Je reconnais aussitôt Alex, et j’imagine que le couple âgé assis à la table doit être leurs parents.
Le maquillage de la mère me fait penser aux danseuses burlesques et drag-queens, et son décolleté bien visible est si plongeant que sa poitrine a sûrement un nom. Helga, peut-être ? Elle porte une robe de soirée moulante avec une assurance que j’espère pouvoir reproduire quand j’aurai son âge.
Le père arbore une épaisse moustache et ressemble au chanteur – poilu et potelé, mais avec un monosourcil que l’homme sur la scène doit avoir épilé.
À nouveau, je ressens une pointe de jalousie pour ces sourcils. Je ne prendrai plus jamais la pilosité faciale pour acquise.
Aucun des parents n’a grand-chose en commun avec les deux frères, mais ils me rappellent tous deux quelqu’un. Je n’arrive pas à savoir qui.
— Maman, papa, voici la femme dont je vous ai parlé, déclare Alex alors que nous approchons. Elle a sauvé ma boîte, l’autre jour, et comme je l’espérais, elle a traîné Vlad ici, aujourd’hui.
Les parents m’adressent tous deux un signe de tête reconnaissant.
— Oh, je ne peux pas m’attribuer tout le mérite, dis-je avec un sourire nerveux. C’est Vlad qui a dû me convaincre, pas le contraire, faites-moi confiance. En tout cas, je suis ravie de vous rencontrer.
Une fois de plus, ils hochent la tête. Si mon objectif est de faire en sorte que ces gens m’apprécient, Alex m’a clairement offert une longueur d’avance.
— Maman, papa, voici Fanny, me présente Vlad avec une expression étonnamment froide.
Ils se lèvent tous deux. Sa mère est si grande que c’en est presque grotesque, une bonne tête de plus que son mari. Les deux frères doivent tenir leur taille de leur mère.
— Enchantée de vous rencontrer, Monsieur et Madame Chortsky, dis-je en tendant la main.
Le père ignore ma main, préférant déposer un baiser piquant sur ma joue.
Sa femme lui donne une tape dans le dos.
— Elle est américaine, le sermonne-t-elle. Ils n’embrassent pas les inconnus, espèce de vieux pervers.
— Appelez-moi Boris, dit le père avec un sourire si large que les coins de sa moustache touchent ses tempes.
La mère le gratifie d’une nouvelle tape dans le dos, avant de me serrer la main avec un sourire sincère et de m’attirer plus près. Par chance, son baiser touche à peine ma peau.
— Pardonnez mon ours de mari, ma chère, me murmure-t-elle d’un ton conspirateur. Appelez-moi Natasha.
Je m’écarte en faisant de mon mieux pour garder un visage impassible.
Boris et Natasha ? C’est exactement eux qu’ils me rappellent – les deux méchants de ce vieux dessin animé avec l’élan et l’écureuil. Ils ont même leurs noms.
Je parie que si j’utilisais mon application sur eux, elle me le confirmerait aussi. Même leur fort accent russe est presque identique.
— Asseyez-vous, je vous en prie, m’invite Boris en tirant une chaise pour moi, ce qui lui vaut une autre tape de la part de sa femme.
— Merci, dis-je en m’asseyant.
Vlad s’installe à côté de moi.
La table fourmille de plats couverts de serviettes en tissu. Personne n’a encore commencé à manger, apparemment.
— Satisfais la dame, dit sévèrement Natasha à Vlad avec un geste vers les plats.
Me satisfaire ? Peut-être s’il passait sous la table, mais ce serait extrêmement embarrassant.
Vlad regarde sa mère, une expression houleuse sur le visage.
— On ne devrait pas d’abord attendre que tout le monde soit rassemblé ?
Tout le monde n’est pas là ?
— Les retardataires n’auront rien à manger, raille Natasha.
— Ni à boire, ajoute Boris en attrapant une énorme bouteille de Stoli.
Il me verse un shot sans me demander si j’en veux, puis il fait la même chose pour Vlad, Alex et sa femme. Enfin, il se sert dans un verre à vin.
Les yeux de Natasha lancent des éclairs.
— Tu boiras des shots, comme une personne normale.
Boris fait signe à un serveur d’approcher et lui dit quelque chose en russe.
Ce dernier s’éloigne vivement, avant de revenir avec une poignée de verres à shot, dans lesquels il verse la vodka de Boris.
— Et si on faisait un compromis ? propose le père de Vlad en découvrant l’un des plats. Nous allons manger des cornichons et boire un verre pour l’instant, comme apéritif.
— Peu importe, marmonne Vlad avant de piquer un cure-dents dans un cornichon et de le déposer dans mon assiette.
Boris sert sa femme, puis se sert, tandis qu’Alex se « satisfait » tout seul.
— Je vais prononcer le premier toast, lance Natasha en levant son verre et en regardant autour de la table comme pour mettre les autres au défi de la contredire.
Vlad vient-il de rouler des yeux ?
Natasha ne semble pas s’en apercevoir. Elle me regarde et déclare :
— Seuls les alcooliques boivent seuls, sans raison et sans porter de toast.
C’est plein de sagesse. Je ne suis pas sûre que ça fasse partie du programme en douze étapes des Alcooliques Anonymes, mais je garde la bouche fermée, décidant de boire plutôt de l’eau.
— En tant que femme d’âge moyen, je suis tout excusée de penser à l’héritage de ma famille, continue Natasha.
Pour une raison qui m’échappe, elle fusille Alex des yeux avant de jeter un œil approbateur vers Vlad.
Puis elle me regarde directement et lève son verre encore plus haut.
— À la bonne santé de mes futurs petits-enfants.
Je m’étrangle avec mon eau et me mets à tousser.
Boris bondit de sa chaise et me donne cinq tapes dans le dos.
L’eau me ressort par le nez et, au bout d’un moment, je réussis à me remettre à respirer.
— Désolée, balbutié-je dès que je peux à nouveau parler. Je ne voulais pas gâcher votre toast.
— Ce n’est rien, ma chère, répond Natasha d’un ton si magnanime que c’en est comique. Je n’avais pas terminé, de toute façon.
— Continue, pookie, l’encourage Boris tout en scrutant avidement ses verres à shot.
Elle hoche solennellement la tête.
— Que mes futurs petits-enfants soient en bonne santé et heureux. Que leur mère reste toujours de la couleur du printemps et des roses. Une source de beaux rêves pour l’homme qui partage sa vie. Son attrait et son inspiration. Qu’elle reste simple, mais majestueuse. Une princesse. La muse d’un opéra de l’amour. Que ses jours durent éternellement, et plus encore. Nous boirons à cela jusqu’à voir le fond de nos verres.
Amen ? Quelqu’un devrait me donner un Oscar pour ma capacité à garder un visage impassible.
D’un geste théâtral, Natasha vide son shot d’une traite, puis renifle son cornichon avant de mordre violemment dedans.
Vlad et Alex suivent l’exemple de leur mère, tandis que Boris vide un shot, puis un deuxième, un troisième, un quatrième et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’ils soient tous vides.
Je ne suis pas suicidaire, alors je me contente d’une toute petite gorgée.
Un incendie explose dans ma bouche, avant de se répandre dans ma poitrine et mon estomac.
Avec un hoquet, je tente de renifler le cornichon comme l’ont fait tous les autres.
Non. Ça ne fait qu’empirer les choses.
Je mords dedans à belles dents.
Voilà, maintenant j’ai un goût salé dans la bouche en plus de la brûlure.
— Alors, Fannychka, avez-vous du sang russe ? me demande Natasha.
Si je dis non, est-ce qu’elle me demandera « vous en voulez ? » avant de pointer Vlad du doigt ?
Après ce toast, ça ne me surprendrait pas.
— Je n’en ai aucune idée, dis-je en reposant prudemment le cornichon que je serrais encore dans ma main. Mes parents affirment qu’ils sont américains pur sucre. Je comptais faire un test ADN pour découvrir mes ancêtres, mais je ne l’ai pas encore fait. Qui sait ?
Ma réponse semble lui faire plaisir. En tout cas, elle m’observe d’un air approbateur, avant d’adresser le même regard à Vlad.
Boris remplit les verres de tout le monde, y compris la douzaine devant lui.
— L’intervalle entre le premier verre et le deuxième doit être court, nous explique-t-il.
— On ne devrait pas manger quelque chose de plus substantiel qu’un cornichon ? siffle Natasha.
Avant que son mari puisse répondre, une odeur familière dérive jusqu’à mes narines.
Du parfum.
Le parfum.
Je jette un œil derrière moi.
Oui.
La femme à l’allure de mannequin que j’ai vue près du bureau s’avance vers notre table, juchée sur des talons de dix centimètres. Son maquillage ressemble à des peintures de guerre – peut-être à cause de l’expression furieuse sur son visage.
C’est quoi, ce bordel ?
Vlad a-t-il invité son plan cul à une réunion de famille ?