III

 

Lorsque le sheriff ouvrit la porte de la cellule et l’écrasa du regard, Roger était en train de songer, avec honte, qu’il avait toujours été partisan de la peine de mort. Il l’avait fait savoir peu d’années auparavant, dans son Rapport sur le Putumayo pour le Foreign Office, le Blue Book (Livre bleu), en réclamant pour le Péruvien Julio César Arana, le roi du caoutchouc au Putumayo, un châtiment exemplaire : « Si nous parvenions au moins à le faire pendre pour ces crimes atroces, ce serait le commencement de la fin de cet interminable martyre et de l’infernale persécution subie par les malheureux indigènes. » Il n’écrirait plus ces choses-là aujourd’hui. Et, avant ça, il s’était rappelé le malaise qui le prenait quand il entrait dans une maison et y découvrait une cage à oiseaux. Les canaris, chardonnerets ou perruches derrière des barreaux lui avaient toujours semblé victimes d’une cruauté inutile.

— Visite, murmura le sheriff, les yeux et la voix chargés de mépris. – Tandis que Roger se redressait et époussetait à grandes tapes son uniforme de condamné, il ajouta d’un ton sarcastique : – Vous voici à nouveau dans la presse, monsieur Casement. Non comme traître à votre patrie...

— Ma patrie c’est l’Irlande, l’interrompit-il.

— ... mais pour vos obscénités. Le sheriff claquait la langue comme s’il allait cracher. – Un traître doublé d’un pervers. Quelle ordure ! Ce sera un plaisir de vous voir vous balancer au bout d’une corde, ex-sir Roger.

— Le cabinet a rejeté le recours en grâce ?

— Pas encore, tarda à répondre le sheriff. Mais il le rejettera. Et aussi Sa Majesté le roi, bien entendu.

— Je ne lui demanderai pas ma grâce, à lui. C’est votre roi à vous, pas le mien.

— L’Irlande est britannique, murmura le sheriff. Maintenant plus que jamais, après l’écrasement de cette lâche Insurrection de Pâques à Dublin. Un coup de poignard dans le dos porté à un pays en guerre. Ses meneurs, moi je ne les aurais pas fusillés, je les aurais pendus.

Il se tut, car ils étaient arrivés au parloir.

Ce n’était pas le père Carey, l’aumônier catholique de la prison, qui était venu lui rendre visite, mais Gertrude, Gee, sa cousine. Elle l’embrassa avec force et Roger la sentit trembler dans ses bras. Il pensa à un oisillon transi. Comme Gee avait vieilli depuis son incarcération et son procès ! Il se souvint de la vaillante jeune fille espiègle de Liverpool, de la séduisante femme éprise de la vie londonienne que ses amis, à cause de sa jambe malade, surnommaient affectueusement Hoppy (Patte folle). C’était maintenant une petite vieille frêle et souffreteuse, et non la femme en bonne santé, forte et sûre d’elle-même de naguère. La claire lumière de son regard s’était éteinte et elle avait des rides au visage, au cou et aux mains. Elle était habillée de sombre, des vêtements défraîchis.

— Je dois puer toutes les misères du monde, plaisanta Roger, en montrant son grossier uniforme gris, anciennement bleu. On m’a supprimé le droit de me laver. On ne me le rendra qu’une seule fois, si on m’exécute.

— On ne le fera pas, le conseil des ministres donnera son aval pour la grâce, affirma Gertrude, en secouant la tête à l’appui de ses paroles. Le président Wilson doit intercéder en ta faveur auprès du gouvernement britannique, Roger. Il a promis d’envoyer un télégramme. On te l’accordera, il n’y aura pas d’exécution, crois-moi.

Elle disait cela de façon si tendue, d’une voix si brisée, que Roger eut de la peine pour elle, pour tous ses amis qui, comme Gee, connaissaient en ce moment cette même angoisse, cette même incertitude. Il avait envie de la questionner sur les attaques des journaux mentionnées par le geôlier, mais il se retint. Le président des États-Unis intercéderait en sa faveur ? Ce devait être à l’initiative de John Devoy et autres amis de Clan na Gael. S’il le faisait, sa démarche serait suivie d’effet. Il restait encore une possibilité de voir sa peine commuée par le cabinet.

Il n’y avait rien pour s’asseoir et Roger et Gertrude restaient debout, très près l’un de l’autre, tournant le dos au sheriff et au gardien. Les quatre présences faisaient du petit parloir un lieu idéal pour la claustrophobie.

— Gavan Duffy m’a dit qu’on t’avait renvoyée de Queen Anne’s, s’excusa Roger. Je sais bien que c’est de ma faute. Je te demande mille fois pardon, ma chère Gee. Te faire du tort est la dernière chose que j’aurais voulue.

— On ne m’a pas renvoyée, on m’a demandé d’accepter la révocation de mon contrat. Et on m’a donné une indemnité de quarante livres. Ça m’est égal. Ça m’a laissé le temps d’aider Alice Stopford Green dans ses démarches pour te sauver la vie. C’est le plus important maintenant.

Elle saisit la main de son cousin et la serra avec tendresse. Gee enseignait depuis de longues années à l’école de l’hôpital de Queen Anne’s, à Caversham, où elle avait fini par devenir sous-directrice. Elle avait toujours aimé son travail, et elle en racontait dans ses lettres à Roger des anecdotes amusantes. Et maintenant, à cause de sa parenté avec un pestiféré, elle allait se trouver réduite au chômage. Aurait-elle de quoi vivre ou quelqu’un pour l’aider ?

— Personne ne croit un mot des infamies que l’on publie sur toi, dit Gertrude, à voix très basse, comme si les deux hommes qui étaient là pouvaient ne pas l’entendre. Tous les honnêtes gens sont indignés que le gouvernement utilise ces calomnies pour discréditer la pétition que tant de personnalités ont signée en ta faveur, Roger.

Sa voix s’étrangla, comme si elle allait sangloter. Roger la reprit dans ses bras.

— Je t’ai tant aimée, Gee, Gee chérie, lui murmura-t-il à l’oreille. Et maintenant, encore plus qu’avant. Je te serai toujours reconnaissant de ta loyauté envers moi contre vents et marées. C’est pourquoi ton jugement est un des rares à compter pour moi. Tu sais que tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour l’Irlande, n’est-ce pas ? Pour une cause noble et généreuse, comme celle de l’Irlande. Pas vrai, Gee ?

Elle s’était mise à sangloter, tout bas, le visage enfoui contre sa poitrine.

— Vous aviez dix minutes et il en est passé cinq, rappela le sheriff, sans se retourner pour les regarder. Il vous en reste encore cinq.

— Maintenant, avec tout ce temps pour réfléchir, dit Roger à l’oreille de sa cousine, je pense beaucoup à ces années à Liverpool, quand nous étions si jeunes, Gee, et que la vie nous souriait.

— Ils croyaient tous qu’on était amoureux et qu’on se marierait un jour, murmura Gee. Moi aussi je me souviens de cette époque avec nostalgie, Roger.

— On était plus qu’amoureux, Gee. On était frère et sœur, des complices. Les deux faces d’une même monnaie. Aussi inséparables. Tu as été beaucoup de choses pour moi. La mère que j’ai perdue à neuf ans. Les amis que je n’ai jamais eus. Avec toi je me suis toujours senti mieux qu’avec mes propres frères et sœur. Tu me donnais confiance, de l’assurance dans la vie, de la joie. Plus tard, pendant toutes mes années en Afrique, tes lettres ont été le seul pont qui me reliait au reste du monde. Tu ne peux savoir avec quel bonheur je recevais tes lettres et comment je les lisais et relisais, chère Gee.

Il se tut. Il ne voulait pas que sa cousine se rende compte qu’il était lui aussi sur le point de pleurer. Dès l’enfance il avait détesté, sans doute du fait de son éducation puritaine, les effusions sentimentales en public, mais ces derniers mois il tombait parfois dans des faiblesses qui jadis lui déplaisaient tant chez les autres. Gee ne disait rien. Elle était toujours dans ses bras et Roger sentait sa respiration agitée, qui gonflait et dégonflait sa poitrine.

— Tu as été la seule personne à qui j’aie montré mes poèmes. Tu t’en souviens ?

— Je me rappelle qu’ils étaient très mauvais, dit Gertrude. Mais je t’aimais tant que je te faisais des compliments. J’en ai même appris par cœur.

— Je savais très bien qu’ils ne te plaisaient pas, Gee. Ça a été une chance que je ne les publie pas. J’ai été sur le point de le faire, comme tu sais.

Ils se regardèrent et finirent par éclater de rire.

— Nous faisons en ce moment tout, tout, pour t’aider, Roger, dit Gee, redevenant très sérieuse. – Sa voix, elle aussi, avait vieilli ; avant elle était ferme et enjouée et maintenant, tremblante et cassée. – Nous qui t’aimons, et nous sommes nombreux. Alice la première, bien sûr. On remue ciel et terre. On écrit des lettres, on rend visite aux hommes politiques, aux autorités, aux diplomates. On explique, on supplie. On frappe à toutes les portes. Elle fait des démarches pour venir te voir. C’est difficile. Seule la famille est autorisée. Mais Alice est connue, elle a des relations. Elle obtiendra l’autorisation et viendra, tu verras. Savais-tu qu’au moment de l’Insurrection à Dublin Scotland Yard a fouillé sa maison de fond en comble ? Ils ont emporté plein de papiers. Elle t’aime et t’admire tant, Roger.

« Je le sais », pensa Roger. Lui aussi aimait et admirait Alice Stopford Green. L’historienne, irlandaise et de famille anglicane comme Casement, dont la maison était un des salons intellectuels les plus fréquentés de Londres, un centre de cercles amicaux et de réunions pour tous les nationalistes et autonomistes irlandais, avait été pour lui plus qu’une amie et une conseillère en matière politique. Elle l’avait éduqué, lui avait fait découvrir et aimer le passé de l’Irlande, sa longue histoire et sa culture, florissante avant d’être absorbée par son puissant voisin. Elle lui avait recommandé des livres, lui avait ouvert l’esprit dans de passionnantes conversations, l’avait incité à poursuivre ces cours de langue irlandaise que, malheureusement, il n’était jamais parvenu à maîtriser. « Je mourrai sans parler le gaélique », pensa-t-il. Et, plus tard, quand il était devenu un nationaliste radical, Alice fut la première personne dans Londres à l’appeler du surnom que lui avait donné Herbert Ward et qui plaisait tant à Roger : « Le Celte. »

— Dix minutes, décréta le sheriff. Fin de la visite.

Il sentit sa cousine s’agripper à lui et tenter d’approcher sa bouche de son oreille, sans y parvenir, parce qu’il était beaucoup plus grand qu’elle. Elle lui parla en amenuisant sa voix jusqu’à la rendre presque inaudible :

— Toutes ces horribles choses que disent les journaux sont des calomnies, des mensonges abjects. N’est-ce pas, Roger ?

La question le prit tellement au dépourvu qu’il tarda quelques secondes à répondre.

— Je ne sais ce que la presse dit de moi, Gee chérie. On ne la reçoit pas ici. Mais – il pesa soigneusement ses mots –, bien sûr que ce sont des mensonges. Je veux que tu penses à une seule chose, Gee. Et que tu me croies. Je me suis souvent trompé, évidemment. Mais je n’ai rien de honteux à me reprocher. Ni toi ni aucun de mes amis ne devez avoir honte de moi. Tu me crois, non, Gee ?

— Bien sûr que je te crois.

Sa cousine sanglota, se cachant la bouche des deux mains.

De retour dans sa cellule, Roger sentit ses yeux se remplir de larmes. Il fit un grand effort pour que le sheriff ne le remarque pas. Il était étrange qu’il ait envie de pleurer. Autant qu’il s’en souvienne, il n’avait pas pleuré pendant tous ces mois, depuis sa capture. Ni lors des interrogatoires à Scotland Yard, ni lors des audiences du procès, ni en entendant la sentence qui le condamnait à être pendu. Pourquoi maintenant ? À cause de Gertrude. De Gee. La voir souffrir de la sorte, douter de la sorte, cela voulait dire au moins que sa personne et sa vie lui étaient précieuses. Il n’était donc pas aussi seul qu’il le croyait.