
— Il n’a pas vraiment défini la signification de « repose-toi », si c’est ce que tu veux dire.
Elle pousse un autre soupir.
— Très bien. Tant que tu t’es bien reposée d’ici là, je suis disponible demain à onze heures. Ça te convient ?
— Oui. On se voit demain.
Puis je raccroche avant de changer d’avis.
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Après avoir déjeuné et nourri Monkey, je décide de faire ce qu’a suggéré Sandra. J’examine le répertoire de commande source de mon application.
Une surprise m’y attend.
Pour la première fois, quelqu’un collabore sur le projet avec moi.
Le premier message est un rapport de bug.
En fait, c’est plus que ça. C’est une critique désagréable de l’application en général – dégoulinante de méchanceté.
Une application désuète. Pas si mal pour quelqu’un qui n’a jamais fait de code de sa vie. Pour votre information, si vous photographiez le visage d’un personnage de dessin animé avec l’application, l’image qu’elle vous renvoie n’est pas le même personnage. Par exemple, je l’ai utilisée sur Daffy Duck, et votre application a décidé qu’il ressemblait à Donald Duck. Si on y réfléchit de manière logique, Daffy ressemble surtout à Daffy.
Hum. J’affiche une image de Daffy sur mon téléphone professionnel et utilise Précieux pour la prendre en photo avec l’application. Cette dernière m’indique effectivement qu’il ressemble à Donald plutôt qu’à lui-même.
C’est donc un vrai bug – surtout si l’on oublie une seconde que l’application est faite pour être utilisée sur des gens, et pas sur des personnages de dessin animé. Au moins, un canard ressemble à un canard. Si l’application avait affirmé que Donald Duck ressemblait à Bugs Bunny, ça aurait été pire.
Je jette un œil au profil de cet aimable utilisateur… dont le pseudonyme est CrazyOops. Pas d’image de profil, mais le pseudo en lui-même est suffisant pour deviner de qui il s’agit. La première partie fait référence à You Drive Me Crazy et la deuxième à Oops ! I dit it again, deux chansons de Britney Spears.
Je parierais le foie de Monkey que cette utilisatrice est aussi une Britney. Comme dans Britney Archibald. Elle devait mourir d’envie de trouver un bug dans mon code, pour se venger après les nombreuses failles que j’ai trouvées dans le sien.
Au moins, ça veut dire que le département de développement a bien reçu le mail de Sandra, et que certains de ses membres ont jeté un œil à mon code. Les autres seront peut-être plus impartiaux. En fait, je vois déjà deux autres messages.
Mais avant de les lire, j’enregistre l’adresse IP de CrazyOops. Si elle fait d’autres comptes pour dénigrer un peu plus l’application, je saurai que c’est elle.
Curieusement, le message suivant n’est pas un rapport de bug. Au lieu de ça, quelqu’un a décelé pourquoi l’application faisait ce dont Britney s’est plainte et l’a réparée.
Nom d’un binaire. Qui est ce mystérieux bon samaritain ?
Son pseudonyme est Phantom, et l’image de profil représente le visage à demi-masqué du Fantôme de l’Opéra.
Ça ne m’apprend pas grand-chose. C’est peut-être quelqu’un qui aime les classiques… mais il pourrait s’agir de beaucoup de gens.
Je laisse de côté l’identité mystère de cette personne et regarde le message suivant qu’elle m’a laissé.
Cette fois, ce n’est ni un rapport de bug ni un correctif, simplement un message direct. Et long, en plus. Dedans, Phantom suggère tout un tas de fonctions amusantes et intéressantes pour l’application, faisant référence à des projets et des bibliothèques en open source que je pourrais utiliser pour implémenter lesdites fonctions sans trop de mal.
En plus, Phantom suggère un certain nombre d’améliorations qui « rendraient l’application prête pour un usage étendu ». Le problème principal, d’après lui, c’est que ma base de données d’utilisateurs est publique, pour le moment, ce qui causera des soucis de confidentialité avec les plus paranos. Là encore, Phantom me suggère des références que je pourrais utiliser pour rendre ce travail plus facile.
Je vérifie à nouveau l’adresse IP. Ce n’est pas la même que celle de Britney, mais j’aurais pu le deviner à son ton encourageant, et parce qu’elle n’aurait jamais terminé un message comme Phantom l’a fait :
Votre code est élégant. Je pense que vous avez du talent pour ça. N’abandonnez pas, et vous irez loin.
Même si je n’ai aucune idée de qui est ce Phantom, c’est forcément un membre de l’équipe de développement, ce qui m’emplit de fierté.
Et puis, je comprends mieux le pseudo, maintenant. Qui que cela puisse être, il endosse le rôle de mentor, comme l’était le Fantôme de l’Opéra pour Christine.
J’espère juste que ce Phantom n’est pas hideux, et qu’il n’a pas une obsession malsaine pour moi. Note à moi-même : ne jamais considérer ce fantôme comme un « ange de l’informatique », et ouvrir l’œil au cas où il y aurait un mannequin en robe de mariée qui me ressemblerait quelque part.
Avec un sourire, j’écris un message de remerciement au Fantôme du Code et passe le reste de la journée à me familiariser avec toutes les ressources qu’il m’a proposées.
À mesure que je travaille, je me sens devenir une meilleure programmeuse – en tout cas, plus sûre d’elle.
Quand mes yeux commencent à fatiguer, je me déconnecte et songe au repas, le mien et celui de mon cochon d’Inde grognon. Après ça, j’enfile à nouveau les gants et le masque N95 pour pouvoir me débarrasser de mon unique sourcil restant. J’y parviens sans me mettre de substance toxique dans les yeux, la bouche, les oreilles ni aucun autre orifice.
Désormais dépourvue de sourcils, j’examine mon visage pâle dans le miroir. Je ressemble à quelqu’un qui sort de chimio, mais c’est tout de même mieux que lorsque je n’en avais qu’un seul.
Un peu tard, je réalise que mes commandes pour sourcils n’arriveront pas à temps pour mon rendez-vous avec Sandra. Et puis zut, je me contenterai de les dessiner et je m’assurerai de les refaire dès que nécessaire.
Cette résolution prise, je termine ma routine de la soirée et vais me coucher.
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Quand j’arrive au bureau, le lendemain matin, Sandra et moi nous installons dans la salle de réunion la plus proche de son box. Elle a l’air mal à l’aise, exactement comme si elle s’apprêtait à me virer.
Mince. Est-ce que tout est fini ?
— Alors, dit-elle en croisant les doigts devant elle.
— Oui ? dis-je, me préparant au pire.
— Comment vas-tu ?
— Je suis prête à travailler.
Je fais de mon mieux pour ne pas prendre un ton d’insubordination.
Elle remue sur son siège.
— Les ordres d’en haut disent que tu ne dois travailler que sur le Projet Belka.
Je hausse cette partie de mon visage sur laquelle j’ai dessiné l’un de mes sourcils.
— Alors je peux simplement reprendre ?
Sandra se racle la gorge.
— Pas avant d’avoir été jugée suffisamment reposée.
— Je n’ai pas l’air reposée ?
Je sors un miroir et m’assure de n’avoir aucun cerne sous les yeux – et que mes sourcils sont toujours en place.
Elle jette un coup d’œil furtif en direction du bureau de l’Empaleur.
— Ce n’est pas à moi de décider.
— Je vois, dis-je, tapotant des doigts sur le bureau. Laisse-moi résumer : je ne peux travailler sur rien d’autre que ce projet, qui est en suspens jusqu’à ce que je sois miraculeusement reposée. Et pour couronner le tout, si nous voulons parler du projet en question, nous devrons le faire en face à face ?
Elle hoche la tête.
— Désolée que tu sois venue ici pour rien. J’espérais que tu aurais du nouveau pour moi, pour tout dire.
Ah. Elle est peut-être un peu fâchée que je me sois retrouvée à interagir directement avec son patron. Elle ne comprend pas que c’était un accident.
Je pousse un soupir.
— Je ne voulais pas te critiquer.
Elle m’adresse un léger sourire.
— Je sais. Je suis désolée, encore une fois, de t’avoir entraînée dans tout ce bazar. Il voulait placer la meilleure personne sur ce projet, et…
— Oh, ne t’inquiète pas. Et merci d’avoir transmis mon code. J’ai déjà reçu des retours.
— C’est génial, répond-elle. De qui ?
— Ils ont utilisé des pseudos. Mais tu le connais peut-être… est-ce qu’il y a quelqu’un au bureau qui aime un peu trop le Fantôme de l’Opéra ?
Elle se frotte le menton.
— Rose, du service compta ? finit-elle par proposer.
Rose approche des quatre-vingt-dix ans, alors si c’est le cas, force à elle.
— Je pense que c’est un membre du département de développement, dis-je à Sandra.
Elle fronce les sourcils.
— Ça ne me dit rien.
— D’accord, merci, dis-je en me levant. Si c’est tout, je vais aller me prendre un thé, puis je rentrerai chez moi.
— Bonne idée. Ma directive officielle te concernant, c’est de te reposer.
— Compris.
Je lui adresse le même salut militaire impeccable que j’ai adressé à l’Empaleur, mais pour plaisanter, cette fois.
Elle sourit et, alors que nous quittons la pièce, me dit :
— Mon conseil officieux, c’est que tu profites de ce temps pour continuer d’améliorer tes talents de codeuse.
S’agit-il d’un autre message voilé au sujet de mon sort ? Je le lui demanderais presque directement, mais je ne veux pas lui mettre la pression.
Une fois dans la kitchenette, je récupère un sachet de camomille et verse de l’eau chaude dans une tasse.
Avant d’avoir pu plonger le sachet de thé dans l’eau, je sens une présence dans la petite pièce, créant une perturbation de la Force qui titille mes sens de Spiderman.
Lorsque je lève la tête, une paire d’yeux lapis-lazuli capte mon regard, me provoquant des papillons dans l’estomac.
— Miss Pack, dit l’Empaleur avec un accent plus prononcé que d’habitude. J’espère que je ne vous ai pas fait sursauter.
— Salut.
Le mot sort de ma bouche sous la forme d’un murmure rauque qui devrait figurer dans le règlement des ressources humaines sous la légende « inapproprié dans l’environnement professionnel ».
— Comment vous sentez-vous ? me demande-t-il en se servant un verre d’eau.
Je laisse finalement tomber mon sachet de camomille dans la tasse et le remue discrètement, sans trop accentuer le mouvement de va-et-vient.
— Je me sens prête à reprendre le travail.
Voilà. Je peux parler sans gêne tant qu’il s’agit de questions professionnelles, de mon implication dans la boîte et de mon dur labeur.
Quoique, je devrais peut-être éviter le mot dur en sa présence.
— Prête à reprendre le travail ?
Ce doit être un super-pouvoir russe, de pouvoir insuffler autant de scepticisme dans une si petite question.
— Aussi prête qu’un orage tropical, insisté-je en levant le menton. Le Projet Belka est urgent, n’est-ce pas ? Vous avez dit que…
— Pas ici, m’interrompt-il, les yeux tournés vers l’entrée de la kitchenette et les sourcils froncés.
Bien sûr, Britney se tient plantée là, les yeux plissés.
Elle était ninja dans une vie antérieure ou quoi ?
— Je comprends.
— Vous avez déjà déjeuné ? demande-t-il.
Je secoue la tête, cette question me laissant à court de mots.
— Dans ce cas, c’est moi qui offre.
Satisfait par mon acquiescement discret, il s’avance vers Britney, dont les yeux sont désormais réduits à deux fentes félines.
L’espace d’une seconde, je me demande s’il va être obligé de la bousculer pour passer.
Mais non. Elle s’écarte spontanément.
Quand je la dépasse en vitesse, je sens un nuage de malveillance émaner d’elle, comme des vapeurs de poison au mercure. Mais je n’ai pas l’occasion d’y réfléchir longuement, parce que je réalise brusquement que je vais déjeuner avec l’Empaleur.
Moi.
Et lui.
Manger ensemble.
Comme un rencard ?
Non, c’est stupide. Ce n’est pas un rencard. C’est un déjeuner de travail, qui n’est peut-être qu’une ruse pour me virer en dehors du bureau et éviter ainsi que je fasse une scène.
Quand même. Je me sens un peu étourdie, comme si j’allais au bal de promo – alors que je n’y suis jamais allée.
Maintenant, je regrette de ne pas être mieux habillée, et de ne pas avoir ces sourcils en poils humains de première qualité collés sur le visage.
L’Empaleur s’arrête devant l’ascenseur, et je suis si accaparée par mes pensées que je me cogne dans son dos.
La vache. Je viens de sentir des muscles très fermes.
Il balaie de la main mon excuse marmonnée et appuie sur le bouton de l’ascenseur.
Je reste là, à ne pas m’imaginer en train de lécher son doigt.
Non.
Pas moi.
Il me fait signe de passer en premier quand les portes de l’ascenseur coulissent et je m’exécute.
Prenant conscience que je tiens toujours ma tasse de thé à la main, je la vide en une fois. La chaleur me brûle les entrailles. Il m’imite et vide son eau d’une traite. Sa pomme d’Adam tressaute et j’ai envie de la lécher.
Arrête de fantasmer, tu ne lui lécheras rien du tout.
Son téléphone sonne.
— Excusez-moi, dit-il en regardant l’écran.
Il lit le message qu’il vient de recevoir en fronçant les sourcils, avant de taper une réponse avec une rapidité digne d’une adolescente.
— Tout va bien ? demandé-je lorsqu’il relève les yeux.
— Oui, mais je n’ai que cinquante minutes de libres pour le déjeuner. Ça vous convient ?
Même si ça ne me convenait pas, ce n’est pas comme si j’allais le lui dire.
— Vous êtes un homme occupé. Je comprends.
Nous sortons du bâtiment et traversons la route, ses enjambées si grandes que je dois accélérer pour garder le rythme.
Avant que je ne commence à transpirer, il s’arrête devant un restaurant où je ne suis jamais allée – parce que c’est l’un des meilleurs de New York, et peut-être même du monde. Si ce n’est pas le meilleur, c’est assurément le plus coûteux.
L’Empaleur ouvre la porte vitrée finement ornementée.
— Après vous.
Je ravale mon incrédulité et entre dans le restaurant, émerveillée. Dès que le serveur voit l’Empaleur, il se pâme devant nous comme si nous étions membres de la royauté et nous guide jusqu’à une table bien située, près de la fenêtre – sans doute à côté des cadres dirigeants de toutes les principales sociétés du centre-ville.
Mon patron au carré doit être un habitué.
Avant que je puisse dire : « C’est agréable de fréquenter ce fameux un pour cent d’humains les plus riches », on remplit nos verres d’un vin qui doit coûter plus cher que ce que je gagne en un an.
— Où est le menu ? murmuré-je.
Je ne voudrais pas avoir l’air d’une plouc aux yeux des PDG qui nous entourent.
— Je commande généralement le plat du jour, répond-il d’une voix aussi basse. Prête à prendre le risque avec moi ?
Je hoche la tête, bois une gorgée du vin incroyable et examine la nappe impeccable devant moi.
Cet endroit est luxueux. Trop luxueux pour y emmener quelqu’un que l’on compte virer. Ou avec qui l’on compte parler de tests de sex-toys, d’ailleurs.
Mais…
Est-ce possible ? Serait-ce un rencard ?