Chapitre Dix-Sept

Pour la première fois depuis qu’il est arrivé, je réalise pleinement qu’il est ici, chez moi.

Il présente bien, ici.

Comme s’il était à sa place.

J’aimerais pouvoir le garder.

— Combien de temps doivent durer ces présentations ? demandé-je, légèrement essoufflée.

Ses yeux lapis-lazuli rencontrent mon regard.

— Les présentations sont plus ou moins terminées, et c’est un succès retentissant. Nous sommes prêts pour le goûter. Quand es-tu libre, Monkey et vous, dans un futur proche ?

Je souris.

— Mon emploi du temps est plutôt calme au travail, alors n’importe quel jour me conviendra.

— En parlant de travail… commence-t-il en faisant un pas vers moi. Es-tu partante pour d’autres tests ce soir ?

Ce soir ? Je suis prête à en faire immédiatement. Mes joues virent à l’écarlate lorsque je hoche la tête.

— Vingt heures, ça te va ?

J’acquiesce à nouveau.

Il fait un autre pas vers moi. Nous sommes désormais assez proches pour que je sente son odeur chaude et sensuelle, mais aussi cette légère nuance de parfum.

Il fixe mes lèvres.

Et puis merde. Je vais lui poser la question, pour le parfum.

D’une seconde à l’autre.

Je dois simplement formuler les mots, c’est tout.

La sonnette de la porte retentit.

Il recule.

— Tu attends quelqu’un ?

Toujours muette, je secoue la tête.

— Qui ça pourrait être ? demande-t-il. Tes parents ? Ava ?

Je force mes cordes vocales à se remettre à fonctionner.

— Ava est à l’hôpital. Mes parents ont la clef de l’appartement et, malheureusement, ils se contentent d’entrer sans frapper.

Il sort son téléphone et envoie un message.

— Est-ce que ça pourrait être Ivan ? demandé-je.

Son téléphone émet une sonnerie.

— Pas Ivan. Un type. Blond, fin, avec…

Je fronce mes perruques de sourcils en poils humains.

— On dirait mon ex.

Les vrais sourcils de Vlad se froncent.

— Ex-petit ami ?

— Il trouve des excuses pour me rendre visite, de temps en temps.

Je ne sais pas vraiment pourquoi ma voix a pris ce ton si défensif.

— Il y a un mois, il a « réalisé » qu’il avait oublié un jeu Xbox ici. Deux mois avant, c’était un sweat.

— Il se contente de passer sans prévenir ?

Une fois de plus, la sonnerie se fait entendre.

— Laisse-moi aller vérifier si c’est bien lui, dis-je en me dirigeant vers la porte.

Vlad me suit, et je me sens un peu grisée à l’idée que Bob voie un type aussi sexy dans mon appartement… et en vienne tout seul aux conclusions.

— Qui est-ce ? lancé-je en direction de la porte.

— Fanny, c’est Bob, fait la voix de Celui Dont On Ne Doit Pas Prononcer Le Nom.

J’ouvre en grand.

Bob m’adresse un sourire, qui s’étiole quand il remarque Vlad.

— J’étais… euh… je passais dans le coin, balbutie-t-il. J’ai réalisé que j’avais oublié un GEB chez toi. Est-ce que tu pourrais me le rendre ?

Je regarde Vlad par-dessus mon épaule.

— GEB, c’est Gödel, Escher, Bach, l’informé-je.

Le visage de Vlad est aussi glacial que celui d’un vampire. Peut-être même autant que du nitrogène liquide.

— Oui. Le livre de Douglas Hofstadter. Je l’ai lu. Il est très bon.

C’est logique ; beaucoup de personnes aiment ce livre, dans notre branche.

— Vous êtes Bob, c’est ça ? dit Vlad d’une voix plus froide qu’un vampire après son bain de nitrogène liquide quotidien.

Avec un tressaillement visible, Bob hoche la tête.

— Je voudrais que vous songiez très activement à tout autre objet que vous auriez pu avoir oublié ici, dit Vlad sur le ton de l’avertissement. Ce sera votre dernière chance de le récupérer.

Était-ce une menace ? Le visage de Bob donne clairement l’impression qu’il a pris cela comme tel.

Que devrais-je faire ?

— Je s… suis juste venu récupérer le l… livre, répond-il avec un bégaiement qu’il n’a jamais eu quand nous sortions ensemble. Je ne v…vois rien d’autre.

Vlad pose une main possessive sur mon épaule.

— Fanny, tu sais où est ce livre ?

— Bien sûr, dis-je sur un ton désinvolte, principalement pour rompre la tension, aussi forte que dans un ballon sur le point d’exploser. Je vais le chercher.

Je laisse les deux hommes derrière moi, me demandant s’il n’y aura plus que Vlad quand je reviendrai, avec une enveloppe corporelle exsangue.

Je repère le livre et m’empresse de revenir.

Bob a l’air plus blanc que des toilettes en porcelaine toutes neuves, tandis que les yeux de Vlad sont comme des glaçons intimidants braqués sur mon ex.

— Tiens, dis-je en fourrant GEB dans les mains clairement tremblantes de Bob.

— Merci, marmonne-t-il.

— Vous avez pensé à autre chose dont vous pourriez avoir besoin ?

Le ton de Vlad est assez tranchant pour couper du verre.

— Je suis sérieux. C’est votre dernière chance.

— N… non. Je ne reviendrai plus jamais ici.

Il bredouille ces mots comme un serment. Puis il tourne les talons et s’éloigne en vitesse, comme si un millier de diables le pourchassaient.

C’est officiel. Mon ex vient de se faire empaler par l’Empaleur.

— Qu’est-ce que tu lui as dit pendant que j’étais partie ? demandé-je en fermant la porte.

— Pas grand-chose, répond calmement Vlad. Je dois me rendre à un déjeuner d’affaires, maintenant.

Avant que je puisse lui demander plus de détails, il revient à grands pas dans le salon, récupère délicatement Oracle dans le terrarium et la place dans sa cage de transport.

— Tu peux laisser l’espace de jeu neutre ici, lui dis-je. Comme ça, ce sera déjà prêt pour le goûter.

À supposer que le goûter soit toujours d’actualité. Il a l’air assez furibond pour l’annuler.

— Tu es sûre que ça ne te gênera pas ? demande-t-il, son expression se réchauffant d’un ou deux degrés.

Je balaie cette question de la main et répète :

— Laisse-le ici.

— Merci, répond-il. Mais il vaudrait peut-être mieux replacer Monkey dans son propre habitat avant le goûter.

— Compris, dis-je avec un petit rire. Le fameux instinct territorial des cochons d’Inde.

Il est presque aussi fort que celui d’un directeur d’entreprise avec sa subalterne préposée aux tests.

Il me répond par un sourire qui ne monte pas jusqu’à ses yeux.

Je le pousse vers la porte et tiens la cage d’Oracle pendant qu’il remet ses chaussures.

— C’est toujours d’accord pour vingt heures, n’est-ce pas ? demandé-je en lui rendant la cage.

Il plisse les yeux.

— Pourquoi ça aurait changé ?

— Pour rien... On se voit plus tard, alors.

Il se dirige vers la voiture d’Ivan et je ferme la porte, laissant échapper un soupir que j’ai l’impression d’avoir conservé dans mes poumons depuis le début de la débâcle de Bob.

Qu’est-ce que c’était que ça ? Vlad était-il jaloux ?

Non. Impossible. Bob a dû enfreindre une coutume russe par inadvertance – un truc du genre « ne jamais venir sans prévenir ». Ou alors, Vlad a tendance à être sur les nerfs quand arrive l’heure du déjeuner.

Oui. Ce doit être l’une de ces explications. Un homme avec un à-côté parfumé n’a aucune raison d’être jaloux.

Je me dirige vers le terrarium, soulève Monkey et l’approche de mon visage.

Non. Pas de frottement de nez pour moi. Clairement, c’est une chose qu’elle ne fera qu’avec Vlad.

Évidemment.

Je dépose délicatement la petite traîtresse dans sa cabane, lui donne à manger et m’occupe jusqu’à ce que sonnent vingt heures.