Madoc était une communauté somnolente de deux mille cinq cents âmes, nichée à la frontière entre pays de Galles et Angleterre.
Ce village très ancien était mentionné dans le Livre du Jugement Dernier, ainsi que dans certaines légendes arthuriennes. Son musée abritait des artefacts du néolithique, et des fossiles datant du jurassique et du triasique trouvés dans les maigres veines de charbon des montagnes voisines.
Quand les mines avaient commencé à fermer dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la plupart des jeunes gens avaient quitté Madoc pour aller chercher du travail à Cardiff, Liverpool, Manchester ou Londres. Et peu d’entre eux étaient revenus après avoir goûté à la vie citadine.
Au début des années quatre-vingt, suivant l’exemple donné par des villages français situés dans le nord de la Bretagne, par les hameaux des hautes terres écossaises et par des petites villes irlandaises, Madoc avait revalorisé son héritage celtique. Son modeste parc recréant la vie d’un village à l’âge du bronze avait connu un succès étonnant. Ses reproductions d’artisanat celtique (accessoires en cuir, statuettes de bois sculpté, bijoux en argent) avaient ouvert la voie à de nombreuses initiatives lucratives. Aujourd’hui, elles s’exportaient dans le monde entier.
Du coup, lorsqu’un instituteur du coin – qui était également un érudit réputé – avait soumis l’idée d’un festival culturel au conseil municipal, celui-ci l’avait adoptée à l’unanimité. Il semblait logique que la manifestation ait lieu pour la Toussaint, un des jours sacrés de l’ancien calendrier celtique, autrefois appelé Samain et désormais connu sous le nom d’Halloween.
L’instituteur avait participé au développement du renouveau celtique qui avait sauvé le village de la désertification plus ou moins généralisée des campagnes galloises. Aussi les membres du conseil avaient-ils écouté ses suggestions. Il ne voulait pas seulement organiser un festival de musique capable de rivaliser avec Glastonbury ; il voulait en faire un événement pluridisciplinaire. En plus de la musique, il y aurait donc du théâtre, des spectacles de rue, des conteurs, des performances artistiques de toute sorte et, bien entendu, des baraques de restauration.
Avec ses propres deniers, l’instituteur avait financé la création d’un site Web interactif capable de porter la nouvelle aux quatre coins du monde. Le futur festival avait déjà été comparé au Burning Man du Nevada ou au Firefly du Vermont.
Les organisateurs avaient été surpris par l’enthousiasme suscité. Quelques semaines après l’annonce initiale, tous les billets étaient déjà vendus, et on estimait qu’environ cent cinquante mille personnes feraient le déplacement à la fin du mois d’octobre.
Main dans la main, Sarah et Owen déambulaient dans Madoc. Il n’était pas encore huit heures du matin ; pourtant, le minuscule village grouillait de monde, et la plupart des boutiques étaient déjà ouvertes. La rue principale, conçue à l’origine pour des carrioles, était bloquée par une longue file de bus.
— Ce n’était probablement pas le meilleur moment pour venir ici, cria Owen afin de se faire entendre par-dessus le brouhaha.
Sarah grimaça.
— Les gens du coin ont l’air étonnés par l’affluence.
Les deux jeunes gens se frayèrent un chemin parmi la foule sans se presser, savourant leur anonymat et la tiédeur du soleil matinal sur leur visage. Mais des odeurs de graillon et une myriade de parfums polluaient déjà l’air humide de la campagne. Un larsen aigu s’éleva à l’autre bout du village où l’on devait faire des essais de sono, et des corbeaux s’envolèrent à tire-d’aile.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Sarah.
Dans le bus, elle avait à peine réussi à dormir deux heures d’un sommeil inconfortable et agité. Elle était épuisée. Ses yeux la brûlaient ; elle avait un goût aigre dans la bouche et les oreilles qui bourdonnaient. Plus d’une fois, elle s’était retournée, persuadée d’avoir entendu le son d’un cor de chasse.
— On mange, déclara Owen en sentant gargouiller son estomac. Un petit déjeuner serait le bienvenu.
Il s’arrêta devant une pâtisserie pour regarder les gâteaux en vitrine. Une femme âgée au visage rougeaud se tenait sur le seuil, les bras croisés sur son ample poitrine. Elle sourit au jeune couple, et Owen lui rendit son sourire.
— Excusez-moi.
— Oui, mon chou ?
Elle avait un accent chantant et une voix aiguë, comme celle d’une petite fille.
— Nous sommes venus pour le festival, dit Owen tout bas pour la forcer à se rapprocher de lui. (C’était un truc qu’il utilisait souvent quand il flirtait avec des femmes plus vieilles que lui.) Nous cherchons un endroit où loger. Vous avez une recommandation à nous faire ?
La femme partit d’un grand rire.
— Si vous n’avez pas réservé, vous ne trouverez rien. L’hôtel est plein ; il ne reste pas une seule chambre d’hôtes disponible dans le village, et il paraît que même le camping affiche complet. Essayez plutôt du côté de Dunton, suggéra-t-elle.
— D’accord. Merci quand même. On va se contenter de vous acheter quelque chose à manger. Vos gâteaux ont l’air très bons.
— Ils en ont aussi la chanson, fit la femme.
Owen la suivit à l’intérieur, clignant des yeux dans la pénombre. Il prit une grande inspiration pour se remplir les poumons de la bonne odeur des viennoiseries chaudes.
— Ça sent comme dans la cuisine de ma tante, commenta-t-il.
— Elle aime faire de la pâtisserie ?
La gorge d’Owen se serra, et ses yeux se remplirent de larmes. Incapable de répondre, il hocha la tête.
— C’est la poussière de farine, dit gentiment la femme. Ça pique les yeux.
— Notre tante Judith adorait faire des gâteaux, ajouta Sarah. En fait… (Elle regarda autour d’elle.) Vous pensez que votre boutique était déjà là pendant la guerre ?
— Mon grand-père l’a ouverte en 1918 après son retour du front. Donc, si vous parlez de la Seconde Guerre mondiale, la réponse est oui. Pourquoi cette question ?
— Notre tante a été évacuée ici pendant les bombardements. Elle nous parlait souvent d’une merveilleuse pâtisserie. Je me demande si c’était la vôtre.
Rayonnante, la femme acquiesça.
— C’est la seule du village. À l’époque, elle était tenue par ma mère et par mes tantes. (Elle appuya ses avant-bras couverts de taches de rousseur sur le comptoir vitré, renversant la pancarte « Ne pas s’appuyer sur le comptoir », et secoua la tête en souriant.) Je jouais souvent avec les réfugiés. Comment s’appelait votre tante ?
— Judith Walker, répondit Sarah.
La pâtissière fronça les sourcils en regardant la jeune femme.
— Je ne me souviens d’aucune fille rousse…
— Notre tante avait les cheveux bruns. La couleur des miens me vient du côté paternel. Notre père est gallois, ajouta Sarah.
— D’où ?
— De Cardiff. Je m’appelle Sarah, et voici mon… frère, Owen.
— Owen, c’est un nom typiquement gallois, approuva la femme. Je me souviens très bien de cette époque. Je ne devrais pas dire ça, mais ce fut l’une des plus heureuses de mon existence. Millie Bailey, une des réfugiées, était ma meilleure amie. (Tournant la tête, elle regarda la foule passer devant sa boutique.) Pauvre Millie. Elle aurait adoré ça. Mais elle est morte depuis longtemps. Et votre tante Judith ?
— Morte aussi, mais récemment, précisa Owen. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous sommes ici. Nous effectuons une sorte de pèlerinage en visitant les endroits qui comptaient pour elle.
— Les souvenirs, c’est important, acquiesça la femme.
Owen et Sarah attendirent en silence.
— Combien de temps pensez-vous rester ? demanda la femme.
— Une nuit. Deux, tout au plus, répondit Sarah.
— Vous fumez ?
— Non, madame, la rassura Owen.
— J’ai une chambre libre. C’est celle de mon fils Gerald, qui est à Londres en ce moment. Il travaille dans un théâtre. Vous pouvez dormir là si vous voulez.
— Merci beaucoup, dit chaleureusement Owen. Bien entendu, nous vous paierons.
— Pas question, répliqua la femme. Bon, et ces gâteaux ? Vous prendrez quoi ?