Précieux me glisse des doigts et tombe au sol dans un bruit sourd.
Les mains tremblantes, je ramasse mon pauvre téléphone.
L’écran est fissuré, mais l’article est encore visible et je parviens à lire le reste.
Selon une source anonyme, Vlad et une testeuse de contrôle qualité n’ont pu s’empêcher d’utiliser les jouets pour se donner de multiples orgasmes. L’article va même jusqu’à lister le nombre d’orgasmes que nous avons eus, et tous les types de sex-toys employés.
Le pire, c’est qu’ils ont une photo de Vlad, et je la reconnais. C’est celle que j’ai prise au Starbucks, la première fois que je l’ai vu, la photo utilisée par mon application.
C’est une preuve.
Vlad avait raison de penser que c’était moi, la responsable de la fuite, et pas Sandra. Quelqu’un a fouiné dans cette base de données publique que mon appli utilise – celle que Phantom/Vlad m’a suggéré de rendre plus privée. L’auteur des fuites a récupéré cette photo et a deviné mon mot de passe pour télécharger mes documents. Il a ensuite remis le tout à Cosmo, ainsi que les ragots à propos de Vlad, dont le nom ne figurait pas dans mon compte-rendu.
Puisque les types de chez Cosmo comptaient déjà écrire un article au sujet des jouets Belka, ils ont sauté sur l’occasion de le rendre plus juteux.
Même si Vlad n’était pas obsédé par sa vie privée, cet article serait une très mauvaise chose. Je n’arrive même pas à imaginer à quel point il sera en colère quand il apprendra cela.
Merde.
Entre mon départ comme une furie tout à l’heure et maintenant ça, je doute qu’il reprenne contact avec moi.
D’humeur masochiste, je lui envoie néanmoins le lien de l’article en demandant : Tu as vu ça ?
Pas de réponse.
Je me mets à faire les cent pas dans l’appartement.
Je me sens un peu plus anxieuse à chaque seconde qui passe sans réponse de sa part.
Il pourrait au moins dire quelque chose, même si c’est juste : « Tu es virée », ou « Je ne veux plus jamais te revoir. »
Pour me calmer, je prends un paquet de friandises et je vais nourrir Monkey.
Elle n’est pas seule.
Évidemment.
Vlad a laissé Oracle ici.
Super. Chaque fois qu’un type me largue, je me retrouve avec un nouveau cochon d’Inde.
Bientôt, j’aurai toute une porcherie.
Puisque rien de tout cela n’est la faute d’Oracle, je les nourris toutes les deux pendant qu’elles couinent et courent partout en sautant joyeusement comme du pop-corn.
Leurs pitreries adorables me réconfortent un peu. En tout cas, jusqu’à ce que je me mette en colère. Pas contre Vlad, cette fois.
Contre le hackeur.
La personne qui a contacté Cosmo et qui a sans aucun doute répandu ces rumeurs dans tout le bureau.
Qui que cela puisse être, je le déteste, et ça fait toujours du bien de savoir qui l’on déteste.
Je saute sur mon ordinateur portable, me connecte à mon compte d’archivage du cloud et vérifie l’historique d’accès du document de test.
Il ne me faut pas longtemps pour localiser ce que je cherche.
Ces deux derniers jours, quelqu’un habitant dans le Queens – autrement dit, pas moi – a accédé régulièrement au dossier.
Je serre les dents. L’IP de cette ordure me semble familière.
Je ressors l’adresse IP de ce CrazyOops, qui a tenu des propos désobligeants sur mon application.
Oui.
C’est la même.
Ce qui veut dire qu’il y a de fortes chances pour que Britney soit derrière tout ça.
Ce n’est pas vraiment une surprise. Ses talents de hackeuse sont reconnus, elle me déteste et elle renifle ce projet depuis le début. Elle a même espionné nos déjeuners.
Vlad n’a pas arrangé les choses en lui parlant de manière désagréable.
En fulminant, je fais une série de recherches sur internet pour découvrir si ce qu’elle a fait était légal.
Non. Accéder sans autorisation à un système informatique est un délit.
En parlant de délit, étrangler Britney ne serait pas légal non plus, aussi satisfaisant que cela puisse être.
Je reprends mes aller-retour dans le salon.
Cela fait des heures que j’ai envoyé le lien à Vlad, et je n’ai aucune nouvelle de lui.
Autant l’admettre.
Il m’ignore, et je ne peux pas lui en vouloir.
Sa vie privée est fichue, tout ça à cause de ma négligence, et sa sœur n’a pas obtenu l’article qu’elle espérait.
Eh bien, qu’il aille se faire voir. En refusant de me parler, il rate l’info à propos de Britney.
Cela vaut sûrement mieux. Je commençais à craquer pour ce salopard, et s’il est comme ça, mieux vaut l’apprendre maintenant.
Oui. Je devrais le remercier de ne pas me répondre.
C’est comme arracher un pansement.
C’est toujours une bonne idée, n’est-ce pas ?
Peut-être pas si le pansement recouvre une plaie infectée.
J’arrête de faire les cent pas et me force à manger.
Tout a un goût de carton. Des souvenirs de mes déjeuners avec Vlad passent dans mon cerveau perfide, suivis de nous deux, blottis l’un contre l’autre, hier soir.
Et des orgasmes qu’il m’a donnés.
Bon, d’accord, j’ai vraiment besoin d’une distraction.
Je m’immerge dans un jeu vidéo – ce que je n’ai plus fait depuis longtemps. Ça m’aide un peu. Décapiter des zombies n’est pas aussi satisfaisant que de scalper Britney, mais au moins, c’est plus acceptable socialement.
J’aurais peut-être dû faire ça, avec mon diplôme d’informatique : concevoir des jeux qui permettent aux gens d’oublier toutes les merdes qui arrivent dans leur vie, au moins pour un temps.
Quand arrive minuit, tous les espoirs que j’avais d’obtenir une réponse de Vlad se sont éteints. Je m’écroule sur mon lit et m’endors en pleurant.
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Je suis réveillée par la sonnette.
Je bondis hors du lit, me précipite dans la salle de bains où je m’arrange tant bien que mal avant de courir vers la porte.
— Qui est-ce ? demandé-je avant de me souvenir, un peu tard, que je peux regarder sur l’appli vidéo de mon téléphone, maintenant.
— Ava.
Mince. Je n’ai jamais été aussi déçue d’entendre la voix de mon amie.
J’ouvre la porte.
Elle a l’air furieuse.
— Qui envoie un SOS par message avant d’ignorer les appels en retour ?
Je la regarde en clignant des paupières.
— Je ne t’ai pas ignorée.
— Je t’ai envoyé des messages et je t’ai appelée une centaine de fois. Littéralement, rétorque-t-elle en me bousculant pour entrer.
— Attends un peu, dis-je, titubant jusqu’au salon où je retrouve Précieux. Je n’ai rien reçu.
Elle secoue la tête.
— Je t’ai appelée et je t’ai envoyé des messages. À répétition.
Une sensation désagréable grandit dans mon ventre – ainsi qu’une étincelle d’espoir.
J’examine Précieux plus attentivement.
Bon sang. Je n’ai pas seulement fissuré l’écran. Quand je l’ai laissé tomber, le téléphone a aussi perdu la capacité de recevoir les appels et les messages.
Ce qui veut dire que Vlad ne m’a peut-être pas ignorée.
J’étais trop sous le choc, hier, pour réaliser qu’Ava ne m’avait pas répondu, elle non plus. Si j’avais eu les idées claires, cela m’aurait mis la puce à l’oreille.
— Tu vas m’expliquer ce qu’il se passe, dit-elle en posant les mains sur ses hanches. Maintenant.
Je nous prépare deux bols de céréales chocolatés, et nous les engloutissons pendant que je lui raconte ma triste histoire.
— Je parie qu’il croit que c’est toi qui l’as ignoré, dit Ava. Vu que tu es partie en trombe et tout ça.
— C’est ce que je crains.
Je pose ma cuillère tandis qu’elle lape ce qu’il lui reste de lait, avant de demander :
— Et maintenant, quoi ?
— Donne-moi ton téléphone.
Elle s’exécute. Je récupère le numéro de Vlad sur mon Précieux plus ou moins mort et l’appelle depuis le téléphone d’Ava.
Il ne répond pas.
Il rejette peut-être les numéros qu’il ne connaît pas ?
Je cherche mon téléphone professionnel, mais je ne le trouve pas.
L’aurais-je oublié chez lui, comme ma culotte ?
Non. J’ai dû le laisser dans la salle de réunion.
Je me souviens de l’avoir posé sur la table, mais je n’ai aucun souvenir de l’avoir récupéré.
Et puis merde.
— Je vais aller le voir, lancé-je en me levant d’un bond.
Ava plisse le nez.
— Tu devrais peut-être avoir l’air un peu plus humaine, d’abord.
— C’est vrai.
Je laisse tomber nos bols dans l’évier, avant de continuer :
— Je suis désolée que tu aies fait tout ce chemin juste pour me voir partir.
— Ne t’en fais pas pour moi, répond-elle avec un sourire. Ce sera sûrement drôle de t’aider à te préparer.
Je me précipite vers ma penderie et cherche quelque chose à porter qui hurle « grand geste romantique ».
Il ne me faut pas longtemps pour trouver la tenue parfaite.
Ce qui constitue mon costume d’Halloween depuis plusieurs années d’affilée.
Après avoir enfilé le vêtement de vinyle noir, je reviens dans le salon.
— Ça alors, remarque Ava en m’étudiant des pieds à la tête. Encore un mec riche qui aime le BDSM.
Je roule des yeux.
— Je suis Trinity, dans Matrix, et tu le sais très bien.
Elle sourit.
— Laisse-moi t’aider à te maquiller.
— Et si tu t’en occupais en chemin ?
Elle accepte et je lui fais appeler un Uber.
Pendant que nous attendons la voiture, je vérifie mes e-mails de travail, juste au cas où.
Comme je le soupçonnais, j’ai reçu un nombre incalculable de messages de la part de Vlad, ce qui prouve sans l’ombre d’un doute qu’il ne m’a pas ignorée.
Tu ne réponds pas à ton téléphone, dit l’un d’entre eux. On peut parler ?
Le suivant insiste : Je comprends pourquoi tu es contrariée. Tu peux m’appeler ?
Je fais défiler les quinze e-mails.
Je viens de retrouver ton téléphone professionnel. Tu as aussi perdu ton téléphone perso ?
Avant que je puisse en lire plus, le téléphone d’Ava nous informe que le chauffeur est dehors. Nous sortons en courant et sautons dans la voiture, où Ava s’attelle à me donner un look quasiment gothique – un style de maquillage qui s’accorde joliment à mes cheveux noirs et ma peau pâle.
— Fonce, dit-elle quand la voiture s’arrête devant les bureaux. Tu es magnifique.
— Merci.
Je bondis à l’extérieur et chausse mes lunettes de soleil inspirées par Matrix, avant de me précipiter dans le bâtiment.
Alors que je sors de l’ascenseur à l’étage de Binary Birch, je me heurte à un groupe de personnes, des cafés à la main. Ils sortent de l’autre ascenseur.
Oups. C’est l’équipe de développeurs, et conformément à la loi des emmerdes maximales, Britney est parmi eux.
Je réprime l’envie de lui sauter à la gorge. Le meurtre, c’est mal, et c’est aussi complètement stupide quand on est entouré d’autant de témoins.
Clairement inconsciente du danger qu’elle encourt, Britney me dévisage avec de gros yeux.
— C’est déjà l’heure de tester les pinces à tétons ?
Autour de nous, les autres nous regardent tour à tour, visiblement mal à l’aise.
J’ôte mes lunettes de soleil pour pouvoir la fusiller du regard.
— Tes blagues sont aussi nulles que tes talents de codeuse.
Plusieurs spectateurs haussent les sourcils.
Elle étrécit les yeux.
— Qu’est-ce que tu y connais, au code, espèce d’amatrice ?
Un brouillard rouge voile ma vision. J’attends ça depuis si longtemps.
— Plus que toi, c’est une certitude. Tu n’utilises pas d’indentation cohérente, tu ne laisses aucun commentaire et la moitié du temps, tu écris mal les noms des variables. Et je crois que tu ne connais même pas le sens du mot « modularisation ». Je dois continuer ? Parce que je peux le faire.
À ma grande stupéfaction, plusieurs de ses collègues hochent la tête avec approbation. Quelqu’un marmonne même un truc qui ressemble à « grillée ».
Britney serre son gobelet de café si fort qu’il se renverse.
— Au moins, je n’ai pas laissé l’Empaleur me pénétrer avec un godemichet.
Mes yeux lancent des éclairs assez puissants pour faire fondre le plomb.
— Il ne t’aurait jamais pénétrée, même avec une baguette de trois mètres, ça, c’est sûr.
Elle se hérisse et s’avance vers moi.
— Comment oses-tu ?
Très bien. Assez joué la Gentille Fanny.
— Je sais que c’était toi, articulé-je entre mes dents.
Elle pâlit et s’arrête net.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
Je débite son adresse IP à toute allure, avant de demander :
— Ça te dit quelque chose ? Parce que j’ai appelé ton fournisseur d’accès internet, et ils ont confirmé que c’était la tienne.
Il est temps de donner le coup de grâce – métaphorique, malheureusement.
— Si je revois un jour ta tête ou ton adresse IP, je transmettrai l’information à l’Empaleur. Vu à quel point il est obsédé par la protection de sa vie privée, et à quel point il est riche, il s’assurera probablement que tu ailles pourrir en prison.
Son visage est devenu tellement verdâtre que je suis tentée de lui donner un comprimé de Dramamine.
— C’était juste une blague, dit-elle.
Je remets mes lunettes sur mon nez et lui lance :
— Comme je l’ai dit, tes blagues sont aussi pourries que ton code.