Tout le monde est au courant de ma supposée tricherie.
D’accord, peut-être pas « tout le monde », mais des élèves m’en ont parlé. Un gars de ma classe a entendu dire à la cafétéria que je ne faisais plus partie de l’équipe d’impro. J’ai joué l’innocente, j’ai demandé qui avait dit ça, mais il a refusé de me donner le nom. Si j’essaie de l’étrangler pour le forcer à cracher l’information, ça pourrait mal paraître, alors je l’ai laissé tranquille.
Argh ! Je vais mordre quelqu’un !
Entre la première et la deuxième période, j’ai couru au local de Marguerite (qui porte maintenant une perruque, un truc impossible avec un nid d’oiseau dedans qu’elle a trouvé dans les costumes).
– Y’a déjà des gens qui savent, je lui ai dit. Est-ce que ma suspension temporaire est levée ?
– Je l’ignore, ma p’tite fille. Monsieur M. devait parler avec le responsable de la ligue hier. Je vais en savoir plus aujourd’hui. Mais ne t’inquiète pas, ça va se régler, c’est une question d’heures.
M’inquiéter, moi ? Voyons ! Tellement pas mon genre !
Le problème, c’est que dès qu’une personne est mise au courant d’une nouvelle, même fausse, cette nouvelle reste incrustée dans son cerveau, même si elle a été démentie dix mille fois.
Ça ressemble aux légendes urbaines. Des trucs ridicules que continuent de raconter tous ceux qui avalent et régurgitent n’importe quelle idiotie.
Exemple ? Il y a une statue en cuivre à l’entrée de l’école sur un socle en béton. Elle représente un prof des années 60 qui enseigne avec une baguette (pas de pain, mais de bois, tsé).
Aparté : Grand-Papi m’a raconté que quand il fréquentait l’école il y a 105 ans, les profs donnaient des coups de baguette sur les doigts des élèves dissipés! Ouche ! C’était violent ! Le pire ? Ça n’empêchait pas Grand-Papi de faire des mauvais coups ! Il connaissait des techniques pour avoir moins mal : il faisait semblant de pleurer, les profs y allaient moins fort. Ça ne pourrait tellement pas arri ver aujourd’hui : un prof qui frappe un élève avec un bâton serait électrocuté, c’est sûr. Certaines Réglisses noires le mériteraient pourtant…
La statue, donc. C’est un genre d’hommage à tous les profs qui consacrent leur vie à enseigner. Cette statue était devant une autre école avant, école qui a brûlé (ce n’est pas moi, je le jure !). On a récupéré la statue et on l’a plantée devant notre école secondaire.
Voici l’histoire qu’on raconte à son sujet : un prof serait tombé dans une bassine de cuivre bouillant (vraiment ?!) alors qu’il passait par là (hein ?!). Bien entendu, il est mort ébouillanté. Et quand on a ressorti son corps, le cuivre l’avait durci. Parce qu’il ressemblait à la statue qu’on désirait sculpter, on l’a donc gardé comme ça. Ça signifie que sous le cuivre, à l’intérieur de la statue, il y a ce corps de professeur. Un peu comme dans le poulet pané, il y a le cadavre d’un poulet. . OK, weird.
Comment s’est créée cette rumeur ? Quand on la regarde de plus près, la statue a été conçue de manière très réaliste. Par exemple, on peut voir des plis dans le pantalon et la chemise du prof, les lacets de ses chaussures sont bien visibles ainsi que le détail de ses cheveux. Là où ça se gâte, c’est au niveau du visage. Aïe ! Vraiment épeurant. Tous les morceaux sont aux bons endroits, mais le prof a une drôle d’expression. En fait, pour être honnête, son expression n’est pas « drôle », elle est « inappropriée ». On dirait qu’il vient de sucer un citron pendant qu’une infirmière lui a piqué une fesse avec une seringue géante. Ou comme s’il avait devant lui un groupe de trente élèves qui, en même temps et sans avertissement, se sont mis à expulser par le nez un liquide gluant et vert rempli de grumeaux.
Comme il n’y a aucune manière satisfaisante d’expliquer cet air dégoûté que le sculpteur a mis sur le visage du prof, un petit rigolo a inventé cette histoire d’un professeur plongé dans une bassine de cuivre en fusion.
Le plus étrange, c’est que personne ne remet en question cette légende, même si elle ne tient pas debout (la statue, oui, mais pas l’histoire !). Il n’y a pas de professeur dans la statue, c’est évident, mais tout le monde croit qu’il y en a un.
Est-ce que je vais devenir une légende urbaine à mon tour ? Genre, dans dix ans, on continuera de parler de cette fille de l’équipe d’impro (MOI !) qui a été suspendue parce qu’elle était trop poilue ? (Avec le temps, des détails s’ajoutent.) Ou entre les cours, les élèves, pour se faire peur, se racon teront l’histoire de cette fille qu’on a dû écarter de l’équipe d’impro (MOI !) il y a des années parce qu’elle avait triché en volant les sujets des impros, puis elle était disparue mystérieusement et elle avait par la suite hanté tous ceux qui avaient cru à sa culpabilité ?
Je dois me calmer. La situation n’est pas si dramatique (OUI ELLE L’EST !).
La cloche va sonner dans une minute.