Non. Ça ne peut pas être un rencard.
C’est juste un endroit qu’il aime bien – et pourquoi pas, s’il peut se le permettre ? Vu que ses parents sont propriétaires d’un restau, il doit être du genre très gourmet, avec des goûts snobs en matière de nappes et de ce genre de choses.
Oui. Ça doit être ça.
— Vous êtes sûre que ça va ? demande-t-il en me dévisageant. Vous avez l’air un peu déboussolée.
— C’est à cause de cet endroit, pas de… euh… l’incident d’hier, lui dis-je, mes joues devenant instantanément brûlantes.
Il regarde autour de lui comme s’il voyait le restaurant pour la première fois.
— Nous pouvons aller ailleurs.
— Non, c’est très bien. Vous n’avez déjà que cinquante minutes. Passons aux choses sérieuses sans tarder.
Il arque son sourcil parfaitement réel.
— Le Projet Belka, précisé-je. Je voulais…
Le serveur apparaît de nulle part et nous demande si nous avons décidé quoi commander.
— Le menu du jour, répondons-nous à l’unisson.
Le serveur s’incline et s’empresse de s’éloigner.
— Pour en revenir à ce qui nous occupe, dis-je en prenant une gorgée de vin pour me donner du courage. Les tests pour le Projet Belka…
— Ce n’est pas un sujet dont nous pouvons discuter dans un lieu aussi public, m’interrompt-il en adressant un regard aux clients sur leur trente et un attablés tout autour de nous. Vous n’êtes pas d’accord ?
Je repose mon verre de vin un peu trop brusquement.
— Ce n’est pas la raison pour laquelle nous sommes ici ?
Il indique d’un geste les statues de glace et le reste du décor.
— Nous sommes ici parce que nous devons manger.
Mes joues rougissent, mais de colère plutôt que d’embarras, pour changer.
— Je n’aime pas sentir ce genre de danger me pendre au-dessus de la tête.
Il pince ses lèvres sensuelles.
— Ce n’est pas une obligation.
Est-ce une menace ?
— Alors, vous allez me virer pour…
— Vous virer ? répète-t-il, visiblement perplexe. Au vu des circonstances, je pensais simplement que vous voudriez abandonner le projet.
Je comprends mieux, maintenant. Il ne pense pas que je puisse le faire. Comme mon connard d’ex, il s’imagine probablement que je suis trop prude et sainte-nitouche pour les sex-toys.
J’en ai tellement marre d’entendre ça. À cause de mon visage rond de bébé et de ma tendance à rougir, tout le monde fait ce genre de supposition douteuse me concernant.
Qu’ils aillent au diable.
— Je n’abandonne rien du tout. Il faudrait m’arracher ce projet des mains pour me le retirer. C’est clair ?
— Comme de l’eau de roche, répond-il.
Il y a une note d’amusement dans ses yeux, mais aussi autre chose – de l’admiration, peut-être ?
— Je comprends qu’on ne puisse pas parler des détails ici, reprends-je sur un ton bien plus approprié pour m’adresser à mon patron. Choisissez un horaire et un endroit qui vous conviennent, si vous le voulez bien. J’aimerais vraiment avancer sur le projet.
— Marché conclu, répond-il avant de tirer son téléphone de sa poche et d’envoyer rapidement un message. Que diriez-vous de venir avec moi à mon prochain rendez-vous ? Nous pourrons parler pendant le trajet, dans la limousine.
Prochain rendez-vous ? Avant que je puisse lui demander d’autres détails, le serveur arrive avec une petite assiette comportant ce qui ressemble à une crêpe garnie de caviar.
— De Jaeger, annonce-t-il. Et kuznechik blinis. Avec les compliments du chef à votre père pour la recette.
Ma théorie selon laquelle ce lieu de déjeuner a un rapport direct avec le métier de restaurateur de ses parents s’avère correcte.
Ce n’est pas un rencard.
Dommage. Je commençais à apprécier cette idée.
— Vous voulez bien expliquer ce que c’est à la néophyte gastronomique que je suis ? demandé-je dès que le serveur s’est éloigné en hâte.
— Goûtez, d’abord, suggère-t-il.
J’obéis, et une explosion de saveurs umami émoustille mes papilles.
— Un subtil goût de noisette, dis-je en exécutant ma meilleure imitation de critique culinaire snob. Avec une légère pointe sucrée très savoureuse, et une note boisée.
— Ce n’est pas une mauvaise description, admet-il en goûtant sa propre portion.
— Et qu’est-ce que c’est ?
Il désigne les œufs blancs du doigt.
— C’est du caviar d’escargot. Et les blinis sont un type de crêpes russes, mais au lieu d’être composés à partir du sarrasin traditionnel, ceux-ci sont à base de farine de grillon, ce qui apporte cette saveur noisette.
Tout le sang reflue de mon visage.
Luttant contre un haut-le-cœur, je reste si silencieuse que l’on aurait pu entendre des grillons chanter.
Non. Ne. Pas. Penser. À des. Grillons !
Ni à des escargots. Ou des limaces. Ni au Blob. Ni à de la morve vivante. Ni…
— Cette nourriture est parfaitement saine, ajoute l’Empaleur en m’adressant un regard inquiet. Vous avez aimé le goût, n’est-ce pas ?
Eh bien, oui, mais c’était avant de savoir quel genre d’abomination j’étais en train de déguster.
Il fait un signe de la main au serveur, qui s’empresse de le rejoindre.
— La dame prendra un échantillon du menu enfant, déclare mon patron au carré.
Le menu enfant ? Alors maintenant, non seulement il pense que je suis sexuellement peu aventureuse, mais que c’est aussi le cas de mes goûts culinaires.
— Non, lancé-je sèchement. La dame s’en tiendra au menu du jour.
Les coins de la bouche de l’Empaleur se relèvent légèrement alors qu’il demande au serveur :
— Quel est le plat suivant ?
— Balut Benedict, répond le serveur.
— Ça n’a pas l’air si mal, remarqué-je en sirotant nerveusement mon vin.
— Un balut est un œuf de canard dans lequel le fœtus a eu le temps de se développer en petit oiseau, explique l’Empaleur. La sauce hollandaise est à base d’œufs de canard, aussi.
— Fermentés, ajoute obligeamment le serveur.
Fermentés.
Évidemment.
Je ne pensais pas que mon visage pouvait pâlir encore plus, mais c’est le cas, en cet instant.
— Je continue quand même avec ce menu, dis-je, me surprenant moi-même. Qu’est-ce qu’il y a après les œufs ?
— De la soupe huilacoche, répond le serveur.
Je crois qu’il commence à s’amuser à mes dépens.
L’Empaleur affiche un large sourire.
— Le huilacoche est aussi connu sous le nom de charbon du maïs – un champignon qui détruisait les cultures de maïs, autrefois, mais qui est aujourd’hui une spécialité culinaire.
— Sérieusement ? lâché-je en regardant le serveur.
Il hoche la tête.
— J’ai l’impression d’être dans la version caméra cachée de Fear Factor, remarqué-je.
— Vous savez quoi, je vais prendre le menu enfant, dit l’Empaleur au serveur.
Ses yeux brillent derrière le verre de ses lunettes lorsqu’il me demande :
— Voulez-vous vous joindre à moi ?
Je pousse un soupir de défaite.
— Vous n’êtes pas obligé de faire ça.
— J’insiste. Je n’ai jamais tenté le menu enfant, alors je vais le faire aujourd’hui.
— Très bien.
Je bois une petite gorgée de mon eau, principalement pour m’empêcher de renvoyer les grillons et les œufs d’escargots.
— Je vais prendre le menu enfant aussi.
Le serveur part.
L’Empaleur suppose à raison qu’il peut manger le reste de crêpes. Il les termine donc tandis que je reste immobile, m’efforçant de trouver un moyen de sauver la face après cela.
Ou tout du moins, de lancer une conversation.
Mon téléphone vibre au même moment.
C’est un texto d’Ava.
Tu ne t’es toujours pas fait empaler ? Le message est suivi d’une émoticône d’aubergine.
Ma parole, c’est comme si elle avait flairé ce repas en tête à tête.
Un élan d’agacement contre le monde entier m’envahit, avant de se cristalliser en quelque chose de plus spécifique – à savoir un agacement envers Ava.
— Selon vous, lâché-je à voix haute, qui gagnerait entre Blanche Neige et Belle de La Belle et la Bête ?
Voilà. C’est plus courtois que de lui demander si je pourrais réussir à envoyer Ava au tapis.
L’Empaleur avale la dernière bouchée de son amuse-gueule douteux et fronce les sourcils, songeur.
— S’agirait-il d’une rencontre fortuite en terrain neutre ?
— Pourquoi pas ? dis-je en sirotant mon vin.
Je réfrène avec difficulté l’envie de ramener en arrière cette mèche de cheveux rebelle qui n’arrête pas de tomber sur son front.
Ce ne serait vraiment, vraiment pas approprié.
Son froncement de sourcils s’approfondit sous la mèche de cheveux.
— Nous parlons des versions standards de ces personnages ?
— Il y a plusieurs versions ?
— Bien sûr. L’histoire originale de la Belle et la Bête était en français, mais il y en a aussi une en russe, qui existe même en dessin animé, bien meilleur que celui de Disney – selon mon opinion, en tout cas. Blanche-Neige, quant à elle, était à l’origine une histoire des Frères Grimm. Il existe aussi une version russe. Dedans, elle s’appelle Flocon de Neige et elle vit avec sept bogatyrs, plutôt qu’avec des nains.
— Les bogatyrs, c’est quelque chose qu’on sert dans ce restaurant bizarroïde ? demandé-je en baissant la voix.
Il ajuste ses lunettes avant de répondre :
— Un bogatyr est un guerrier, dans les légendes russes.
J’incline la tête de côté.
— Donc, cette Blanche Neige russe vit avec sept mecs ?
Il acquiesce du menton.
— Ça ressemble à une romance de harem inversé.
Une lueur d’amusement scintille dans les abysses bleus de ses yeux.
— Je crois qu’elle reste pure pour son prince, qui n’est pas l’un des « mecs ». Et puis, la version de Disney pourrait aussi être considérée comme un harem inversé, si on a l’esprit assez mal tourné.
Étant donné que j’ai souvent l’esprit mal placé, je rougis en imaginant Atchoum, Grincheux, Simplet et Dormeur en pleine partouse avec Blanche Neige.
— Et si on s’en tenait aux versions Disney ? suggéré-je.
— Dans ce cas, c’est Belle qui gagnerait, dit-il, d’un ton aussi sérieux que si nous parlions du rapport trimestriel. Des deux, c’est Belle qui est la plus aventureuse. Elle a tenu tête à la Bête, à la fin, et elle avait plus de profondeur quant à ses raisons de tomber amoureuse. À l’inverse, Blanche Neige est une demoiselle en détresse stéréotypée, qui demanderait probablement au Prince Charmant de combattre Belle à sa place.
Bon sang, il a raison. Je ne pourrais même pas gagner cette bataille des idées – et le pire, c’est qu’il vient de traiter mon double allégorique de peu aventureux.
Le serveur revient avec un plateau chargé.
Tout semble plutôt sans danger, mais j’attends quand même qu’il explique.
— Mélange de frites au manioc et à l’igname en sauce béchamel, dit-il en pointant l’assiette en question du doigt. Bâtonnets de thon rouge. Nuggets de caille. Quesadillas au Beaufort d’été.
J’adresse un regard rayonnant au serveur, soulagée.
— Ça m’a l’air délicieux.
Une fois qu’il est parti, je me penche vers l’Empaleur.
— C’est ça, le menu enfant ? Déjà, est-ce qu’ils autorisent les enfants, ici ?
Un autre sourire transparaît sur son visage.
— Je n’en ai jamais vu… et je suis un client régulier.
Tu m’étonnes.
Je tends la main vers l’une des frites, et il doit avoir eu la même idée, parce que nos doigts se touchent.
Soudain, je ressens une faim qui n’a rien à voir avec la gastronomie.
— Après vous, dit-il avec un geste vers les frites.
J’en récupère deux et les fourre dans ma bouche.
Waouh.
Je ne sais pas trop si j’en ai pris au manioc ou à l’igname, mais c’est délicieux. Le bâtonnet de poisson que j’essaie ensuite est le meilleur que j’aie jamais goûté, le nugget est assez incroyable aussi. Quand je mords dans la quesadilla, je manque gémir de plaisir.
Puis je remarque quelque chose. Il utilise un couteau et une fourchette pour ce que je viens de manger avec les doigts, comme une femme des cavernes.
Je transperce le nugget suivant avec ma fourchette.
— C’est bien meilleur que les œufs d’escargots.
— Je suis ravi que vous pensiez cela, Miss Pack. Je ne voudrais pas que vous regrettiez ce choix de restaurant.
Je mâche le nugget tout en me demandant si je peux lui poser ma question suivante. Finalement, je décide de me lancer :
— Écoutez, après l’incident de l’hôpital et ce déjeuner, ça vous dérangerait de m’appeler Fanny ?
Comme ça, je pourrai arrêter de penser à des trucs ronds et insatiables, et plus important encore, j’oublierai peut-être, l’espace d’un instant, que je bave sur le patron de ma patronne.
Ses lèvres séduisantes s’étirent.
— Fanny, murmure-t-il.
Mon prénom prononcé avec cet accent me donne l’impression de l’entendre pour la première fois de ma vie.
— Dans ce cas, tutoyons-nous et appelle-moi Vlad.
Les battements de mon cœur s’accélèrent.
— Vlad, répété-je avec obéissance.
Attendez, je n’avais pas la voix un peu trop rauque, là ? Parce que j’aime vraiment la sonorité de son prénom sur mes lèvres. Il n’est plus question de patron au carré ni d’Empaleur, maintenant. Je l’appellerai Vlad chaque fois que j’en aurai l’occasion.
Un autre sourire fait frémir ses lèvres.
— Mais pas de surnoms, d’accord ?
Je le regarde en clignant des paupières.
— Vlad n’est pas déjà le surnom de Vladimir ?
Il prend un air impressionné et rectifie :
— Je dirais plutôt son diminutif, mais c’est une bonne déduction, pour une non-Russe.
Une sensation de chaleur se propage en moi à ce compliment.
— J’ai appris certaines choses au Brooklyn College. Un fort pourcentage d’étudiants en informatique avait les mêmes origines que toi. Un type m’appelait toujours Fan’ka, alors j’ai fait une recherche.
Une lueur sombre apparaît dans ses yeux – à moins que mon imagination soit un peu trop débridée.
— Fan’ka ressemble au nom qu’on donnerait à une vilaine fille. La version affectueuse serait Fannychka.
Fannychka. J’aime bien. Fannychka Pack, ça a de la gueule.
Fanny Chortsky aussi, d’ailleurs.
Il plisse les yeux.
— Ce sourire malicieux… Je te préviens, si tu songes à m’appeler Vovochka, ou quelque chose comme ça, oublie tout de suite. Il s’agit d’un personnage qui est la cible de beaucoup de blagues russes.
Oh. Je n’avais pas du tout l’intention de faire ça, mais voilà qui est intéressant. Et Dieu merci, ce n’est pas un vrai vampire capable de lire dans les pensées.
— Marché conclu. Mais tu dois me raconter l’une de ces blagues.
Il fronce les sourcils.
— Elles ne sont pas faciles à traduire.
— Ce n’est pas grave. Je veux quand même en entendre une.
— Bon. Garde bien à l’esprit que Vovochka est généralement un enfant au mauvais comportement. Pense à Denis la Malice, par exemple. Et sache aussi que l’humour russe peut-être assez noir.
— J’ai vraiment envie d’entendre une de ces blagues, maintenant, remarqué-je en levant mon verre de vin.
— En voilà une : un dimanche matin ensoleillé, Vovochka accourt vers sa mère. « Maman, dépêche-toi, papa s’est pendu dans le salon ! » La mère frôle la crise cardiaque et se précipite au salon… pour trouver la pièce vide. « Poisson d’Avril, Maman ! s’exclame Vovochka. Papa s’est pendu dans la salle de bains, en fait. »
Je manque m’étrangler avec mon vin.
Le téléphone de Vlad tinte au même instant, annonçant un message.
Il baisse les yeux avant de m’adresser un regard contrit.
— La limousine est dehors. Je vais devoir partir bientôt. Tu viens avec moi ?
Je me passe une main sous le nez et jette un œil discret – pas de vin.
— C’est loin d’ici ?
— Non, à quelques minutes en voiture.
Je suis sur le point de demander des détails, mais il entasse une grosse portion de nuggets sur mon assiette.
— Finissons ça rapidement. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
Nous attaquons la nourriture comme si nous étions à un concours de mangeurs de hot-dogs, ce qui ne m’empêche pas d’éprouver quelques orgasmes culinaires. Malheureusement, le téléphone se remet à sonner bien trop tôt. Abandonnant une partie du repas, nous nous levons.
Il dépose une fortune en liquide sur la table et me conduit jusqu’à la voiture. Alors qu’il m’ouvre la portière, j’aperçois Britney, de l’autre côté de la rue. Plantée là, elle nous fixe du regard.
Elle nous espionne ou quoi ?
Je l’ignore et monte dans le véhicule, m’asseyant à côté de son ordinateur portable dans l’espoir qu’il s’installe à côté de moi.
Je suis un vrai génie machiavélique.
Vlad s’assoit juste à côté de moi et son regard lapis-lazuli croise le mien.
Ma respiration reste suspendue dans ma gorge devant la chaleur sombre dans son regard. L’air semble soudain chargé d’électricité dans l’habitacle, à tel point que je sens presque l’odeur de l’ozone.
Ses yeux se posent sur mes lèvres et, comme attiré par un aimant, il se penche lentement vers moi.
Nom d’un bœuf de Kobe.
Vlad est-il sur le point de m’embrasser ?