Voilà. Ce n’était pas très subtil, mais bon.
Il mord dans ce qui doit être le taco au cerveau, et je m’attends presque à ce que ses yeux deviennent vitreux comme ceux d’un zombie.
— Ma dernière relation date d’il y a environ deux ans, répond-il après avoir dégluti. Elle a rompu avec moi parce que nous n’avions pas grand-chose en commun. Ce sont ses mots, pas les miens.
Pas assez en commun ? C’est mieux que « je ne pouvais pas assumer Dracula ».
— Depuis cette rupture, je ne suis pas sorti avec grand-monde, continue-t-il. Pas parce que j’ai le cœur brisé ni rien. Mais j’ai été très occupé par mon entreprise, et le fait d’aider Alex avec la sienne.
Il n’est donc avec personne en ce moment ?
Je dois réprimer mon allégresse.
Cela signifie aussi que la femme parfumée est, au mieux, une liaison occasionnelle – c’est de loin préférable à une petite amie stable, même si ce n’est pas non plus l’idéal.
Mais, attendez, est-il encore trop occupé pour sortir avec quelqu’un qui en vaille la peine… quelqu’un qui ressemblerait à Blanche Neige ?
À quel point est-ce que je me dévoilerai si ma deuxième question porte là-dessus ?
Je serai transparente.
Un demi-sourire diabolique aux lèvres, il lance :
— Tu as droit à une seconde question. Je suis curieux de l’entendre.
Voilà la preuve que je ne suis pas aussi audacieuse qu’il le pense. Plutôt que de demander s’il est prêt à sortir avec quelqu’un, maintenant, et plus spécifiquement avec moi, je lâche :
— Comment se fait-il qu’il n’y ait aucune information sur toi en ligne ?
Le sourire disparaît.
— Parce que je tiens énormément à ma vie privée.
Je prends une poignée de frites dans mon assiette.
— Ce n’est pas vraiment une réponse. Pourquoi y tiens-tu à ce point ?
— Pourquoi tous les autres n’y tiennent pas un peu plus ?
Je souris.
— C’est une autre question ?
Il secoue la tête.
— As-tu la moindre idée du nombre de personnes qui n’ont pas été embauchées dans ma société ou celle de mon frère uniquement à cause de ce qu’elles avaient posté sur Facebook et Twitter ? Et ce n’est qu’un exemple anodin. Un gouvernement peut faire bien pire que ne pas t’embaucher. Il peut te mettre en prison, te placer sur une liste ou Dieu sait quoi d’autre. De mon point de vue, c’est complètement dingue que des millions de gens partagent de leur plein gré leurs moments les plus intimes avec le monde entier. C’est un élan d’autosatisfaction qui, selon moi, est très mal exprimé.
— Waouh. Dis-moi plutôt ce que tu ressens vraiment, lancé-je, tout en faisant mentalement l’inventaire de ce que j’ai posté sur les réseaux sociaux.
Je devrais probablement en retirer certains, et le plus vite possible.
Il mord dans un morceau douteux, qui exsude aussitôt un liquide vert et collant.
— Comme on dit : le savoir, c’est le pouvoir. Je n’aime pas céder mon pouvoir.
Je lève la main pour me gratter le sourcil, avant de me souvenir de sa nature précaire et de me gratter plutôt le front.
— Je comprends ce que tu veux dire. Mais ça me paraît un peu paranoïaque.
Cette fois, je suis à peu près certaine que c’est un morceau de boudin noir qu’il met dans sa bouche. Avec un peu de chance, il est fait à partir de sang de cochon, mais on ne sait jamais.
— Et si on faisait une petite expérience mentale ? propose-t-il une fois que le boudin a disparu. Je te propose un scénario et tu me dis ce que tu en penses.
— D’accord… je réponds en mordant dans une frite.
— Tu as vu Sandra aujourd’hui.
C’est une affirmation, pas une question.
— Oui, c’est vrai. Et alors ?
Il se penche en avant.
— Et si je te disais que j’avais assisté à toute votre conversation par la caméra de sécurité située dans la salle de réunion ?
Je fronce les sourcils.
— Je dirais que c’est un peu flippant, mais bon, c’est ta société. Si tu me disais que tu épies dans les toilettes, ce serait une autre histoire.
— Je ne suis pas un pervers.
Comme pour contredire cette déclaration, il plante sa fourchette dans quelque chose de fermenté – avec une texture collante et baveuse qu’aucune nourriture ne devrait jamais avoir.
— Mais tu commences à comprendre ce que je veux dire. Cette sensation que tu aurais, si quelqu’un plaçait une caméra dans ta salle de bains, c’est exactement de ça que je parle.
Ses traits se raidissent et il ajoute :
— Elle est particulièrement développée, chez moi, et pour une bonne raison.
Je me fige, une autre frite à mi-chemin de ma bouche.
— Que veux-tu dire ? Il s’est passé quelque chose ?
Il repose sa fourchette.
— Mon grand-père a été exécuté à cause d’une blague politique qu’un voisin a entendue.
Bordel de merde. Je ne m’attendais pas à ça.
— C’est terrible, dis-je une fois que j’ai retrouvé ma langue. Je suis tellement désolée.
— Merci. C’était avant même ma naissance, alors ça va.
Ouf. J’ai cru avoir marché sur une énorme mine.
— Ça n’arriverait pas, ici et maintenant, ajouté-je. Tu parles de la Russie soviétique, un régime totalitaire.
Il récupère un autre morceau dans son assiette, qui ressemble à deux crevettes géantes collées ensemble.
— On ne sait jamais qui aura le pouvoir, et ce qu’il en fera.
— J’imagine. Mais même ta photo n’est pas sur le site web de la société. Ni ta bio. C’est un tout autre niveau de prudence.
Il dévore le truc qui ressemble à une crevette avec un tel appétit que j’ai presque envie de tenter le coup, moi aussi. Puis il repose sa fourchette et répond :
— Il y a un petit moment, un journal local a écrit un article au sujet du restaurant de mes parents. Au début, ça les a aidés. Et puis, un jour, un genre de pègre racketteuse est entré dans la salle, a reconnu ma mère et l’a forcée à vider le coffre en pointant une arme sur elle. C’est à cause de cet article qu’ils ont su à quoi elle ressemblait, et que le restaurant se portait bien.
Alors qu’il me raconte cela, son regard se fait dur, laissant entrevoir comment il a obtenu son surnom d’Empaleur.
J’ai l’impression que la bouchée que j’étais en train de mastiquer s’est coincée dans ma gorge. Je pense que je commence à comprendre son obsession pour la vie privée. Si c’était arrivé à ma famille, je serais parano, moi aussi.
— Ça a dû être terrifiant pour ta mère, remarqué-je en réfrénant l’envie de poser ma main sur la sienne. Est-ce que la police a attrapé ces salopards ?
— Pas exactement, répond-il en crispant la bouche.
— Ils s’en sont sortis ?
— Pas exactement.
Je le dévisage, attendant qu’il s’explique.
Il pousse un soupir et jette un coup d’œil aux tables les plus proches, comme pour vérifier que personne ne nous écoute.
— Quelqu’un a retrouvé les criminels grâce à leurs comptes sur les réseaux sociaux russes, dit-il ensuite à voix basse. Comme tout le reste des gens, les gangsters n’étaient pas très doués pour préserver leur vie privée, ils avaient donc ouvertement discuté de leurs activités criminelles dans leurs messages. Le FBI a reçu les transcriptions traduites de ces communications grâce à un tuyau anonyme. Au moment où les truands étaient arrêtés, leur compte en banque off-shore s’est retrouvé mystérieusement vidé.
Waouh. Est-il en train de dire qu’il a volé les voleurs ? Si c’est le cas, c’est sacrément badass. J’ai bien envie de creuser un peu plus cette histoire, mais il ne semble pas enclin à développer. Au contraire, il a l’air de regretter de m’avoir dit ça.
Je lève les mains de manière théâtrale pour éviter qu’il ne s’inquiète.
— Tu as gagné. J’ai presque envie de fermer mes comptes Facebook et Instagram. Mais si je le fais, comment est-ce que je vais pouvoir me tenir au courant de la santé des chats de tout le monde ?
Son expression se réchauffe de quelques degrés, et il plante sa fourchette autre part dans son assiette.
— Tu as un cochon d’Inde. Les chats sont l’ennemi.
— C’est vrai, c’est vrai.
Je le regarde manger avec encore plus d’entrain. Finalement, je ne peux m’en empêcher.
— Bon, je crois que tu m’as donné envie d’oser tenter quelque chose sur le menu du jour. Si ça ne te dérange pas de partager, bien sûr.
Il sourit et fait un signe vers son assiette.
— Je t’en prie.
À mesure que j’examine ce que j’ai face à moi, mon élan d’enthousiasme commence à s’étioler.
— Qu’est-ce que tu me recommanderais ?
— Ça, répond-il en pointant du doigt les espèces de crevettes géantes collées. Elles sont excellentes, aujourd’hui.
D’accord. C’est l’aliment qu’il a paru apprécier le plus.
Je regarde ce truc en plissant les yeux, mais je finis par m’avouer vaincue.
— Qu’est-ce que c’est ? À moins qu’il vaille mieux que je ne le sache pas ?
Il pousse l’assiette vers moi.
— Tu serais plus audacieuse si tu le savais et que tu le mangeais quand même.
Je plante ma fourchette dans l’un des trucs.
— Très bien. Dis-moi. Qu’est-ce que c’est ?
— Des cuisses de grenouille, répond-il. À la française, grillées avec du persil et de la sauce à l’ail.
Bon. Maintenant qu’il le dit, je les vois, en effet.
Sans me laisser le temps de réfléchir, je fourre les deux pattes qui pendouillent de ma fourchette dans ma bouche.
L’explosion de saveurs délicieuse me fait presque gémir de plaisir. C’est comme si quelqu’un avait pris les meilleures qualités du poulet et du poisson, avant de les mélanger.
Il me regarde avec intensité.
— C’est bon, dis-je dès que je peux à nouveau parler. Je n’ai jamais vraiment aimé les grenouilles, les avoir en face de moi, je veux dire, et je n’essaierais jamais d’en caresser une, mais j’imagine que je peux les manger.
Et ce n’est pas aussi répugnant que les œufs d’escargots, c’est certain.
Il hoche la tête.
— Je ne caresserais pas non plus un oursin, et pourtant c’est délicieux.
— C’est logique. La prochaine fois, je vais peut-être commander l’un de ces menus.
— Tu devrais. Et si tu aimes la cuisine française, tu apprécierais peut-être les plats du restaurant de mes parents. En parlant de ça…
Il frotte son menton mal rasé avant de demander :
— Tu te souviens de la fête à laquelle mon frère t’a invitée ?
— L’anniversaire de 1000 Diables ?
— Exactement. C’est ce soir, et ma famille me harcèle pour que je vienne.
Je cligne des yeux.
— Vas-y, alors. C’est ta famille.
Il m’adresse un regard intense.
— Tu voudrais bien m’accompagner ? Mon frère voulait que tu viennes, tu t’en souviens ?
— Je pense qu’il voulait que je te fasse venir, et pas l’inverse, répliqué-je en jetant un coup d’œil soucieux aux aliments les plus douteux de son assiette.
— La nourriture sera bien moins exotique qu’ici, m’assure-t-il en comprenant mon inquiétude. Le plat le plus inhabituel au menu de mes parents, c’est sûrement le caviar. Du caviar noir classique, en plus – et tu n’es pas obligée d’en prendre.
Est-il en train de me proposer un rencard ?
Non. C’est son frère qui m’a invitée en premier.
Malgré tout. Ça me paraît très chic. Et maintenant, c’est Vlad qui me pousse à y aller.
Il étire les lèvres en un autre sourire malicieux et propose :
— Et si nous passions un autre marché ? J’y vais seulement si tu viens avec moi.
— Eh ! Ce n’est pas juste. Ça ressemble à un genre de chantage émotionnel bizarre.
Il incline la tête de côté et répond :
— Tu n’es pas la seule à pouvoir employer la manière forte.
— Mais… Ce soir ? demandé-je en adressant un regard désespéré à ma tenue de travail. Je n’ai rien d’élégant à porter.
— Et si je t’apportais quelque chose ?
— Je ne suis pas sûre…
— Si tu n’aimes pas les vêtements, tu pourras toujours décider de ne pas venir.
— Tu es insistant, remarqué-je en me pinçant l’arête du nez.
Ses yeux étincellent à présent.
— Quand je veux quelque chose, je fonce.
Ma gorge me semble soudain très sèche, et je sirote un peu d’eau.
— Peut-être, finis-je par répondre en me disant que je pourrai toujours me dégonfler en rejetant la faute sur la tenue. Maintenant est-ce qu’on peut parler d’autre chose, s’il te plaît ?
Il a l’air satisfait, suffisant même. J’imagine qu’il a décidé que je viendrai.
— Eh bien… il y a eu un problème informatique intéressant, aujourd’hui. Tu veux que je te raconte ?
Hum. Est-ce qu’il est au courant de mon désir d’être transférée dans le département de développement ? Peut-être. Je ne serais pas surprise qu’il soit sur la même liste d’envoi que les autres – et il a peut-être vu le mail de Sandra à propos de mes ambitions.
— Bien sûr. Qu’est-ce que c’était ?
— Tu as déjà entendu parler du problème de Scunthorpe ?
Je secoue la tête.
— Scunthorpe est le nom d’une ville en Angleterre, et les citoyens de cette ville ne pouvaient pas créer de compte avec AOL, à l’époque, parce que le nom contenait la sous-chaîne « cunt », qui signifie « con » en anglais et qui activait les filtres à vulgarité d’AOL.
Je souris, ce qui l’encourage à me donner un tas d’autres exemples du même problème, comme quand quelqu’un n’arrivait pas à prendre un nom de domaine appelé champignonsshitake.com parce que les premières lettres « shit » signifient « merde » en anglais – et peu importe que l’écriture correcte de ce champignon particulier comporte un « i » supplémentaire, ce qui aurait réglé le problème. Ou quand le nom de famille Libshitz ne pouvait enregistrer d’adresse mail. Mon histoire préférée, c’est celle du site web de la Communauté Urbaine de Montréal, qui a été bloquée par un logiciel de filtre en ligne parce que leur acronyme, et donc l’adresse de leur site, formait le mot « cum », autrement dit « foutre ».
— Nous avons eu presque le même problème aujourd’hui, explique Vlad avec un sourire. Le filtre anti-spam des ressources humaines bloquait les CV des diplômés avec la mention latine « magna cum laude ».
Je suis en train de rire quand son téléphone émet un bip.
— Désolé, dit-il après avoir jeté un œil à l’écran. Je dois retourner au bureau.
— Pas de problème.
Il lance une liasse de billets sur la table et nous nous empressons de sortir du restaurant.
— Je vais y aller, me dit-il. On se voit ce soir.
Sur ce, il traverse la rue avant que j’aie pu rectifier qu’il me verra peut-être ce soir.
Mince. Les vêtements qu’il m’apportera devront être vraiment hideux pour que je puisse lâcher l’affaire sans avoir l’air d’une enfoirée. Et si je le fais, je me sentirai coupable qu’il pose un lapin à sa famille en conséquence, même si rationnellement, ce serait sa faute, pas la mienne.
Il est vraiment diabolique. Mais ça, je le savais déjà.
Alors que je me dirige vers chez moi, je réfléchis à une question importante : Vient-il de m’inviter à un rencard ?
Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, ces derniers temps, et les tests ont été vraiment intenses, alors je comprendrais qu’il le fasse.
Mais est-ce que j’en ai envie ?
Clairement, oui, ou en tout cas, ce serait le cas s’il n’était pas mon patron au carré. Pour l’instant, je ne peux m’empêcher de me demander ce que penseront les autres employés de Binary Birch. Sans parler du fait que, si l’on sort ensemble et qu’on rompt, je risquerai de perdre mon travail.
L’autre facteur important, c’est la mystérieuse femme parfumée. Il l’a vue pas plus tard que ce matin – ce qui ne concorde pas très bien avec mon fantasme selon lequel cette invitation serait un rencard.
Ces pensées tournent en boucle dans ma tête pendant tout le trajet et même une fois chez moi. Puis je commence à me demander quand la robe est censée arriver, et à quelle heure aura lieu la fête, exactement.
Il ne m’a vraiment rien expliqué.
À seize heures, la sonnette de la porte retentit.
— Qui est là ? demandé-je.
— Une livraison, répond une voix distante.
J’ouvre la porte et découvre deux boîtes posées sur le paillasson.
J’imagine que cela répond à l’une de mes questions.
J’emporte tout à l’intérieur et ouvre le plus gros paquet.
Je trouve une robe pliée avec une note à l’intérieur.
Je viendrai te chercher à dix-neuf heures.
Eh bien, une autre question résolue.
Je déplie la robe.
C’est une petite robe noire sublime, inspirée du look iconique d’Audrey Hepburn dans Diamants sur canapé.
Elle semble étonnamment proche de ma taille.
Je l’enfile.
J’avais vu juste, elle me va au millimètre près. C’est presque comme si quelqu’un avait fait un moulage en plâtre de mon corps et conçu la robe à partir du modèle.
Vlad a-t-il hacké l’un de mes achats en ligne ? Ou bien est-ce qu’il m’a observée de si près qu’il a réussi à deviner aussi précisément mes mensurations ?
Stupéfaite, j’ouvre la deuxième boîte.
J’y découvre une paire d’escarpins Christian Louboutin à se damner – et elles me vont aussi parfaitement que la robe.
Que se passe-t-il ?
Je me regarde dans le miroir et ne peux m’empêcher d’émettre un sifflement.
C’est officiel. Il me serait impossible de dire que cette tenue n’est pas magnifique sans avoir l’air d’une sale petite menteuse.
Je prends un selfie et l’envoie à Ava.
Elle me répond aussitôt :
Canon ! C’est pour quelle occasion ?
Quand je lui dis que je vais dans un restaurant russe avec Vlad, Précieux sonne aussitôt.
— Raconte-moi tout, exige Ava dès que je réponds.
Je lui raconte tout ce qu’elle a raté, avant de conclure en lui exprimant mes doutes quant au fait que cette invitation soit un rencard ou non.
— Oh, c’est un rencard. Ce type est complètement intéressé par toi. Il a utilisé le jouet écureuil, pour l’amour du ciel.
Je serre le téléphone plus fort entre mes doigts.
— Et pour l’autre femme ?
— Pose-lui la question, me conseille-t-elle. Peut-être après lui avoir fait boire quelques verres.
— J’imagine…
— Pas la peine d’imaginer. Fais-le. Est-ce que tu t’es déjà occupée de ton maquillage et de tes cheveux ?
— Non, dis-je en me regardant dans le miroir. Mon maquillage n’est pas si mal. Je rentre tout juste du travail.
— Je vais raccrocher, et tu vas te pomponner. Est-ce que tu veux que je t’envoie des vidéos YouTube utiles ?
Je lève les yeux au ciel, même si elle ne peut pas me voir.
— Je sais utiliser internet toute seule. Salut.
Je me plonge dans mon relooking, et bientôt, je me retrouve avec une coiffure en chignon et suffisamment de maquillage pour rendre présentable un rat-taupe dépourvu de poils. Je taille même un peu les perruques de sourcils, avant d’y appliquer du gel pour garder leur épaisseur sous contrôle.
Au moment où je termine, la sonnette se fait entendre.
Mince. Il est là.
J’enfile les chaussures et me dirige vers la porte, mes talons cliquetant sur le sol.
— Qui est là ? demandé-je ostensiblement, histoire de ne pas me faire sermonner pour avoir risqué d’ouvrir la porte à un criminel au timing impeccable.
— Vlad, répond-il.
J’ouvre.
Oh, mon Dieu.
Vêtu d’un costume noir sur-mesure qui moule tous ses muscles, d’une chemise blanche fraîchement amidonnée et d’une cravate noire, cet homme est un régal pour les yeux.
— Tu es magnifique, murmure-t-il en me toisant langoureusement du regard.
J’ignore la chaleur qui a envahi mes joues ainsi que d’autres régions de mon corps et je tourne sur moi-même avec coquetterie.
— C’est grâce à la robe que tu m’as offerte.
— Non, répond-il d’une voix plus rauque. C’est toi.
Avant que je puisse trouver quoi répondre, il m’indique la limousine d’un geste de la main.
— Viens, nous sommes déjà en retard.
Enivrée par ses mots, je monte dans la limousine en mode pilote automatique.
Il me tient la portière ouverte.
Avec un sourire idiot, je me glisse à l’intérieur et m’assois à côté de son fidèle ordinateur portable – la dernière fois, ça l’avait poussé à prendre place près de moi.
Bien vu ! Il se glisse à côté de moi. Sa présence provoque des picotements et une sensation grisante.
— Il ne fait pas un peu chaud, là-dedans ? remarque-t-il en tripotant les commandes de l’air conditionné.
Il fait chaud… de plus en plus chaud… chantonné-je intérieurement.
Bien sûr, je me contente de répondre :
— Ça va.
Il m’adresse un sourire chaleureux et dit à Ivan :
— Poyehali.
Puis il relève la cloison.
La voiture démarre et nous restons assis là, à nous regarder dans les yeux comme pour un duel de regards.
— Quel est le nom du restaurant ? me forcé-je à demander.
Ses lèvres frémissent et il répond :
— Sur Yelp, il est listé sous le nom de Nouvelle Hutte.
— Ça a un rapport avec Pizza Hut ou Jabba le Hutt ?
— Ça ne s’écrit pas pareil, répond-il avec un sourire.
Je lutte contre l’envie de l’attraper par sa cravate pour lécher ce sourire.
— Eh bien, le mot « hutte » ne paraît pas aussi chic, lancé-je.
— C’est très chic, répond-il en ajustant ses lunettes. La hutte, c’est ce qu’il reste de son nom complet – La Hutte Sur Pattes de Poule.
Je cligne des yeux, prise de court.
— C’est un nom horrible… sans vouloir t’offenser.
— Je suis assez d’accord. C’est une référence à un conte de fées russe. C’est dans ce genre de hutte que vivait la célèbre Baba Yaga. Si tu as vu les films John Wick, tu sais qu’il est constamment comparé à elle, pour je ne sais quelle raison.
Je hausse mon faux sourcil bien taillé.
— J’ai entendu parler d’elle. C’est une sorcière cannibale, c’est ça ? Elle mangeait des petits enfants. Excellente association, pour un restaurant.
Il sourit.
— C’est aussi ce que j’ai dit à mes parents. Ils ont conservé le nom quand même. Au moins, tout le monde a pris l’habitude d’appeler le restaurant La Nouvelle Hutte, il y a donc moins d’associations avec le cannibalisme.
— Mais pourquoi « nouvelle » ?
— Parce que l’ancien restau a brûlé et que mes parents ont récupéré le bâtiment vide au rabais. Ils ont conservé le nom, déjà assez connu parmi la communauté de Brighton Beach.
La limousine s’immobilise et j’aperçois une plaque de rue verte qui m’informe que nous sommes déjà arrivés sur la fameuse avenue de Brighton Beach – aussi appelée Little Odessa.
Comme pour le confirmer, un train passe avec un bruit tonitruant sur les rails du métro aérien.
Je sors du véhicule et regarde en souriant les devantures aux noms écrits en cyrillique. Les passants ressemblent à des figurants d’un film sur la Russie soviétique.
Vlad me conduit jusqu’au restaurant, une énorme hutte en bois de plusieurs étages qui comporte, sans surprise, des pattes de poulet là où la plupart des autres bâtiments ont des colonnes.
Alors que nous montons les marches en bois grinçantes, je passe les doigts sur l’une des « pattes ».
Elle semble faite en véritable peau de poulet.
De poulet cru, je veux dire.
C’est une touche sympa. Toujours évoquer le mot salmonellose à l’esprit des gens juste avant le dîner.
À l’intérieur, la salle n’aurait pas pu avoir un décor plus différent de l’ambiance rustique qu’affiche l’extérieur. Il y a du marbre et du cristal partout, qui évoquent à la fois la gare de Grand Central et le Metropolitan Opera.
La fête bat déjà son plein et les gens se trémoussent sur une gigantesque piste de danse.
Il y a aussi une scène, sur laquelle un type grassouillet et barbu, portant une tenue encore plus brillante qu’une boule à facettes, se dandine allégrement. Il tient un micro entre ses doigts poilus et boudinés comme des saucisses, et chante à pleins poumons.
Cet endroit n’est donc pas qu’un restaurant. C’est aussi une boîte et une salle de spectacle, apparemment.
La musique au clavier me paraît vaguement familière, mais il me faut un moment pour décrypter ce que chante le barbu. Son fort accent russe et le contexte me perturbaient.
Il s’agit de la chanson Single Ladies (Put a Ring on It).
Sérieusement ? Beyoncé serait morte de rire si elle pouvait entendre ce massacre de sa chanson.
Vlad se penche vers moi et son souffle chaud effleure mon oreille.
— Ils font beaucoup de reprises, ici. Avec le public américain, attends-toi à en entendre souvent.
J’essaie d’ignorer la chair de poule agréable qui se répand le long de mon bras et réponds :
— Je suis impatiente de voir ça.
Lorsque nous avançons un peu plus dans la salle, je remarque que la plupart des clients ont une allure d’ingénieurs informaticiens. Il s’agit clairement du personnel de 1000 Diables.
— Là, dit Vlad en me touchant l’épaule, avant de pointer du doigt une table dans le coin de la piste de danse. Viens rencontrer ma famille.