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— Pas la police, dit fermement Judith Walker tandis qu’elles tournaient à l’angle de la rue et disparaissaient de la vue des agresseurs. (Ses doigts se crispèrent sur le bras de la jeune femme, lui meurtrissant la chair.) Je vous en prie, je ne veux pas aller voir la police.

— Mais…

Prenant une grande inspiration pour tenter d’apaiser les battements de son cœur, Judith poursuivit sur un ton égal :

— Ce n’était qu’une tentative de vol à l’arraché… ou une petite agression.

— Une « petite » agression !

— Je m’appelle Judith Walker, coupa la vieille femme en s’arrêtant pour tendre la main à l’inconnue qui, du coup, fut forcée de l’imiter. Et vous ?

À l’instant où la main de la jeune femme rousse enveloppa celle, tachée et ridée, de Judith, celle-ci éprouva une sorte de vertige. L’espace d’un instant, elle fut submergée par un brusque afflux de pensées désordonnées et d’émotions étranges.

— Je… Sarah Miller, bredouilla la jeune femme.

— Enchantée de faire votre connaissance, Sarah. Grâce à vous, il n’y a pas eu de dégâts, continua Judith avec force, en mettant juste ce qu’il fallait d’autorité dans sa voix.

Elle ne lâcha pas la main de Sarah, utilisant ce contact physique pour renforcer le lien entre elles. D’une caresse apaisante, elle tranquillisa la jeune femme tout en utilisant ses dons pour envelopper la conscience de celle-ci. Elle ne s’en était pas servie depuis plus de dix ans, mais elle savait que si elle ne prenait pas le contrôle de la situation, cette fille irait voir la police, or elle ne pouvait pas se le permettre.

Plantant son regard dans celui de Sarah, elle lui sourit.

— Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais un espresso serait le bienvenu.

— Un espresso. (La jeune femme acquiesça d’un air absent.) Oui, pourquoi pas ?

Judith l’entraîna en direction d’un petit café italien. Trois couples en grande conversation occupaient toutes les tables à l’extérieur. Tout en s’approchant, Judith se concentra sur deux Américains en veste madras J. Crew et baskets assorties qui étaient assis un peu à l’écart, en partie dissimulés sous un parasol rayé. Puisant à la force du bout de métal qu’elle cachait dans son sac, ce morceau de métal qui pesait si lourd et qui lui semblait si tiède entre ses bras, elle leur ordonna mentalement de partir.

Quelques instants plus tard, le couple se levait, remballait ses plans et ses appareils photos, déposait quelques billets sur la table et s’éloignait sans un regard en arrière.

À peine installée, Judith commanda deux doubles espressos et des cannolis aux amandes.

Sarah était encore trop hébétée pour s’apercevoir de quoi que ce soit. Quelque part dans un coin de sa tête, il lui semblait avoir raté quelque chose, comme si elle regardait un film mal monté auquel il manquait des plans, voire des scènes entières.

Elle venait de sortir de la banque, et elle s’apprêtait à monter au café de la bibliothèque pour déjeuner quand elle avait aperçu le skinhead. Il portait ces lunettes à verres miroir qu’elle détestait. Laissant derrière lui l’odeur de quelqu’un qui ne se lave pas souvent, il l’avait croisée en la frôlant, le regard fixé sur quelqu’un droit devant lui.

Sarah avait pivoté et immédiatement repéré la vieille femme aux cheveux blancs vers laquelle il se dirigeait. Avant même qu’il l’empoigne et qu’elle hurle en le frappant avec son sac, Sarah se dirigeait déjà vers eux, mue par une envie aussi irrépressible qu’inexplicable d’aider cette femme.

L’amertume du café l’arracha à ses ruminations. Sarah cligna des paupières. Ses yeux bleus étaient tout embués. Elle se demanda ce qu’elle faisait là… et où elle se trouvait.

— C’était très courageux de votre part.

Judith enveloppa sa tasse des deux mains pour les empêcher de trembler, et huma le riche arôme du breuvage avant de le siroter. Même si elle avait la tête baissée, elle sentait que Sarah l’observait.

— Pourquoi avez-vous fait ça ?

— Je… J’ai juste… (La jeune femme haussa les épaules.) Je ne sais pas trop. Ça ne m’était encore jamais arrivé, admit-elle. Mais je ne pouvais pas passer mon chemin en laissant ces voyous vous enlever, non ?

— D’autres gens ont vu ce qui se passait et ne sont pas intervenus pour autant, répliqua Judith à voix basse. (Puis elle sourit.) Ce qui fait de vous mon héroïne.

Sarah rougit, et le sang qui colora ses joues fit remonter un souvenir des profondeurs de la mémoire de Judith. Elle revit son frère Peter, si grand et si droit dans son uniforme vert. Elle n’était qu’une enfant la dernière fois qu’elle l’avait vu, la veille de son départ pour le front, mais l’image du jeune homme de 18 ans aux joues rouges de fierté était restée gravée dans son esprit. Peter avait été parmi les premiers soldats britanniques à succomber durant la Seconde Guerre mondiale.

— Vous êtes sûre de ne pas vouloir que je signale cette agression à la police ? demanda Sarah.

— Certaine, répondit Judith. Ce serait une perte de temps pour vous, pour moi et pour eux. Je vous assure que c’est un incident hélas très banal. À Londres, il n’est pas rare que des voyous s’en prennent à des personnes âgées, nous sommes des cibles faciles.

— Pour le coup, ils se sont bien trompés, grimaça Sarah.

— Je crois qu’ils voulaient me voler mon sac, dit Judith en le soulevant de ses genoux. Ils auraient été déçus. Je n’y mets pas les joyaux de la Couronne : juste quelques livres et des notes.

— Vous êtes prof ? s’enquit Sarah, curieuse, avant de mordre dans un cannoli. Vous avez l’air d’une prof – en tout cas, ajouta-t-elle timidement, le genre de prof que j’aurais aimé avoir.

— Non, je suis écrivain, la détrompa Judith.

— Vous écrivez quel type de livres ?

— Des livres pour enfants. Ce qu’on appelait autrefois du fantastique, et qu’on classe aujourd’hui dans la catégorie fantasy urbaine. Mais sans vampires, précisa-t-elle avec un bref sourire. Je ne fais pas dans les vampires. (Elle finit sa dernière gorgée de café, dont l’amertume lui arracha une grimace.) Maintenant, il faut vraiment que j’y aille.

Elle se leva un peu trop vite, poussa un grognement comme une fine aiguille de douleur lui transperçait la hanche et se laissa retomber sur la chaise en métal.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’inquiéta Sarah. (Elle se leva, contourna la table et vint s’agenouiller à côté de Judith.) Vous êtes blessée ? Ces voyous vous ont fait mal ?

Clignant des yeux pour chasser ses larmes de douleur, Judith Walker secoua la tête.

— Ce n’est rien. Sincèrement. Ma prothèse de hanche me joue des tours. Je suis restée assise trop longtemps, voilà tout.

Sarah repéra un taxi noir qui venait de tourner dans la rue. Elle leva le bras pour le héler.

— Laissez-moi vous appeler un taxi.

Glissant sa main sous une aisselle de la vieille femme, elle l’aida à se lever.

— Je peux me débrouiller seule, siffla Judith.

— Je vois ça.

Judith voulait qu’on lui fiche la paix. Elle n’aspirait qu’à rentrer chez elle, se plonger dans un bain brûlant et se laver du contact répugnant de ce skinhead. Elle sentait encore les doigts grossiers de l’homme l’empoigner par les cheveux, lui agripper l’épaule, lui faire mal au bras.

Distraitement, elle s’essuya la joue à l’endroit où il avait postillonné sur elle. Elle savait très bien pourquoi son acolyte et lui l’avaient attaquée et ce qu’ils voulaient. C’est sûr, ils reviendraient. Elle reporta son attention sur Sarah et, l’espace d’un bref instant, le sac posé à terre près d’elle émit une pulsation de chaleur.

L’apparition à point nommé de la jeune femme était une coïncidence intéressante… mais Judith Walker ne croyait pas aux coïncidences. Pour elle, le destin se mêlait de tout. Si cette jeune femme était venue à son secours, il y avait une raison. Doucement, Judith posa le bout de ses doigts sur la main de Sarah, qui sursauta.

— Je veux bien prendre un taxi jusqu’à la gare. Je sais qu’il y a un train pour Bath dans peu de temps. Et depuis la gare de Bath, il n’y a que quelques minutes de marche jusque chez moi. Vous m’accompagnez, n’est-ce pas ?

La jeune femme aux yeux bleus acquiesça.

 

Sarah Miller était perplexe. Déjà, les événements des deux dernières heures s’estompaient de sa mémoire, leurs détails se brouillant comme les vestiges d’un rêve.

Elle ne savait plus trop comment elle s’était retrouvée assise dans un train à côté d’une quasi-inconnue. Elle jeta un regard en biais à celle-ci. Quel âge pouvait bien avoir Judith Walker ? 60 ans ? 70, peut-être ? Difficile à dire. Ses cheveux blancs, tirés en chignon, dégageaient son front, mais quelques fines mèches rebelles voletaient autour de ses oreilles délicates et de ses pommettes hautes. Elle avait la beauté sans âge des gens qui n’ont jamais accompli une seule dure journée de labeur de leur vie.

Sarah se demandait bien pourquoi elle était venue au secours de cette femme.

Même si elle avait pris des cours d’autodéfense – une amie lui avait dit que c’était un bon endroit où rencontrer des types sobres –, jamais elle n’avait eu à les mettre en pratique jusque-là. Quelques semaines auparavant, elle avait traversé la rue pour éviter de passer trop près de cinq ados au crâne rasé qui tabassaient un jeune Indien devant une échoppe de fish & chips. En règle générale, elle était du genre à éviter les confrontations.

— Vous allez bien ? lança soudain la vieille femme.

Sarah cligna des yeux.

— Pardon ?

— Vous me regardiez, mais vous sembliez à des kilomètres d’ici.

— Désolée. Je me demandais juste…

Judith continuait à la dévisager sans rien dire.

— Je n’avais encore jamais fait une chose pareille, avoua Sarah.

— Vous êtes une demoiselle très courageuse.

Elle haussa les épaules.

— Ce n’était rien.

— Ne minimisez pas votre geste. Peu de gens seraient venus au secours d’une inconnue. Oui, vous êtes extrêmement courageuse.

Le compliment fit sourire Sarah, et les deux femmes s’abîmèrent chacune dans ses propres pensées jusqu’à la fin du trajet.

Lorsque le train s’arrêta en gare de Bath, Judith glissa son bras sous celui de Sarah tandis qu’elles remontaient Dorchester Street et tournaient pour s’engager sur le pont qui enjambait l’Avon.

— Je n’étais encore jamais venue à Bath, dit Sarah.

— J’y ai vécu presque toute ma vie, révéla Judith.

Arrivée au pied de Lyncombe Hill, elle tourna à droite dans St. Mark’s Road.

— J’habite juste en haut, sur la gauche.

Comme elle poussait le portail de fer forgé grinçant, Judith remarqua aussitôt que sa porte d’entrée était ouverte. Elle sentit le café virer dans son estomac. Son instinct lui soufflait ce qu’elle allait trouver à l’intérieur.

Elle agrippa la main de Sarah et se tourna vers elle, plongeant son regard dans celui de la jeune femme. La plupart des gens étaient incapables de refuser ce qu’on leur demandait si on les touchait en même temps.

— Vous voulez bien entrer ?

Sarah fit non de la tête.

— Je ne peux pas. Je dois retourner au bureau. Mon patron n’est pas commode. Je ne veux pas me faire renvoyer pour avoir pris une pause déjeuner de quatre heures, dit-elle avec un sourire d’excuse.

Mais déjà, elle s’engageait dans l’allée qui conduisait à la maison.

— Donnez-moi le numéro de téléphone de votre patron, dit doucement Judith. Je l’appellerai pour lui raconter votre bonne action. Des gens reçoivent des médailles pour moins que ça.

— Ce ne sera pas nécessaire, contra Sarah.

— J’insiste, reprit Judith fermement.

Et Sarah se surprit à acquiescer. Ça ne pouvait pas lui faire de mal que quelqu’un vante ses mérites au vieil Hinkle.

Judith sourit.

— Bien. C’est donc entendu. Maintenant, nous allons boire une bonne tasse de thé, puis je promets que je vous renverrai au travail.

Elle s’approcha de la porte, sa clé à la main, mais fit mine de rajuster la bandoulière de son sac à main pour donner à la jeune femme le temps de constater que le battant était entrouvert.

— Vous vivez seule ? demanda Sarah.

— Non, j’ai un chat.

Judith avait complètement oublié Franklin. Il avait déjà dépensé six de ses neuf vies, et elle pria pour qu’il soit indemne.

Comme s’il avait entendu ses pensés, le matou en colère se mit à miauler depuis les buissons derrière lesquels il se cachait. Judith le prit dans ses bras et le caressa pour le calmer, ravie que son petit compagnon n’ait rien.

— Votre porte d’entrée est ouverte, constata Sarah. Vous l’avez fermée à clé ce matin ?

— Comme toujours, répondit Judith. (Elle baissa la voix et souffla :) Oh, non.

— Attendez ici.

Posant par terre le sac Tesco plein de livres, Sarah s’approcha prudemment de la porte et l’ouvrit en la poussant du coude. Elle ne put retenir un hoquet de stupeur.

— Cette fois, je crois qu’il est temps d’appeler la police.