— Arriver ici a été une des choses les plus difficiles que j’aie faites de ma vie, dit Alice en manière de salut, lui tendant la main. J’ai cru que je n’y arriverais jamais. Mais, enfin, me voilà.
Alice Stopford Green gardait son apparence de personne froide, rationnelle, étrangère à tout sentimentalisme, mais Roger la connaissait assez pour savoir qu’elle était profondément émue. Il remarquait le très léger tremblement de sa voix, qu’elle n’arrivait pas à dissimuler, et cette palpitation des ailes de son nez qui survenait chaque fois que quelque chose la préoccupait. Elle frisait déjà les soixante-dix ans, mais conservait sa silhouette juvénile. Les rides n’avaient pas effacé la fraîcheur de son visage couvert de taches de rousseur ni l’éclat de ses yeux clairs et pénétrants. Et il y brillait toujours cette lumière intelligente. Elle portait, avec sa sobre élégance habituelle, un ensemble d’été, une blouse légère et des bottines à talons hauts.
— Quel plaisir, chère Alice, quel plaisir, répéta Roger Casement, en lui saisissant les deux mains. J’ai bien cru ne jamais te revoir.
— Je t’avais apporté des livres, des friandises et un peu de linge, mais à l’entrée les policiers m’ont tout confisqué. – Elle fit une moue d’impuissance. – Je regrette. Tu te sens bien ?
— Oui, oui, dit Roger, sur un ton anxieux. Tu as tant fait pour moi ces derniers temps. Pas encore de nouvelles ?
— Le cabinet se réunit jeudi, dit-elle. Je sais de source sûre que ton affaire est en tête de l’ordre du jour. Nous faisons tout notre possible, et même l’impossible, Roger. La pétition rassemble près de cinquante signatures, tous des gens importants. Des savants, des artistes, des écrivains, des hommes politiques. John Devoy nous assure que le télégramme du président des États-Unis au gouvernement anglais devrait arriver d’un jour à l’autre. Tous nos amis se sont mobilisés pour faire cesser, enfin, je veux dire, pour contrecarrer cette indigne campagne de presse. Tu es au courant, non ?
— Vaguement, dit Casement avec une grimace de contrariété. Ici les nouvelles du dehors n’arrivent pas et les geôliers ont ordre de ne pas m’adresser la parole. Seul le sheriff le fait, mais c’est pour m’insulter. Crois-tu qu’il reste une possibilité quelconque, Alice ?
— Bien sûr que je le crois, affirma-t-elle avec force, mais Casement pensa que c’était un pieux mensonge. Tous mes amis m’assurent que le cabinet décide de ce genre de chose à l’unanimité. S’il y a un seul ministre opposé à l’exécution, tu es sauvé. Et il paraît que ton ancien patron au Foreign Office, sir Edward Grey, est contre. Ne perds pas espoir, Roger.
Cette fois le sheriff de la prison de Pentonville n’était pas présent au parloir. Il n’y avait qu’un sage petit gardien qui leur tournait le dos et regardait le couloir par le guichet grillagé en faisant semblant de ne pas s’intéresser à la conversation de Roger avec l’historienne. « Si tous les geôliers de Pentonville Prison étaient aussi raisonnables, la vie ici serait beaucoup plus supportable », pensa-t-il. Il se rappela qu’il n’avait pas encore interrogé Alice sur les événements de Dublin.
— Je sais que, lors de l’Insurrection de Pâques, Scotland Yard est allé perquisitionner dans ta maison de Grosvenor Road, dit-il. Pauvre Alice. Ils t’ont fait passer un mauvais quart d’heure ?
— Pas tellement, Roger. Ils ont emporté beaucoup de papiers. Des lettres personnelles, des manuscrits. J’espère qu’ils me les rendront, je ne crois pas que ce leur soit utile. – Elle soupira, le cœur gros. – En comparaison avec ce qu’ils ont enduré là-bas en Irlande, ce qui m’est arrivé est une bagatelle.
La dure répression se poursuivait-elle ? Roger s’efforçait de ne pas penser aux fusillades, aux morts, aux séquelles de cette semaine tragique. Mais Alice dut lire dans ses yeux la curiosité qui le tenaillait.
— Les exécutions ont cessé, semble-t-il, murmura-t-elle en jetant un coup d’œil vers le dos du gardien. Il y a environ trois mille cinq cents prisonniers, d’après nos calculs. Ils en ont transféré la plus grande partie ici et les ont répartis dans des prisons un peu partout en Angleterre. Quelque quatre-vingts femmes ont été localisées parmi eux. Nous avons l’aide de plusieurs associations. Beaucoup d’avocats anglais ont offert leurs services pour s’occuper de leur cas, gratuitement.
Les questions se bousculaient dans la tête de Roger. Combien d’amis à lui parmi les morts, les blessés, les prisonniers ? Mais il se retint. À quoi bon vérifier des choses auxquelles il ne pouvait rien et qui ne serviraient qu’à accroître son amertume ?
— Tu sais quoi, Alice ? L’une des raisons qui font que j’aimerais voir ma peine commuée c’est que, sinon, je mourrai sans avoir appris l’irlandais. En cas de commutation, je m’y mettrai à fond et je te promets que, dans ce parloir même, nous parlerons un jour en gaélique.
Elle acquiesça, avec un petit sourire un peu forcé.
— Le gaélique est une langue difficile, dit-elle en lui tapotant le bras. Il faut beaucoup de temps et de patience pour l’apprendre. Et toi tu as eu une vie très agitée, mon chéri. Mais, console-toi, peu d’Irlandais ont fait autant que toi pour l’Irlande.
— Grâce à toi, chère Alice. Je te dois tant de choses. Ton amitié, ton hospitalité, ton intelligence, ta culture. Ces veillées du mardi à Grosvenor Road, avec des gens extraordinaires, dans cette atmosphère si agréable. Ce sont les meilleurs souvenirs de ma vie. Maintenant je peux te le dire et t’en remercier, amie chère. C’est toi qui m’as appris à aimer le passé et la culture de l’Irlande. Tu as été une généreuse dispensatrice de savoir, qui a énormément enrichi ma vie.
Il disait ce qu’il avait toujours senti et tu, par pudeur. Depuis qu’il avait fait sa connaissance, il admirait et aimait l’historienne et écrivaine Alice Stopford Green, dont les romans et études sur le passé historique, les légendes, les mythes irlandais et le gaélique avaient été déterminants pour donner à Casement cet « orgueil celte » dont il se vantait si fort qu’il déchaînait parfois les railleries de ses amis nationalistes eux-mêmes. Il avait connu Alice onze ou douze ans auparavant, quand il lui avait demandé son aide pour la Congo Reform Association (Association pour la Réforme du Congo) que Roger avait fondée avec Edmund D. Morel. C’étaient les débuts de la bataille publique de ces tout nouveaux amis contre Léopold II et sa machiavélique création, l’État indépendant du Congo. L’enthousiasme avec lequel Alice Stopford Green s’était jetée dans leur campagne dénonçant les horreurs du Congo fut décisif pour se gagner l’adhésion de nombreux écrivains et hommes politiques de ses amis. Alice devint le mentor et guide intellectuel de Roger qui, s’il était à Londres, ne manquait jamais le salon hebdomadaire de l’écrivaine. À ces veillées se pressaient professeurs, journalistes, poètes, peintres, musiciens et hommes politiques, critiques comme elle, en général, envers l’impérialisme et le colonialisme et partisans du Home Rule ou régime d’autonomie pour l’Irlande, voire nationalistes radicaux qui exigeaient pour l’Eire l’indépendance totale. Dans les salons élégants et bourrés de livres de la maison de Grosvenor Road, où Alice conservait la bibliothèque de son défunt mari, l’historien John Richard Green, Roger fit la connaissance de W.B. Yeats, sir Arthur Conan Doyle, George Bernard Shaw, G.K. Chesterton, John Galsworthy, Robert Cunninghame Graham et de maints autres écrivains à la mode.
— Hier j’étais sur le point de poser une question à Gee, mais je n’ai pas osé, dit Roger. Conrad a-t-il signé la pétition ? Ni mon avocat ni Gee n’ont mentionné son nom.
Alice fit non de la tête.
— Je lui ai écrit moi-même, en lui demandant sa signature, ajouta-t-elle avec embarras. Ses raisons ont été confuses. Il a toujours été fuyant en matière politique. Peut-être, dans sa situation de citoyen britannique assimilé, ne se sent-il pas très sûr de lui. D’autre part, en tant que polonais, il hait aussi bien l’Allemagne que la Russie, qui ont rayé son pays de la carte pendant des siècles. Enfin, je ne sais pas. Nous regrettons tous beaucoup son abstention. L’on peut être un grand écrivain et un homme timoré en matière politique. Tu le sais mieux que personne, Roger.
Casement acquiesça. Il se repentit d’avoir posé cette question. Il aurait mieux valu ne rien savoir. L’absence de cette signature allait maintenant lui causer autant de tourments qu’il en avait eus en apprenant par son avocat Gavan Duffy qu’Edmund D. Morel n’avait pas non plus voulu signer la demande de commutation de peine. Son ami, son frère Bulldog ! Son compagnon de lutte en faveur des natifs du Congo s’était lui aussi dérobé, en alléguant des raisons de loyauté patriotique en temps de guerre.
— Que Conrad n’ait pas signé ne changera pas grand-chose, dit l’historienne. Son influence politique sur le gouvernement d’Asquith est nulle.
— Non, bien sûr que non, acquiesça Roger.
Cela n’avait peut-être pas d’importance pour le succès ou l’échec de la pétition, mais pour lui, dans son for intérieur, cela en avait. Il aurait été réconforté de se rappeler, dans ces accès de désespoir qui l’assaillaient dans sa cellule, qu’une personne de son prestige, admirée par tant de monde – y compris lui –, l’appuyait dans cette épreuve et lui faisait parvenir, par sa signature, un message de compréhension et d’amitié.
— Tu le connais depuis longtemps, n’est-ce pas ? demanda Alice, comme si elle devinait ses pensées.
— Vingt-six ans, exactement. Depuis juin 1890, au Congo. Il n’était pas encore écrivain. Bien que, si je ne m’abuse, il m’ait dit alors qu’il avait commencé à écrire un livre. Lafolie Almayer, sans doute, son premier roman publié. Il me l’a envoyé, dédicacé. Je conserve l’exemplaire quelque part. Il n’avait encore rien publié. C’était un marin. Son anglais était à peine intelligible, à cause de son fort accent polonais.
— Et il l’est resté, sourit Alice. Il parle toujours anglais avec cet accent atroce. Comme s’il « mâchait des cailloux », dit George Bernard Shaw. Mais il l’écrit de façon merveilleuse, que cela nous plaise ou non.
La mémoire de Roger lui restitua, intact, le souvenir de ce jour de juin 1890 où était arrivé à Matadi, dans la touffeur humide de l’été commençant, en nage, harcelé par les moustiques qui criblaient de piqûres sa peau d’étranger, ce jeune capitaine de la Marine marchande britannique. La trentaine, un front dégagé, une courte barbe noire, un corps robuste et des yeux enfoncés, il se nommait Konrad Korzeniowski et était polonais, naturalisé anglais depuis peu d’années. Embauché par la Société anonyme belge pour le Commerce avec le haut Congo, il venait servir comme capitaine de l’un des petits vapeurs qui faisaient la navette de marchandises et de commerçants entre Léopoldville-Kinshasa et les lointaines cataractes de Stanley Falls, à Kisangani. C’était sa première affectation comme capitaine de navire et il était plein d’illusions et de projets. Il arrivait au Congo imprégné de tous les mythes et fictions au coin desquels Léopold II avait frappé son profil de grand philanthrope et de grand monarque résolu à civiliser l’Afrique et à libérer les Congolais de l’esclavage, du paganisme et autres barbaries. Malgré sa longue expérience de navigation sur les mers d’Asie et d’Amérique, son don des langues et ses lectures, il y avait chez le Polonais quelque chose d’innocent et d’enfantin qui séduisit immédiatement Roger Casement. La sympathie avait été réciproque, car Korzeniowski, depuis le jour où ils firent connaissance jusqu’à trois semaines plus tard, où il partit en compagnie de trente porteurs par la piste des caravanes en direction de Léopoldville-Kinshasa, lieu de la prise de commandement de son bateau Le Roi des Belges, ne le quitta pas d’une semelle.
Ils avaient fait des promenades aux environs de Matadi, jusqu’à la désormais inexistante Vivi, l’éphémère première capitale de la colonie, dont il ne restait pas même les décombres, et jusqu’à l’embouchure du fleuve Mpozo, où, d’après la légende, les premiers rapides et les premières chutes de Livingstone Falls et du Chaudron du Diable avaient arrêté le Portugais Diogo Cão, quatre siècles auparavant. Dans la plaine de Lufundi, Roger Casement montra au jeune Polonais l’endroit où l’explorateur Henry Morton Stanley avait construit sa première maison, disparue des années plus tard dans un incendie. Mais, surtout, ils bavardèrent beaucoup et de beaucoup de choses, et, principalement, de ce qui se passait dans ce tout jeune État indépendant du Congo où Konrad venait de mettre les pieds, tandis que Roger y vivait déjà depuis six ans. Au bout de quelques jours d’amitié, le marin Polonais s’était fait sur le lieu où il venait travailler une idée bien différente de celle qu’il avait à son arrivée. Il avait été, comme il le dit à Roger en lui faisant ses adieux, au petit matin du samedi 28 juin 1890, avant de partir pour les monts de Cristal, « dépucelé. » Ce fut le terme qu’il employa, avec son accent sonore et rocailleux : « Vous m’avez dépucelé, Casement. Sur Léopold II, sur l’État indépendant du Congo. Peut-être même sur la vie. » Et il répéta, d’un ton dramatique : « Dépucelé. »
Ils s’étaient revus plusieurs fois, à l’occasion des voyages de Roger à Londres, et s’étaient écrit quelques lettres. Treize ans après leur première rencontre, en juin 1903, Casement, qui se trouvait en Angleterre, avait reçu une invitation de Joseph Conrad (il s’appelait maintenant ainsi et était devenu un écrivain prestigieux) à passer une fin de semaine à Pent Farm, sa petite maison de campagne à Hythe, dans le Kent. Le romancier y menait avec sa femme et son fils une vie frugale et solitaire. Roger gardait un souvenir chaleureux de ces deux jours auprès de l’écrivain. Celui-ci avait maintenant des fils argentés dans les cheveux et dans sa barbe épaisse, il avait grossi et acquis une certaine arrogance intellectuelle dans sa façon de s’exprimer. Mais avec lui il s’était montré remarquablement expansif. Quand Roger l’avait félicité pour son roman congolais, Au cœur des ténèbres, qu’il venait de lire et qui, lui avait-il dit, l’avait touché au plus profond car c’était la description la plus extraordinaire des horreurs que l’on vivait au Congo, Conrad avait tendu les mains pour l’arrêter.
— Vous auriez dû figurer comme co-auteur de ce livre, Casement, avait-il affirmé, en le serrant aux épaules. Je ne l’aurais jamais écrit sans votre aide. C’est vous qui m’avez dessillé les yeux. Sur l’Afrique, sur l’État indépendant du Congo. Et sur la bête féroce qu’est l’homme.
Restés seuls tous les deux après dîner – la discrète Mme Conrad, une femme de très modeste extraction, et leur fils s’étaient retirés pour la nuit –, l’écrivain, après son second petit verre de porto, avait déclaré à Roger que, pour ce qu’il faisait en faveur des indigènes congolais, il méritait d’être appelé « le Bartolomé de Las Casas britannique ». Cet éloge avait fait rougir Roger jusqu’aux oreilles. Comment se faisait-il que quelqu’un qui avait une si bonne opinion de lui, qui les avait tellement aidés, Edmund D. Morel et lui, dans leur campagne contre Léopold II, ait refusé de signer une pétition ne demandant que la commutation de sa peine de mort ? En quoi cela pouvait-il le compromettre aux yeux du gouvernement ?
Il se souvenait d’autres rencontres sporadiques avec Conrad, lors de ses visites à Londres. Une fois ce fut par hasard, à son club, le Wellington Club de Grosvenor Place, où il retrouvait des collègues du Foreign Office. L’écrivain avait insisté pour que Roger reste prendre un cognac avec lui, après le départ de ses compagnons. Ils avaient évoqué le lamentable état d’esprit du marin lorsque, six mois après son passage à Matadi, il y avait fait sa réapparition. Roger Casement travaillait toujours là, comme responsable des stocks et du transport. Konrad Korzeniowski n’était plus que l’ombre du jeune homme enthousiaste, débordant d’illusions, que Roger avait connu. Il avait pris un sérieux coup de vieux, avait les nerfs malades et des problèmes d’estomac, à cause des parasites. Les diarrhées continuelles l’avaient fait fondre. Aigri et pessimiste, il ne songeait qu’à retourner au plus vite à Londres, se mettre entre les mains de médecins dignes de ce nom.
— Je vois que la forêt n’a pas été clémente avec vous, Konrad. Ne vous en faites pas. La malaria est comme ça, elle tarde à s’en aller même si les fièvres ont disparu.
C’était une conversation d’après-dîner, sur la terrasse du bungalow qui servait à Roger de logis et de bureau. Il n’y avait ni lune ni étoiles dans la nuit de Matadi, mais il ne pleuvait pas et ils étaient bercés par le bourdonnement des insectes tandis qu’ils fumaient et buvaient à petites gorgées le verre qu’ils avaient dans les mains.
— Le pire, ça n’a pas été la forêt vierge, ce climat si malsain, les fièvres qui m’ont plongé dans une semi-inconscience près de deux semaines, s’était plaint le Polonais. Pas même l’épouvantable dysenterie qui m’a fait chier le sang cinq jours de suite. Le pire, le pire, Casement, ça a été d’être témoin des horreurs qui se passent quotidiennement dans ce maudit pays. Horreurs que commettent les démons noirs et les démons blancs, où qu’on tourne les yeux.
Konrad avait fait un voyage aller-retour sur le petit vapeur de la compagnie qu’il devait commander, Le Roi des Belges, de Léopoldville-Kinshasa aux cataractes de Stanley. Tout s’était mal passé pour lui dans cette traversée vers Kisangani. Il avait été à deux doigts de se noyer parce que le canot où les rameurs inexpérimentés s’étaient fait prendre dans un tourbillon avait chaviré, près de Kinshasa. La malaria l’avait tenu cloué sur son étroite couchette par des accès de fièvre, sans la force de se lever. Il avait appris là que le précédent capitaine du Roi des Belges avait été assassiné à coups de flèches lors d’une querelle avec les membres d’une tribu. Un autre fonctionnaire de la Société anonyme belge pour le Commerce avec le haut Congo, que Konrad était allé recueillir dans un hameau perdu où il exploitait l’ivoire et le caoutchouc, était mort d’une maladie inconnue au cours du voyage. Mais ce n’étaient pas les misères physiques qui s’étaient acharnées sur sa personne qui mettaient le Polonais hors de lui.
— C’est la corruption morale, la corruption de l’âme, qui envahit tout dans ce pays, avait-il répété d’une voix sombre, caverneuse, comme saisi par une vision apocalyptique.
— J’ai tenté de vous mettre en garde, quand nous avons fait connaissance, lui avait rappelé Casement. Je regrette de n’avoir pas été plus explicite sur ce qui vous attendait dans le haut Congo.
Qu’est-ce qui l’avait affecté à ce point ? De découvrir que des pratiques aussi primitives que l’anthropophagie étaient encore en vigueur dans certaines communautés ? Que dans les tribus et les postes commerciaux continuaient à circuler des esclaves qui changeaient de maître pour quelques francs ? Que les prétendus libérateurs soumettaient les Congolais à des formes encore plus cruelles d’oppression et de servage ? Était-ce le spectacle du dos des indigènes lacéré par la chicotte qui l’avait bouleversé ? Ou de voir, pour la première fois de sa vie, un Blanc fouetter un Noir jusqu’à faire de son corps un enchevêtrement de blessures ? Il ne lui avait pas demandé de précisions, mais il fallait, sans aucun doute, que le capitaine du Roi des Belges ait été témoin de choses terribles pour renoncer ainsi à ses trois ans de contrat afin de regagner l’Angleterre au plus vite. En outre, il avait raconté à Roger qu’il avait eu, à Léopoldville-Kinshasa, à son retour de Stanley Falls, une violente altercation avec le directeur de la Société anonyme belge pour le Commerce avec le haut Congo, Camille Delcommune, qu’il avait traité de « barbare portant gilet et chapeau ». Il voulait à présent revenir à la civilisation, autrement dit, pour lui, l’Angleterre.
— Tu as lu Au cœur des ténèbres ? demanda Roger à Alice. Trouves-tu juste cette vision de l’être humain ?
— Elle ne l’est pas, je présume, répondit l’historienne. Nous en avons beaucoup discuté un mardi, quand le livre est sorti. Ce roman est une parabole selon laquelle l’Afrique rend barbares les Européens civilisés qui s’y rendent. Ton Rapport sur le Congo a plutôt montré le contraire. Que c’est nous, Européens, qui avons importé là-bas les pires barbaries. De plus, tu es resté vingt ans en Afrique, toi, sans devenir un sauvage. Tu es revenu, au contraire, plus civilisé que tu ne l’étais quand tu es parti d’ici convaincu des vertus du colonialisme et de l’Empire.
— Conrad disait qu’au Congo la corruption morale de l’être humain remontait à la surface. Celle des Blancs et celle des Noirs. Au cœur des ténèbres m’a souvent empêché de dormir. Je pense qu’il ne décrit ni le Congo, ni la réalité, ni l’histoire, mais l’enfer. Le Congo est un prétexte pour exprimer cette vision atroce que certains catholiques ont du mal absolu.
— Désolé de vous interrompre, dit le gardien en se tournant vers eux. Il est passé quinze minutes et l’autorisation pour les visites était de dix. Il faut vous quitter.
Roger tendit la main à Alice, mais, à sa grande surprise, elle lui ouvrit les bras. Elle le serra contre elle avec force.
— Nous continuerons à tout faire, tout, pour te sauver la vie, Roger, lui murmura-t-elle à l’oreille.
Et il pensa : « Pour qu’Alice se permette ces effusions, c’est qu’elle doit être certaine que le recours en grâce n’aura pas de suite favorable. »
En retournant à sa cellule, il était triste. Reverrait-il jamais Alice Stopford Green ? Que de choses elle représentait pour lui ! Personne n’incarnait autant que l’historienne sa passion pour l’Irlande, la dernière de ses passions, la plus intense, la plus récalcitrante, une passion qui l’avait consumé et l’enverrait probablement à la mort. « Je ne le regrette pas », se répéta-t-il. Les siècles d’oppression avaient provoqué tant de douleur en Irlande, tant d’injustice, que cela valait la peine de s’être sacrifié pour cette noble cause. Il avait échoué, sans doute. Le plan si soigneusement élaboré pour accélérer l’émancipation de l’Eire en associant l’Allemagne à sa lutte et en faisant coïncider avec le soulèvement nationaliste une action offensive de l’armée et de la marine du Kaiser contre l’Angleterre n’avait pas fonctionné comme il l’avait prévu. Il n’avait pas, non plus, été capable d’arrêter cette insurrection. Et, maintenant, Sean McDermott, Patrick Pearse, Éamonn Ceannt, Tom Clarke, Joseph Plunkett et combien d’autres avaient été fusillés. Des centaines de camarades pourriraient en prison Dieu sait combien d’années. Au moins, il restait leur exemple, comme disait avec une résolution farouche ce malheureux Joseph Plunkett, à Berlin. De dévouement, d’amour, de sacrifice, pour une cause semblable à celle qui l’avait fait lutter contre Léopold II au Congo, contre Julio C. Arana et les planteurs d’hévéas du Putumayo en Amazonie. La cause de la justice, celle du faible contre les abus des puissants et des despotes. Parviendrait-elle à effacer tout cela, la campagne qui le traitait de dégénéré et de traître ? Après tout, quelle importance ! L’essentiel se décidait là-haut, le dernier mot revenait à ce Dieu qui, depuis quelque temps, commençait enfin à avoir pitié de lui.
Allongé sur son grabat, les yeux fermés, il repensa à Joseph Conrad. Se serait-il senti mieux si l’ex-marin avait signé la pétition ? Ce n’était pas sûr. Qu’avait-il voulu lui dire, ce soir-là, dans sa petite maison du Kent, lorsqu’il avait affirmé : « Avant d’aller au Congo, je n’étais qu’un pauvre animal » ? La phrase l’avait impressionné, sans qu’il la comprenne entièrement. Que signifiait-elle ? Peut-être que ce qu’il avait fait, omis de faire, vu et entendu pendant ces six mois dans le moyen et le haut Congo avaient éveillé chez lui de profondes inquiétudes métaphysiques sur la condition humaine, sur le péché originel, sur le mal, sur l’Histoire. Cela, Roger était tout à fait à même de le comprendre. Lui aussi, le Congo l’avait humanisé, si être humain voulait dire connaître les extrêmes auxquels peuvent atteindre la cupidité, l’avarice, les préjugés, la cruauté. C’était cela, la corruption morale, oui : quelque chose qui n’existait pas chez les animaux, une exclusivité des humains. Le Congo lui avait révélé que ces choses-là faisaient partie de la vie. Il lui avait ouvert les yeux. L’avait « dépucelé », lui aussi, comme le Polonais. Il se rappela alors qu’il était arrivé en Afrique, à ses vingt ans, encore vierge. N’était-il pas injuste que la presse, comme l’avait dit le sheriff de Pentonville Prison, n’accuse que lui, au cœur de la vaste espèce humaine, d’être une ordure ?
Pour combattre la démoralisation qui le gagnait il essaya d’imaginer le plaisir que ce serait de prendre un long bain, dans une vraie baignoire, avec beaucoup d’eau et de savon, en serrant contre le sien un autre corps nu.