— Quelle opinion avez-vous du père Ricardo Urrutia, Mr Stirs ?
Le consul devinait-il qu’ils s’engageaient dans des sables mouvants ? Il y avait dans ses petits yeux saillants une lueur inquiète. Sa calvitie luisait sous les reflets de la lampe à huile qui grésillait sur la table basse au centre de la pièce. L’éventail dans sa main droite avait cessé son va-et-vient.
M. Stirs demeura muet, à l’observer. Il s’éventait maintenant avec furie.
— Ces choses n’arrivaient-elles pas au Congo ? répondit-il, évasif.
— Elles arrivaient, en effet, mais pas aussi couramment qu’ici. Permettez-moi une impertinence. Les quatre domestiques que vous avez, les avez-vous engagés ou achetés ?
Ce dernier acquiesça et but une gorgée de porto.
— Non, pas les inquisiteurs, les justiciers, le corrigea-t-il, avec une nouvelle moue de déplaisir. Ou, si vous préférez, les héros. Je vous ai déjà dit que je n’aime pas les héros. Ne prenez pas mal ma franchise. De toute façon, ne vous faites pas d’illusions. Vous n’allez pas changer ce qui se passe ici, monsieur Casement. Et le père Urrutia non plus. Dans un certain sens, ces enfants ont de la chance. D’être domestiques, je veux dire. Ce serait mille fois pire pour eux de grandir dans les tribus, mangeant leurs poux, mourant de paludisme et autres saletés avant l’âge de dix ans, ou travaillant comme des bêtes dans les plantations de caoutchouc. Ils vivent mieux ici. Je sais que je vous choque sans doute avec mon pragmatisme.
— Je regrette de vous avoir offensé, monsieur Stirs. N’en parlons plus.
Roger se leva, souhaita une bonne nuit au maître de maison et se retira dans sa chambre. La tempête s’était calmée mais il pleuvait encore. Sa petite terrasse était trempée. Il y avait une odeur dense de plantes et de terre humide. La nuit était sombre et la rumeur des insectes intense, comme s’ils n’étaient pas seulement dans la forêt mais à l’intérieur de la pièce. Avec la bourrasque, il était tombé une autre pluie, celle de ces scarabées noirs que l’on appelait vinchucas. Demain leurs cadavres tapisseraient la terrasse et, s’il en écrasait, ils craqueraient comme des noix et tacheraient le sol d’un sang brunâtre. Il se déshabilla, mit son pyjama et se glissa dans son lit, sous la moustiquaire.
Il se souvint de sa violente discussion sur le Huayna, le bateau qui l’avait mené de Tabatinga, à la frontière entre Pérou et Brésil, jusqu’à Iquitos, avec le caoutchoutier Víctor Israel, Juif de Malte, établi depuis des années en Amazonie et avec lequel il avait eu de longs entretiens très distrayants sur le pont du bateau. Víctor Israel portait des vêtements extravagants, des déguisements aurait-on dit, parlait un anglais impeccable et racontait avec esprit sa vie aventureuse semblant tout droit sortie d’un roman picaresque, pendant qu’ils jouaient au poker, en buvant de petits verres de cognac, que le caoutchoutier adorait. Il avait la fâcheuse habitude de tirer sur les flamants roses qui survolaient le bateau avec un gros pistolet d’une autre époque, mais, heureusement, ne touchait sa cible que rarement. Jusqu’au jour où, Roger ne se rappelait plus à quel propos, Víctor Israel avait fait l’apologie de Julio C. Arana. Cet homme était en train de tirer l’Amazonie de la sauvagerie et de l’intégrer au monde moderne. Il avait défendu les « raids », grâce auxquels, disait-il, il y avait encore des bras pour collecter le caoutchouc. Car le grand problème de la forêt, c’était le manque de travailleurs disposés à recueillir la précieuse substance dont le Créateur avait bien voulu doter cette région et bénir les Péruviens. Cette « manne du ciel » était gâchée par la paresse et la stupidité de ces sauvages qui refusaient de travailler à la collecte du latex et obligeaient les caoutchoutiers à aller dans les tribus les ramener de force. Ce qui signifiait une grosse perte de temps et d’argent pour les entreprises.
— Moi je ne suis pas un sauvage qui vit nu, adore la yacumama et noie ses gosses dans le fleuve s’ils naissent avec un bec-de-lièvre, avait répliqué le caoutchoutier, en éclatant d’un rire sardonique qui soulignait sa réprobation. Mettez-vous sur le même plan les cannibales d’Amazonie et nous, pionniers, entrepreneurs et commerçants, qui travaillons dans des conditions héroïques et risquons notre vie pour faire de ces forêts une terre civilisée ?
La maigre poitrine de Víctor Israel montait et descendait sous son étrange chemise à manches bouffantes qu’il portait boutonnée jusqu’au cou et son gilet rouge. Il avait passé les pouces dans ses bretelles et ses petits yeux triangulaires injectés de sang flamboyaient. Sa bouche ouverte laissait voir une rangée de dents irrégulières tachées de nicotine.
Víctor Israel s’était mis à rire, tressautant comme un pantin à ressorts.
Pour éviter de voir le débat tourner carrément à l’aigre, Walter Folk et Henry Fielgald avaient orienté la conversation vers des sujets moins épineux. Ce soir, dans son insomnie, après ces dix jours à Iquitos passés à interroger des gens de toute condition, à prendre en note des douzaines d’opinions recueillies ici et là auprès d’autorités, de juges, de militaires, de patrons de restaurants, pêcheurs, proxénètes, vagabonds, prostituées et employés de bordels et de bars, Roger Casement se dit que l’écrasante majorité des Blancs et des métis d’Iquitos, Péruviens et étrangers, pensaient comme Víctor Israel. Pour eux les indigènes d’Amazonie n’étaient pas, à proprement parler, des êtres humains, mais une forme inférieure et méprisable de l’existence, plus proche des animaux que des gens civilisés. C’est pourquoi il était légitime de les exploiter, de les fouetter, de les séquestrer, de les emmener de force dans les exploitations de caoutchouc, ou, s’ils résistaient, de les tuer comme on abat un chien qui a la rage. C’était une vision si généralisée de l’indigène que, ainsi que le disait le père Ricardo Urrutia, personne ne s’étonnait que les domestiques d’Iquitos soient des enfants volés et vendus aux familles du Loreto pour l’équivalent d’une ou deux livres sterling. L’angoisse l’obligea à ouvrir la bouche et à respirer profondément jusqu’à emplir d’air ses poumons. Si, sans sortir de cette ville, il avait vu et appris tout cela, que ne verrait-il pas au Putumayo ?
Les membres de la Commission partirent d’Iquitos dans la matinée du 14 septembre 1910. Roger emmenait comme interprète Frederick Bishop, l’un des Barbadiens qu’il avait interrogés. Bishop parlait l’espagnol et assurait qu’il pouvait comprendre et se faire comprendre dans les deux dialectes les plus pratiqués par les indigènes des exploitations : le bora et le huitoto. Le Liberal, le plus grand de la flotte de quinze bateaux de la Peruvian Amazon Company, était bien conservé. Il disposait de petites cabines où les voyageurs pouvaient s’installer deux par deux. Il y avait des hamacs à la proue et à l’arrière pour ceux qui préféraient dormir à la belle étoile. Bishop redoutait de retourner au Putumayo et avait demandé à Roger Casement de lui certifier par écrit que la Commission le protégerait pendant le voyage et le ferait rapatrier ensuite à la Barbade par le gouvernement britannique.
Roger Casement passa une bonne partie du trajet à mettre de l’ordre dans ses notes et cahiers d’Iquitos et à élaborer un plan de travail pour les mois qu’il allait passer sur les domaines de Julio C. Arana. Selon les instructions du Foreign Office il devait se borner à interroger les Barbadiens qui travaillaient dans les comptoirs, parce qu’ils étaient citoyens britanniques, et laisser en paix les employés péruviens et d’autres nationalités, pour ne pas froisser la susceptibilité du gouvernement du Pérou. Mais il n’avait pas l’intention de respecter ces limites. Son enquête serait boiteuse, manchote et borgne de surcroît, s’il ne s’informait pas aussi auprès des directeurs de comptoir, de leurs muchachos ou racionales – Indiens hispanisés chargés de la surveillance des travaux et de l’application des sanctions – et des indigènes eux-mêmes. C’était la seule manière d’avoir une vision exacte de la façon dont la Compagnie de Julio C. Arana violait les lois et la morale dans ses relations avec les natifs.
Ils arrivèrent à La Chorrera le 22 septembre 1910, à la mi-journée. Le nom de l’endroit venait des torrents – chorros – et cataractes provoqués par un brusque rétrécissement du lit du fleuve, spectacle superbe et fracassant d’écume, de bruit, de roches humides et de tourbillons qui rompaient la monotonie du cours de l’Igaraparaná, l’affluent sur les rives duquel se trouvait le quartier général de la Peruvian Amazon Company. Pour parvenir de l’embarcadère jusqu’aux bureaux et aux logis de La Chorrera, il fallait grimper une côte escarpée, glaiseuse et embroussaillée. Les bottes des voyageurs s’enfonçaient dans la boue et ils devaient, pour ne pas tomber, s’appuyer parfois sur les porteurs indiens qui transportaient les bagages. Tout en saluant ceux qui venaient les accueillir, Roger, avec un petit frisson, s’aperçut qu’un sur trois ou quatre des indigènes à moitié nus qui portaient les paquets ou les regardaient avec curiosité depuis la berge, se frappant les bras du plat de leurs mains pour éloigner les moustiques, avait sur le dos, les fesses et les cuisses des cicatrices qui ne pouvaient être que de coups de fouet. Le Congo, oui, le Congo partout.
Il y avait sur le vaste terre-plein des constructions de bois sur pilotis – de gros troncs d’arbres ou des colonnes de ciment – avec des balustrades au premier étage, des toits de calamine pour les plus grandes ou, pour les plus petites, de palmes tressées. Tizón leur expliquait tout en montrant – « Ici se trouvent les bureaux », « Là, ce sont des dépôts pour le caoutchouc », « C’est dans cette maison que vous serez logés » – mais Roger l’entendait à peine. Il observait les groupes d’indigènes à moitié ou totalement nus qui jetaient sur eux un coup d’œil indifférent ou évitaient de les regarder : hommes, femmes et enfants malingres, certains le visage et le torse peints, aux jambes aussi maigres que des roseaux, à la peau pâle, jaunâtre, et, parfois, avec des incisions et des pendentifs aux lèvres et aux oreilles qui lui rappelèrent les indigènes africains. Mais ici il n’y avait pas de Noirs. Les rares mulâtres et café au lait qu’il aperçut portaient des pantalons et de courtes bottes, et faisaient sans doute partie du contingent de la Barbade. Il en compta quatre. Les muchachos ou racionales, il les reconnut tout de suite car, bien qu’Indiens et nu-pieds, ils s’étaient coupé les cheveux, se coiffaient comme les « chrétiens », portaient pantalons et casaques, et avaient bâtons et fouets accrochés à la ceinture.
Tandis que les membres de la Commission durent loger à deux dans les chambres, Roger Casement eut le privilège d’en avoir une pour lui seul. C’était une pièce étroite, avec un hamac en guise de lit, et un meuble pouvant servir à la fois de malle et de bureau. Sur une petite table se trouvaient une cuvette, un broc d’eau et une glace. On lui expliqua qu’au rez-de-chaussée, à côté de l’entrée, il y avait une fosse septique et des douches. À peine installé et ses affaires déposées, avant de s’asseoir pour le repas, Roger déclara à Juan Tizón qu’il voulait commencer dès l’après-midi à interroger tous les Barbadiens présents à La Chorrera.
Les quatre qui acceptèrent de témoigner se trouvaient au Putumayo depuis près de sept ans et avaient servi la Peruvian Amazon Company dans divers comptoirs comme contremaîtres, un poste intermédiaire entre les chefs et les muchachos ou racionales. Le premier avec lequel il s’entretint, Donal Francis, un grand Noir râblé qui boitait et avait une taie à un œil, était si nerveux et si méfiant que Roger supposa tout de suite qu’il n’en tirerait pas grand-chose. Il répondait par monosyllabes et nia toutes les accusations. Selon lui, à La Chorrera chefs, employés et « même sauvages » s’entendaient parfaitement. Il n’y avait jamais eu de problèmes, et de violences encore moins. On l’avait bien endoctriné sur ce qu’il convenait de dire et de faire devant la Commission.
Roger transpirait copieusement. Il buvait de l’eau à petites gorgées. Seraient-ils aussi inutiles que celui-ci, les autres entretiens avec les Barbadiens du Putumayo ? Ils ne le furent pas. Philip Bertie Lawrence, Seaford Greenwich et Stanley Sealy, surtout ce dernier, après avoir surmonté une prévention initiale et reçu la promesse de Roger, au nom du gouvernement britannique, qu’ils seraient rapatriés à la Barbade, se mirent à parler, à tout raconter et à s’accuser eux-mêmes avec une véhémence parfois frénétique, comme impatients de décharger leur conscience. Stanley Sealy illustra son témoignage de tels exemples, de telles précisions que, malgré sa longue expérience des atrocités humaines, Casement en eut à certains moments le cœur retourné et une angoisse qui lui permettait à peine de respirer. Lorsque le Barbadien cessa de parler, il faisait déjà nuit. Le bourdonnement des insectes nocturnes était assourdissant, comme s’ils étaient des milliers à voltiger alentour. Ils étaient assis sur un banc de bois, sur la terrasse à côté de la chambre de Roger. Ils avaient fumé à eux deux un paquet de cigarettes. Dans l’obscurité croissante, Roger ne pouvait plus voir les traits de ce mulâtre de petite taille qu’était Stanley Sealy, seulement le contour de sa tête et ses bras musclés. Il était à La Chorrera depuis peu de temps, après avoir travaillé deux ans au comptoir d’Abisinia, comme bras droit des chefs Abelardo Agüero et Augusto Jiménez, et, avant, à Matanzas, avec Armando Normand. Ils restaient silencieux. Roger sentait les piqûres des moustiques sur son visage, son cou et ses bras, mais il n’avait pas le courage de les chasser.
— Crois-tu en Dieu ? lui demanda-t-il. Es-tu quelqu’un de religieux ?
Roger entra dans sa chambre, alluma les lampes à huile, ôta sa chemise et se lava le torse, les aisselles et le visage avec l’eau de la cuvette. Il aurait aimé prendre une douche, mais il lui aurait fallu descendre et le faire au grand air, et il savait que son corps serait dévoré par les moustiques qui, le soir, se multipliaient en nombre et en férocité.
Juan Tizón leur offrit du vin mais, comme il les avait prévenus que, du fait du transport et du climat, le vin français avait tendance à se troubler et parfois à s’aigrir, ils préférèrent tous continuer au whisky.
Au milieu du repas, Roger commenta, en regardant les Indiens qui faisaient le service :
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répliqua Tizón, posant sa fourchette.
— Les Barbadiens m’ont expliqué que de nombreux indigènes sont marqués aux initiales de la Compagnie : CA, c’est-à-dire Casa Arana. Comme les vaches, les chevaux et les porcs. Pour éviter qu’ils ne s’enfuient ou soient volés par les caoutchoutiers colombiens. Eux-mêmes en ont marqué beaucoup. Parfois au feu et parfois au couteau. Mais je n’en ai encore vu aucun avec cette marque. Où sont-ils passés, monsieur ?
Roger Casement acquiesça, sans se troubler.
Roger pensa que Juan Tizón croyait probablement ce qu’il disait. Un brave homme qui, à Iquitos, Manaus, Lima ou Londres se lavait les mains de ce qui se passait ici. Il devait maudire l’heure où il avait pris la fantaisie à Julio C. Arana de l’envoyer dans ce trou perdu s’acquitter de cette tâche ingrate et endurer mille inconforts et mauvais moments.
Seuls les membres de la Commission restèrent autour de la table.
Ils poursuivirent leur conversation, sans plus toucher à la nourriture, jusqu’à la dernière goutte des deux bouteilles de whisky qu’il y avait sur la table. Les commissionnaires étaient impressionnés par les cicatrices sur le dos des indigènes et par le cep ou chevalet de torture qu’ils avaient découvert dans un des dépôts de La Chorrera où l’on stockait le caoutchouc. En présence de M. Tizón, qui avait passé un mauvais quart d’heure, Bishop leur avait expliqué comment fonctionnait cette armature de bois et de cordes où l’indigène était introduit et comprimé, à croupetons. Il ne pouvait bouger ni bras ni jambes. On le torturait en resserrant les barres de bois ou en le suspendant en l’air. Bishop avait précisé que le cep se trouvait toujours au centre du terre-plein dans tous les comptoirs. Ils avaient demandé à l’un des racionales du dépôt à quel moment on avait amené là cet appareil. Le muchacho leur avait expliqué que c’était seulement la veille de leur arrivée.
Et la Peruvian Amazon Company était une compagnie britannique ! Parmi les membres de son conseil d’administration figuraient des personnalités aussi respectées du monde des affaires et de la City que sir John Lister-Kaye, le baron de Souza-Deiro, John Russell Gubbins et Henry M. Read. Que diraient ces associés de Julio C. Arana quand ils liraient, dans le rapport qu’il présenterait au gouvernement, que l’entreprise qu’ils avaient cautionnée de leur nom et soutenue par leur argent pratiquait l’esclavage, se procurait des collecteurs de caoutchouc et des serviteurs au moyen de « raids » exécutés par des brutes armées qui capturaient hommes, femmes et enfants indigènes et les traînaient aux caoutchouteries où on les exploitait de façon inique, les suspendant au cep, les marquant au feu et au couteau et les fouettant jusqu’au sang s’ils n’apportaient pas le quota minimum de trente kilos de caoutchouc tous les trois mois. Roger s’était trouvé dans les bureaux de la Peruvian Amazon Company à Salisbury House, E.C., au cœur financier de Londres. Des locaux spectaculaires, avec un paysage de Gainsborough au mur, des secrétaires en uniforme, des bureaux couverts de tapis, des canapés en cuir pour les visiteurs et un essaim de clerks, en pantalons à rayures, redingotes noires et chemises à col dur d’un blanc immaculé assorties de petites cravates bouffantes, qui tenaient des comptes, envoyaient et recevaient des télégrammes, vendaient et encaissaient les livraisons de caoutchouc talqué et odorant dans toutes les villes industrielles d’Europe. Et, à l’autre bout du monde, au Putumayo, des Huitotos, Ocaimas, Muinanes, Nonuyas, Andoques, Rezígaros et Boras qui se trouvaient en voie d’extinction sans que personne ne bouge le petit doigt pour remédier à cet état de choses.
« Pourquoi ces indigènes n’ont-ils pas tenté de se révolter ? » avait demandé, au cours du dîner, le botaniste Walter Folk. Qui avait ajouté : « C’est vrai qu’ils n’ont pas d’armes à feu. Mais nombreux comme ils sont, ils pourraient se rebeller et, fût-ce au prix de quelques morts, submerger leurs tortionnaires sous la masse. » Roger lui répondit que ce n’était pas aussi simple. Ils ne se révoltaient pas plus que les Congolais en Afrique, et pour les mêmes raisons. Ou alors, exceptionnellement, de façon très localisée et sporadique, par des actes de suicide d’un individu ou d’un petit groupe. En effet, quand le système d’exploitation était à ce point extrême, il détruisait les esprits encore plus que les corps. La violence dont ils étaient victimes abolissait la volonté de résistance, l’instinct de survie, et transformait les indigènes en automates paralysés par la confusion et la terreur. Beaucoup, au lieu de voir que ce qui leur arrivait provenait, concrètement et spécifiquement, de la méchanceté des hommes, l’interprétaient comme un cataclysme mythique, une malédiction des dieux, un châtiment divin auquel ils ne pouvaient échapper.
Cependant, ici au Putumayo, Roger avait découvert dans les documents sur l’Amazonie qu’il consultait, que, quelques années plus tôt, une tentative de soulèvement avait éclaté, au comptoir d’Abisinia, où se trouvaient les Boras. C’était un sujet que personne ne voulait aborder. Tous les Barbadiens l’avaient évité. Le jeune cacique bora de l’endroit, appelé Katenere, avait une nuit, appuyé par un petit groupe de sa tribu, volé les carabines des chefs et des racionales, et assassiné Bartolomé Zumaeta (parent de Pablo Zumaeta) qui, au cours d’une beuverie, avait violé sa femme, le cacique se perdant ensuite dans la forêt. La Compagnie avait mis sa tête à prix. Plusieurs expéditions étaient parties à sa recherche. Pendant près de deux ans, elles n’avaient pu lui mettre la main dessus. Finalement, une battue de chasseurs, guidée par un indicateur indien, cerna la cabane où Katenere était caché avec sa femme. Le cacique avait réussi à échapper, mais sa femme fut capturée. Le chef Vásquez lui-même l’avait violée, en public, et l’avait enserrée au cep sans rien lui donner à boire ni à manger. Ainsi plusieurs jours durant. De temps en temps, il la faisait fouetter. Finalement, le cacique réapparut un soir. Sans doute avait-il épié, depuis les fourrés, les tortures de sa femme. Il avait traversé le terre-plein, jeté sa carabine à terre et s’était agenouillé en geste de soumission près du cep où son épouse agonisait ou était déjà morte. Vásquez cria aux racionales de ne pas tirer. Et lui-même arracha les yeux de Katenere avec un fil de fer. Puis le fit brûler vif, en même temps que sa femme, devant les indigènes des environs disposés en cercle. Les choses s’étaient-elles passées ainsi ? Roger pensait que cette fin d’un romantisme terrifiant avait été machinée pour satisfaire l’appétit d’horreur si courant dans ces terres chaudes. Mais au moins, il restait ce symbole et cet exemple : un indigène s’était révolté, avait fait payer son tortionnaire et était mort en héros.
— Vous ne lui devez rien, dit Bishop. L’argent n’a pas cours ici. De plus, c’est une des femmes du chef de La Chorrera, Víctor Macedo.
Il rit et fit une plaisanterie que Roger Casement n’apprécia guère :
— Sous ce climat, les femmes sont vite usées. Il faut en changer tout le temps, comme de chemise.
Juan Tizón demeurait muet, assis derrière eux, sans ouvrir la bouche. Il prenait des notes sur de petits carnets. Les premiers jours, après les interrogatoires, il essaya d’atténuer et de contester les témoignages sur les tortures, les assassinats et les mutilations. Mais, à partir du troisième ou quatrième jour, son attitude se modifia. Il demeurait silencieux à l’heure des repas, touchait à peine à la nourriture et répondait par monosyllabes ou grognements quand on lui adressait la parole. Le cinquième jour, alors qu’ils prenaient un verre avant de dîner, il explosa. Les yeux injectés de sang, il s’adressa à tous ceux qui étaient là :
Sa voix s’étrangla et il chercha une chaise pour s’asseoir. Il resta longtemps la tête basse, son verre à la main. Il balbutia que Julio C. Arana ne pouvait se douter de ce qui se passait ici, pas plus que ses principaux collaborateurs à Iquitos, Manaus ou Londres. Il serait, sinon, le premier à exiger qu’on porte remède à tout cela. Roger, impressionné par la première partie de ce qu’il leur avait dit, pensa que Tizón était maintenant moins spontané. Et que, comme c’était humain, il pensait à sa situation, à sa famille et à son avenir. En tout cas, à partir de ce jour, Juan Tizón sembla cesser d’être un haut fonctionnaire de la Peruvian Amazon Company pour devenir un membre de la Commission. Il collaborait avec eux avec zèle et diligence, leur apportant souvent de nouvelles informations. Et il leur demandait tout le temps de prendre des précautions. Il était devenu timoré et épiait, soupçonneux, son entourage. Sachant ce qui se passait ici, il pensait que la vie de chacun était en danger, surtout celle du consul général. Il était toujours sur ses gardes. Il craignait que les Barbadiens n’aillent révéler à Víctor Macedo ce qu’ils avaient avoué. S’ils le faisaient, on ne pouvait écarter que cet individu, avant d’être traîné devant les tribunaux ou livré à la police, leur tende un traquenard pour dire ensuite qu’ils avaient péri aux mains des sauvages.
Il s’exprima donc ce même jour, dans la salle à manger, où se tenaient les séances de travail. Il montrait beaucoup de peur. Ses yeux tournaient dans leur orbite, il mordait ses grosses lèvres et, parfois, ne trouvait plus ses mots. Il parla près de trois heures. Le moment le plus dramatique de ses aveux intervint quand il évoqua l’histoire de deux Huitotos qui, deux mois plus tôt, s’étaient plaints d’être malades pour justifier la quantité ridicule de caoutchouc qu’ils avaient collectée, et alors là Víctor Macedo lui avait ordonné, ainsi qu’à un muchacho appelé Joaquín Piedra, de les plonger, pieds et mains liés, dans le fleuve et de les maintenir sous l’eau jusqu’à les noyer. Il avait remis ensuite les corps aux racionales qui les avaient traînés dans la forêt pour y être dévorés par les bêtes. Donal proposa de les mener jusqu’à l’endroit où l’on pouvait trouver encore les ossements et les restes de ces deux Huitotos.
Le 28 septembre, Casement et les membres de la Commission quittèrent La Chorrera sur le canot Veloz de la Peruvian Amazon Company, en direction d’Occidente. Ils remontèrent le fleuve Igaraparaná plusieurs heures durant, en faisant escale, pour manger quelque chose, aux comptoirs de Victoria et de Naimenes où était stocké le caoutchouc, dormirent à même le sol de l’embarcation et le lendemain, après trois autres heures de navigation, relâchèrent à l’embarcadère d’Occidente. Ils furent reçus par le chef du comptoir, Fidel Velarde, et ses adjoints, Manuel Torrico, Rodríguez et Acosta. « Ils ont tous le visage et l’allure de tueurs et de hors-la-loi », pensa Roger Casement. Ils étaient armés de pistolets et de carabines Winchester. En suivant sûrement des instructions, ils se montrèrent obséquieux envers les nouveaux venus. Juan Tizón, une fois de plus, leur recommanda la prudence. Ils ne devaient en aucun cas révéler à Velarde et à ses muchachos les choses qu’ils venaient d’apprendre.
La fête eut lieu en début de soirée, dans une clairière proche du hameau huitoto. Un essaim d’indigènes avaient amené là tables, chaises, marmites avec nourriture et boissons pour les étrangers. Ils les attendaient, disposés en cercle, très sérieux. Le ciel était dégagé et l’on ne percevait pas la moindre menace de pluie. Mais ni le beau temps ni le spectacle de l’Igaraparaná fendant la plaine avec son épaisse forêt et zigzaguant autour d’eux ne réussirent à réjouir Roger Casement. Il savait qu’ils allaient assister à un spectacle triste et déprimant. Trois ou quatre dizaines d’Indiens – des très vieux ou des enfants – et d’Indiennes – généralement assez jeunes –, nus pour certains ou alors revêtus de la cushma ou tunique que portaient beaucoup de natifs que Roger avait vus à Iquitos, dansèrent en formant une ronde, au rythme du manguaré, ce tambour fait d’un tronc d’arbre évidé, que les Huitotos cognent avec des maillets à pointe de caoutchouc en produisant des sons rauques et prolongés qui, disait-on, portaient des messages et leur permettaient de communiquer à grande distance. Les rangées de danseurs avaient des sonnailles de graines aux chevilles et aux bras, qui cliquetaient sous leurs petits sauts arythmiques. Ils chantonnaient en même temps des mélodies monotones, avec un accent d’amertume qui s’accordait à leurs visages sérieux, renfrognés, craintifs ou indifférents.
Plus tard, Casement demanda à ses camarades s’ils avaient remarqué le grand nombre d’Indiens qui portaient des cicatrices au dos, aux fesses et aux jambes. Il y eut un semblant de discussion entre eux sur le pourcentage de danseurs huitotos portant des marques de fouet. Roger l’estimait à quatre-vingts pour cent, Fielgald et Folk à pas plus de soixante. Mais tous avaient été impressionnés par un enfant qui n’avait que la peau et les os, et portait des brûlures sur tout le corps et une partie du visage. Ils demandèrent à Frederick Bishop de se renseigner pour savoir si ces marques étaient dues à un accident ou à des punitions et des tortures.
— Je ne le sais pas, messieurs. Tout ce que je sais c’est qu’ici tout est possible.
Contrairement à La Chorrera, où on l’avait caché dans un magasin, à Occidente le cep était au centre même du terre-plein autour duquel se trouvaient les habitations et les dépôts. Roger demanda aux adjoints de Fidel Velarde de le mettre dans cet appareil de torture. Il voulait savoir ce que l’on ressentait dans cette cage étroite. Rodríguez et Acosta hésitèrent, mais comme Juan Tizón l’autorisait, ils demandèrent à Casement de se ramasser sur lui-même et, le poussant de leurs mains, ils l’enserrèrent dans le cep. Il fut impossible de verrouiller les planches qui serraient les jambes et les bras, parce qu’il avait les extrémités trop grosses, de sorte qu’ils se bornèrent à les joindre. En revanche, ils purent fermer les crochets enserrant le cou, et qui, sans l’étouffer tout à fait, l’empêchaient presque de respirer. Il ressentait une douleur très vive dans le corps et il lui sembla impossible pour un être humain de résister des heures dans cette position et avec cette pression sur le dos, l’estomac, la poitrine, les jambes, le cou et les bras. Quand il se retrouva dehors, avant de recouvrer l’aisance de ses mouvements, il dut s’appuyer un bon moment sur l’épaule de Louis Barnes.
— Pour quelle sorte de fautes met-on les Indiens au cep ? demanda-t-il le soir au chef d’Occidente.
Il le disait sur un ton mi-badin mi-moqueur, en fixant un par un les commissionnaires d’un regard soutenu et méprisant, qui semblait leur dire : « Je me vois contraint de dire ces choses-là mais, je vous en prie, ne me croyez pas. » Son attitude révélait une telle suffisance, un tel mépris pour le reste des êtres humains que Roger Casement essayait d’imaginer la peur paralysante que devait inspirer aux indigènes cet impitoyable personnage, avec son pistolet à la ceinture, sa carabine à l’épaule et son ceinturon plein de balles. Peu après, un des cinq Barbadiens d’Occidente avoua devant la Commission avoir vu, une nuit de beuverie, Fidel Velarde et Alfredo Montt, alors chef du comptoir Último Retiro, parier à qui couperait le plus vite et le plus proprement l’oreille d’un Huitoto mis au cep. Velarde avait réussi à trancher une oreille d’un seul coup de sa machette, mais Montt, qui était complètement ivre et dont les mains tremblaient, au lieu de lui couper l’autre oreille lui asséna son coup de machette en plein crâne. À la fin de cette séance, Seymour Bell eut une crise. Il avoua à ses compagnons qu’il n’en pouvait plus. Sa voix se brisait, ses yeux étaient rouges et pleins de larmes. Ils en avaient vu et entendu assez pour savoir qu’il régnait ici la barbarie la plus atroce. Cela n’avait pas de sens de continuer à enquêter dans ce monde d’inhumanité et de cruauté psychopathe. Il proposa de mettre fin au voyage et de retourner aussitôt en Angleterre.
Pour soulager le malaise provoqué chez tous par ce pari de Fidel Velarde et Alfredo Montt, ils décidèrent de prendre un jour de repos. Le lendemain matin, au lieu de poursuivre leurs enquêtes et interrogatoires, ils allèrent se baigner dans le fleuve. Ils passèrent des heures à chasser des papillons au filet tandis que le botaniste Walter Folk explorait les bois en quête d’orchidées. Papillons et orchidées abondaient dans cette zone autant que moustiques et chauves-souris qui venaient la nuit, dans leur vol silencieux, mordre chiens, poules et chevaux du comptoir, leur inoculant parfois la rage, ce qui obligeait à tuer les bêtes et à les brûler pour éviter une épidémie.
À Occidente Roger Casement put se faire une idée assez complète du système de fonctionnement de la Peruvian Amazon Company. Il y avait peut-être eu à ses débuts quelque accord entre les caoutchoutiers et les tribus. Mais c’était de l’histoire ancienne car, maintenant, les indigènes ne voulaient plus aller dans la forêt recueillir le caoutchouc. De là, les « raids » perpétrés par les chefs et leurs muchachos. On ne payait pas de salaire et les indigènes ne recevaient pas un centime. Le magasin les fournissait en instruments de collecte – couteaux pour inciser les arbres, boîtes pour recueillir le latex, paniers pour entasser les boules de caoutchouc –, et en objets domestiques, graines, linge, lampes et quelques aliments. Les prix étaient fixés par la Compagnie, de sorte que l’indigène soit toujours en dette et travaille le restant de ses jours afin d’amortir celle-ci. Comme les chefs n’avaient pas de solde mais des commissions sur le caoutchouc recueilli dans chaque comptoir, leurs exigences pour obtenir le maximum de latex étaient implacables. Chaque collecteur restait quinze jours dans la forêt, laissant sa femme et ses enfants en qualité d’otages. Les chefs et les racionales disposaient d’eux à discrétion, pour le service domestique ou leurs appétits sexuels. Ils avaient tous de véritables sérails – beaucoup de fillettes qui n’avaient pas atteint la puberté – qu’ils échangeaient à leur guise, ce qui n’empêchait pas, par jalousie, certains règlements de comptes au pistolet ou au couteau. Tous les quinze jours les collecteurs revenaient au comptoir avec leur caoutchouc. Celui-ci était pesé sur les balances truquées. Si au bout de trois mois ils ne complétaient pas les trente kilos, ils recevaient des punitions qui allaient du fouet au cep, aux oreilles et nez tranchés, ou, dans les cas extrêmes, à la torture et à l’assassinat de la femme et des enfants, et du collecteur lui-même. Les cadavres n’étaient pas enterrés mais livrés aux bêtes de la forêt. Tous les trois mois les canots et les vapeurs de la Compagnie venaient chercher le caoutchouc qui, entretemps, avait été fumé, lavé et talqué. Les bateaux transportaient tantôt leur chargement du Putumayo à Iquitos et tantôt directement à Manaus pour y être exporté vers l’Europe et les États-Unis.
Il avait entendu à Iquitos des anecdotes, des commentaires et des allusions à ce nom toujours associé à de telles méchancetés et ignominies qu’il en était obsédé, au point d’avoir des cauchemars dont il se réveillait en sueur et le cœur battant. Il était sûr que bien des choses qu’il avait entendues de la bouche des Barbadiens sur Normand étaient des exagérations attisées par l’imagination enflammée si fréquente chez les gens de ces terres. Mais, même ainsi, que cet individu ait pu susciter pareille mythologie montrait bien qu’il s’agissait d’un être qui, pour impossible que cela semble, dépassait encore en sauvagerie des scélérats tels qu’Abelardo Agüero, Alfredo Montt, Fidel Velarde, Elías Martinengui et d’autres de cet acabit.
Apparemment il était petit, mince et très laid. Selon le Barbadien Joshua Dyall, il émanait de sa petite personne insignifiante une « force maligne » qui faisait trembler celui qui s’approchait de lui et son regard, pénétrant et glacial, ressemblait à celui d’une vipère. Dyall assurait que non seulement les Indiens, mais aussi les muchachos et même les contremaîtres ne se sentaient pas en sécurité à côté de lui. Car à tout moment Armando Normand pouvait ordonner ou exécuter lui-même quelque férocité à faire se dresser les cheveux sur la tête sans se départir de son indifférence dédaigneuse envers tout ce qui l’entourait. Dyall avoua à Roger et à la Commission qu’au comptoir de Matanzas, Normand lui avait un jour ordonné d’assassiner cinq Andoques, punis pour n’avoir pas respecté les quotas de caoutchouc. Dyall avait tué les deux premiers au revolver, mais le chef avait ordonné que, les deux suivants, il fallait d’abord leur écraser les testicules avec une pierre meulière et les achever à coups de bâton. Quant au dernier, il le lui avait fait étrangler de ses mains. Pendant toute l’opération il était resté assis sur un tronc d’arbre, à fumer et observer, sans que son visage rougeaud perde un seul instant son expression indolente.
D’Occidente, Roger Casement et ses amis se transportèrent, toujours dans le canot Veloz, au comptoir Último Retiro. Il était plus petit que les précédents et avait lui aussi l’aspect d’une forteresse, avec sa palissade et ses gardes armés autour de la modeste poignée de bâtiments. Les Indiens lui semblèrent plus primitifs et sauvages que les Huitotos. Ils allaient à moitié nus, avec des pagnes qui leur couvraient à peine le sexe. C’est là que Roger remarqua pour la première fois deux indigènes portant sur les fesses la marque de la compagnie : CA. Ils semblaient plus vieux que la plupart des autres. Il essaya de parler avec eux, mais ils ne comprenaient ni l’espagnol, ni le portugais, ni le huitoto de Frederick Bishop. Parcourant plus tard Último Retiro, ils découvrirent d’autres Indiens marqués. Un employé du comptoir leur apprit qu’au moins un tiers des indigènes du coin portaient la marque CA sur le corps. La pratique avait été suspendue depuis quelques semaines, quand la Peruvian Amazon Company avait accepté la venue de la Commission au Putumayo.
Pour arriver du fleuve à Último Retiro il fallait grimper une côte trempée de boue par les pluies, où les jambes s’enfonçaient jusqu’aux genoux. Quand Roger put retirer ses chaussures et s’étendre sur son grabat tous ses os lui faisaient mal. Sa conjonctivite était revenue. Avec un œil qui lui piquait et pleurait tellement qu’après y avoir mis le collyre il l’avait bandé. Ainsi resta-t-il plusieurs jours, tel un pirate, un bandeau sur l’œil protégé par une compresse humide. Comme ces précautions ne suffisaient pas à le guérir de l’inflammation et du larmoiement, dès lors et jusqu’à la fin de son voyage, aussitôt qu’il cessait de travailler – c’était rare –, il courait s’étendre sur son hamac ou son grabat et restait les deux yeux bandés avec des compresses d’eau tiède. Les douleurs s’atténuaient de la sorte. Pendant ces temps de repos et la nuit – il dormait à peine quatre ou cinq heures –, il essayait d’organiser mentalement le rapport qu’il allait rédiger pour le Foreign Office. Les lignes générales en étaient claires. D’abord, un tableau des conditions du Putumayo quand les pionniers étaient venus s’y installer, vingt ans plus tôt, envahissant les terres des tribus. Et comment, désespérant de trouver des bras, ils avaient entrepris leurs « raids », sans crainte d’être sanctionnés parce qu’il n’y avait dans ces endroits ni police ni justice. Ils étaient, eux, la seule autorité, forte de leurs armes à feu, contre qui les frondes, les lances et les sarbacanes avaient peu d’effet.
Son rapport serait-il de quelque utilité ? Oui sans doute, du moins pour que la Peruvian Amazon Company soit sanctionnée. Le gouvernement britannique demanderait aux autorités péruviennes de traduire devant les tribunaux les responsables de ces crimes. Le président Augusto B. Leguía aurait-il le courage de le faire ? Juan Tizón disait que oui et que le scandale éclaterait à Lima tout autant qu’à Londres dès qu’on saurait ce qui se passait là. L’opinion publique exigerait qu’on punisse les coupables. Mais Roger se posait des questions. Que pouvait faire le gouvernement péruvien au Putumayo, où il n’avait pas un seul représentant et où la Compagnie de Julio C. Arana se flattait, à juste titre, d’être, avec ses bandes d’assassins, ce qui préservait la souveraineté du Pérou sur ces terres ? On n’en resterait donc qu’au stade de la gesticulation rhétorique. Le martyre des communautés indigènes d’Amazonie se poursuivrait, jusqu’à l’extinction de celles-ci. Cette perspective le déprimait. Mais, au lieu de le paralyser, cela l’incitait à faire encore plus d’efforts, à enquêter, à rencontrer des témoins et à écrire. Il avait déjà un tas de fiches et de cahiers rédigés de son écriture claire et directe.
Ils virent, chemin faisant, des bandes de perroquets, de ces singes joueurs aux yeux si vifs appelés capucins, toutes sortes d’oiseaux, et des iguanes aux yeux chassieux dont la peau rugueuse se confondait avec les branches et les troncs où ils s’aplatissaient. Et aussi, une reine-victoria, ces immenses feuilles circulaires qui flottaient sur les lagunes comme des radeaux.
Malgré les exigences de sa mission officielle de n’interroger que les citoyens britanniques travaillant pour le compte de la Compagnie d’Arana, c’est-à-dire les Barbadiens, à partir d’Occidente Roger se mit à interroger aussi les racionales disposés à répondre à ses questions. Cette pratique, à Entre Ríos, s’étendit à toute la Commission. Pendant leur séjour là, outre les trois Barbadiens au service d’Andrés O’Donnell comme contremaîtres, le chef lui-même et bon nombre de ses muchachos acceptèrent de porter témoignage.
Le 16 octobre 1910, tandis que ses compagnons de la Commission et lui – accompagnés de Juan Tizón, de trois Barbadiens et d’une vingtaine d’Indiens muinanes, menés par leur curaca, le chef de la communauté, qui portaient le chargement – se dirigeaient à travers la forêt, sur un étroit sentier, du comptoir d’Entre Ríos à celui de Matanzas, Roger Casement nota dans son journal une idée qui avait trotté dans sa tête depuis qu’il avait débarqué à Iquitos : « Je suis parvenu à la conviction absolue que la seule façon pour les indigènes du Putumayo de sortir de la condition misérable à laquelle ils ont été réduits, c’est de se dresser en armes contre leurs maîtres. C’est une illusion dépourvue de toute réalité de croire, comme Juan Tizón, que cette situation changera lorsque l’État péruvien s’imposera ici et qu’il y aura des autorités, des juges et des policiers pour faire respecter les lois qui interdisent la servitude et l’esclavage au Pérou depuis 1854. Les feront-ils respecter comme à Iquitos, où les familles achètent pour vingt ou trente soles les filles et les garçons volés par les trafiquants ? Feront-ils respecter les lois, ces juges, ces policiers, ces autorités qui reçoivent leurs salaires de la Casa Arana parce que l’État n’a pas de quoi les payer ou parce que les bandits et les bureaucrates extorquent l’argent en chemin ? Dans cette société l’État est un rouage inséparable de la machine d’exploitation et d’extermination. Les indigènes ne doivent rien attendre de semblables institutions. S’ils veulent être libres ils doivent conquérir leur liberté avec leurs bras et leur courage. Comme le cacique bora Katenere. Mais sans se sacrifier pour des raisons sentimentales, comme lui. En luttant jusqu’au bout. » Tandis qu’absorbé par ces phrases qu’il avait couchées sur son journal, il marchait à grands pas, en s’ouvrant un passage avec sa machette entre les lianes, les fourrés, les troncs et les branches obstruant le chemin, il en vint à penser le soir : « Nous, les Irlandais, sommes comme les Huitotos, les Boras, les Andoques et les Muinanes du Putumayo. Colonisés, exploités et condamnés à l’être toujours si nous continuons à faire confiance aux lois, aux institutions et aux gouvernements de l’Angleterre pour atteindre à la liberté. On ne nous la donnera jamais. Pourquoi le ferait-il, cet Empire qui nous colonise, s’il ne sent pas une pression irrésistible qui l’oblige à le faire ? Cette pression ne peut venir que des armes. » Cette idée que, les jours, les semaines, les mois et les années à venir, il allait polir et renforcer, et selon laquelle l’Irlande, comme les Indiens du Putumayo, si elle voulait être libre devrait se battre pour y parvenir, l’absorba de telle sorte pendant les huit heures du trajet, qu’il oublia même de penser que dans très peu de temps il allait connaître en personne le chef de Matanzas : Armando Normand.
Il y avait à Matanzas des Boras, des Andoques et des Muinanes, mais pas de Huitotos. Presque tous les indigènes portaient des cicatrices de fouet et au moins une douzaine d’entre eux la marque de la Casa Arana sur les fesses. Le cep se trouvait au centre du terre-plein, sous cet arbre, boursouflé de furoncles et de plantes parasites, appelé lupuna, vénéré et redouté par toutes les tribus de la région.
Pendant la nuit Roger se réveilla plusieurs fois, dans l’angoisse et la pensée de l’Irlande. Il éprouvait la nostalgie de son pays. Il y avait vécu si peu et, pourtant, il se sentait de plus en plus solidaire de son destin et de ses souffrances. Depuis qu’il avait pu voir de près le calvaire d’autres peuples colonisés, plus que jamais la situation de l’Irlande lui faisait mal. Il était pressé d’en finir avec ce travail, d’achever son rapport sur le Putumayo, de le remettre au Foreign Office et de rentrer en Irlande travailler, maintenant sans aucune distraction, avec ces compatriotes idéalistes et voués à la cause de leur émancipation. Il récupérerait le temps perdu, se plongerait dans l’Eire, étudierait, agirait, écrirait et par tous les moyens à sa portée tâcherait de convaincre les Irlandais que, s’ils voulaient la liberté, il leur faudrait la conquérir avec détermination et sacrifice.
— J’ai vécu vingt ans en Afrique, et je ne suis pas devenu un monstre, dit Casement. Alors que c’est ce que vous êtes devenu, monsieur Normand. Nous avons entendu parler de vous tout au long du voyage. Les horreurs qu’on raconte sur votre compte au Putumayo dépassent l’entendement. Le saviez-vous ?
Il était fatigué et en avait assez. Ayant déjà connu cela au Congo, il se mit à redouter que la succession affolante de crimes, de violences et d’horreurs de toute sorte qu’il découvrait chaque jour n’affecte son équilibre mental. La santé de son esprit pourrait-elle résister à tout cet effroi quotidien ? La pensée que peu de gens en Angleterre croiraient que les « Blancs » et les « métis » du Putumayo pouvaient en arriver à cette sauvagerie extrême le démoralisait. Il serait une fois de plus accusé d’exagération et de préjugé, et de grossir les exactions pour donner un aspect plus dramatique à son rapport. Ce n’est pas seulement le traitement inique contre les indigènes qui le tenait dans cet état. Mais de savoir qu’après avoir vu, entendu et été témoin de ce qui se passait ici, il n’aurait plus jamais la vision optimiste de la vie qu’il connaissait dans sa jeunesse.
Quand il apprit qu’une expédition de porteurs allait partir de Matanzas pour apporter le caoutchouc recueilli ces trois derniers mois au comptoir d’Entre Ríos et de là à Puerto Peruano pour être embarqué vers l’étranger, il annonça à ses compagnons qu’il l’accompagnerait. La Commission pouvait rester là afin d’achever l’inspection et les entretiens. Ses amis étaient aussi épuisés et déprimés que lui. Ils lui racontèrent que l’attitude insolente d’Armando Normand avait changé d’un coup quand ils lui avaient fait savoir que « monsieur le consul » avait reçu mission de venir enquêter sur les atrocités du Putumayo de sir Edward Grey lui-même, chancelier de l’Empire britannique, et que les assassins et tortionnaires, en tant qu’employés d’une compagnie anglaise, pouvaient être traduits devant les tribunaux d’Angleterre. Surtout s’ils avaient la nationalité anglaise ou prétendaient l’acquérir, comme ce pouvait être son cas. Ou bien être remis aux mains des gouvernements péruvien ou colombien pour être jugés sur place. Après avoir entendu cela, Normand avait adopté une attitude soumise et servile envers la Commission. Il niait ses crimes et leur avait assuré qu’à partir de maintenant, les erreurs du passé ne seraient plus commises : les indigènes seraient bien nourris, soignés en cas de maladie, rémunérés pour leur travail et traités comme des êtres humains. Il avait fait coller une affiche au centre du terre-plein proclamant ces intentions. C’était ridicule car les indigènes, tous analphabètes, ne pouvaient la lire, pas plus que la plupart des racionales. C’était au seul usage des commissionnaires.
Negretti eut l’air totalement déconcerté. Au bout d’un moment, il marmonna :
— Avez-vous quelque autorité dans la Compagnie ?
L’homme, décontenancé, finit par s’éloigner. Et Casement ne le vit jamais fouetter les porteurs, seulement crier après eux pour qu’ils se dépêchent ou les accabler d’injures et d’insultes quand ils laissaient tomber les « boudins » de caoutchouc qu’ils portaient sur l’épaule et la tête parce que leurs forces faiblissaient ou qu’ils trébuchaient.
— Ils n’aiment pas ce que nous mangeons, nous les chrétiens. Ils ont leur propre bouffe.
Mais ils n’en avaient aucune, parce qu’on ne pouvait taxer de nourriture les petites poignées de farine de manioc qu’ils portaient parfois à leur bouche, ou les tiges de plantes et les feuilles qu’ils roulaient soigneusement avant de les avaler. Ce qui paraissait incompréhensible à Roger, c’était comment des gosses de dix ou douze ans pouvaient porter pendant des heures et des heures ces « boudins » qui ne pesaient – il les avait soulevés – jamais moins de vingt kilos, et parfois trente, ou davantage encore. Le premier jour de marche un adolescent bora s’écroula soudain, écrasé par sa charge. Il se plaignait faiblement quand Roger essaya de le ranimer en lui faisant boire une petite boîte de soupe. Les yeux du gosse montraient une peur animale. Deux ou trois fois il tenta de se lever, sans y parvenir. Bishop lui expliqua :
À Entre Ríos, dès qu’il se fut baigné et reposé un peu, Roger s’empressa de noter sur ses cahiers les péripéties et réflexions du voyage. Une idée le hantait, une idée qui, les jours, les semaines et les mois suivants, reviendrait comme une obsession et lui dicterait peu à peu sa conduite : « Nous ne devons pas permettre que la colonisation arrive à châtrer l’esprit des Irlandais comme elle a châtré celui des indigènes de l’Amazonie. Il faut agir maintenant, une bonne fois, avant qu’il ne soit trop tard et que nous soyons devenus des automates. »
Il fut plus difficile à Roger de se faire une idée approximative du nombre d’indigènes qu’il y avait au Putumayo autour de 1893, quand les premières exploitations de caoutchouc s’installèrent dans la région et que commencèrent les « raids », et de ceux qui restaient en cette année 1910. Il n’y avait pas de statistiques sérieuses, ce qu’on en avait écrit restait vague, et les chiffres différaient beaucoup selon les cas. Celui qui semblait avoir fait le calcul le plus fiable était l’infortuné explorateur et ethnologue français Eugène Robuchon (mystérieusement disparu dans la région du Putumayo en 1905 alors qu’il cartographiait tout le domaine de Julio C. Arana), selon lequel les sept tribus de la zone – Huitotos, Ocaimas, Muinanes, Nonuyas, Andoques, Rezígaros et Boras – devaient totaliser quelque cent mille âmes avant que le caoutchouc n’attire les « civilisés » au Putumayo. Juan Tizón tenait ce chiffre pour très exagéré. Pour sa part, par différentes analyses et comparaisons, il soutenait que le chiffre d’environ quarante mille était plus près de la vérité. En tout cas, il ne restait maintenant guère plus de dix mille survivants. Ainsi, le régime imposé par les caoutchoutiers avait déjà liquidé les trois quarts de la population indigène. Beaucoup, sans doute, avaient été victimes de la variole, de la malaria, du béribéri et autres fléaux. Mais l’immense majorité avait disparu sous l’effet de l’exploitation, de la faim, des mutilations, du cep et des assassinats. À ce rythme, il arriverait à toutes ces tribus la même chose qu’aux Iquarasi, qui s’étaient totalement éteints.
Deux jours plus tard ses compagnons de la Commission arrivaient à Entre Ríos. Roger fut surpris de voir apparaître avec eux Armando Normand, suivi de son harem de fillettes. Folk et Barnes l’avertirent que, bien que la raison officielle de la venue du chef de Matanzas soit son souci de surveillance personnelle de l’embarquement du caoutchouc à Puerto Peruano, c’était la peur de son avenir qui le motivait. Dès qu’il avait appris les accusations des Barbadiens contre lui, il avait lancé une campagne de subornations et de menaces pour qu’ils se rétractent. Et il avait obtenu que certains, comme Levine, envoient une lettre à la Commission (rédigée sans doute par Normand lui-même) disant qu’ils démentaient toutes les déclarations, qu’on leur avait arrachées « par tromperie », et qu’ils voulaient établir clairement et par écrit qu’à la Peruvian Amazon Company on n’avait jamais maltraité les indigènes, et qu’employés et porteurs travaillaient en amitié pour la grandeur du Pérou. Folk et Barnes pensaient que Normand allait essayer de suborner ou d’intimider Bishop, Sealy et Lane, voire Casement lui-même.
— Que cessent les « raids » et l’enlèvement d’indigènes, énuméra Roger, lentement, en comptant sur les doigts de ses deux mains, que disparaissent le cep et le fouet, que les Indiens ne travaillent plus gratis, que les chefs, les contremaîtres et les muchachos ne recommencent pas à violer ni à voler les femmes et les filles des indigènes, que disparaissent les châtiments physiques et qu’on paie des réparations aux familles de ceux qu’on a assassinés ou brûlés vifs, ainsi qu’à ceux à qui on a coupé les oreilles, le nez, les mains et les pieds. Qu’on n’abuse plus les porteurs avec des balances truquées et des prix multipliés au magasin pour en faire d’éternels débiteurs de la Compagnie. Tout cela, seulement pour commencer. Parce qu’il faudrait beaucoup d’autres réformes pour que la Peruvian Amazon Company mérite d’être une compagnie britannique.
Armando Normand était livide et le regardait sans comprendre.
— Vous voulez que la Peruvian Amazon Company disparaisse, monsieur Casement ? balbutia-t-il enfin.
Quelques jours plus tard, Juan Tizón leur fit savoir que le chef de Matanzas avait demandé à la Compagnie de solder ses comptes, au comptant et non pas en soles péruviens mais en livres sterling. Il allait rentrer à Iquitos, sur le Liberal, en même temps que la Commission. On voyait bien où il voulait en venir : aidé par ses amis et ses complices, atténuer les charges et accusations qui pesaient sur lui, et s’assurer une porte de sortie à l’étranger – au Brésil, sans doute – où il devait avoir placé de belles économies. Les possibilités qu’il aille en prison s’étaient réduites. Juan Tizón les informa que Normand recevait depuis cinq ans vingt pour cent du caoutchouc recueilli à Matanzas et une « prime » annuelle de deux cents livres sterling si le rendement dépassait celui de l’année antérieure.
À La Chorrera, alors qu’il faisait ses valises pour rentrer à Iquitos, Roger vit arriver un jour au campement une vingtaine d’Indiens en provenance du hameau de Naimenes et transportant leur caoutchouc. Les porteurs étaient des adolescents ou des hommes, à l’exception d’un enfant de neuf ou dix ans, très maigre, qui portait sur sa tête un « boudin » de caoutchouc plus grand que lui. Roger les accompagna jusqu’à la balance où Víctor Macedo réceptionnait les livraisons. Celle de l’enfant pesait vingt-quatre kilos et lui, Omarino, seulement vingt-cinq. Comment avait-il pu arriver là en parcourant dans la forêt tous ces kilomètres avec un tel poids sur la tête ? Malgré ses cicatrices sur le dos, il avait le regard vif et joyeux, et souriait fréquemment. Roger lui fit boire une soupe en boîte et manger des sardines à l’huile achetées au magasin. Dès lors, Omarino s’accrocha à ses basques. L’accompagnant partout, toujours disposé à faire pour lui n’importe quelle commission. Un jour Víctor Macedo lui dit, en désignant l’enfant :
Arédomi, un adolescent qui appartenait à la tribu des Andoques, devait se joindre à Omarino quelques jours plus tard. Il était arrivé à La Chorrera du comptoir Sur et, le lendemain, dans le fleuve, tandis qu’il se baignait, Roger vit le gamin nu, barbotant dans l’eau avec d’autres indigènes. C’était un bel enfant, au corps harmonieux et souple, qui évoluait avec une élégance naturelle. Roger pensa qu’Herbert Ward pourrait faire une belle sculpture de cet adolescent, le symbole de cet homme amazonien dépouillé de sa terre, de son corps et de sa beauté par les caoutchoutiers. Il distribua des boîtes de nourriture parmi les Andoques qui se baignaient. Arédomi lui embrassa la main en signe de reconnaissance. Il se sentit gêné et, en même temps, ému. Le gosse le suivit jusqu’à son habitation, parlant et gesticulant avec véhémence, mais il ne le comprenait pas. Il appela Frederick Bishop, qui lui traduisit ses paroles :
— Il vous demande de l’emmener avec vous, où que vous alliez. Et il affirme qu’il vous servira bien.
— Dis-lui que je ne peux pas, j’emmène déjà Omarino.
La veille de son départ sur le Liberal arriva à La Chorrera Carlos Miranda, le chef du comptoir Sur. Il avait avec lui une centaine d’indigènes avec le caoutchouc recueilli dans cette région les trois derniers mois. C’était un quadragénaire grassouillet et très blanc. À sa façon de parler et de se tenir, on voyait qu’il avait reçu une meilleure éducation que les autres chefs. Sans doute venait-il d’une famille de classe moyenne. Mais ses états de service n’étaient pas moins sanglants que ceux de ses collègues. Roger Casement et les autres membres de la Commission avaient reçu plusieurs témoignages sur l’épisode de la vieille Bora. Une femme qui, quelques mois plus tôt, à Sur, dans une crise de désespoir ou de folie, s’était mise soudain à exhorter à grands cris les Boras à combattre et à ne pas se laisser davantage humilier ni traiter comme des esclaves. Ses cris avaient paralysé de terreur les indigènes alentour. Furieux, Carlos Miranda s’était alors élancé sur elle en arrachant la machette des mains d’un de ses muchachos et l’avait décapitée. Et, brandissant la tête de la femme, qui le baignait de son sang, il avait expliqué aux Indiens que cela leur arriverait à tous s’ils ne faisaient pas leur travail et voulaient imiter la vieille. Le décapiteur était un homme bonasse et souriant, disert et désinvolte, qui avait voulu se rendre sympathique à Roger et à ses collègues en leur racontant des blagues et des anecdotes sur les personnages extravagants et pittoresques qu’il avait connus au Putumayo.
Pour avoir ces Barbadiens sur le bateau, il avait fallu négocier durement, au prix d’intrigues, de concessions et de rectifications, avec Juan Tizón, Víctor Macedo, les autres membres de la Commission et les Barbadiens eux-mêmes. Ceux-ci, avant de témoigner, avaient tous demandé des garanties, car ils savaient bien qu’ils s’exposaient à des représailles de la part des chefs qu’ils pouvaient ainsi envoyer en prison. Casement s’était personnellement engagé à les faire sortir vivants du Putumayo.
Mais, comme dans un de ces rocambolesques retournements de situation des romans-feuilletons français, tout ce panorama se transforma radicalement à l’arrivée du Liberal à La Chorrera, au soir du 12 novembre. Il apportait de la correspondance et des journaux d’Iquitos et de Lima. Le journal El Comercio, de la capitale péruvienne, annonçait, dans un long article vieux de deux mois, que le gouvernement du président Augusto B. Leguía, en considération des requêtes de la Grande-Bretagne et des États-Unis sur de prétendues atrocités commises dans les exploitations de caoutchouc du Putumayo, avait envoyé en Amazonie, avec des pouvoirs spéciaux, un juge réputé de la magistrature péruvienne, le docteur Carlos A. Valcárcel. Sa mission était d’enquêter et d’engager aussitôt les actions judiciaires adéquates, en faisant venir, si nécessaire, des forces policières et militaires au Putumayo, afin que les responsables de crimes n’échappent pas à la justice.
Les rumeurs, les ragots et les craintes engendrés par les nouvelles de Lima amenèrent les Barbadiens à changer une fois de plus d’opinion. Maintenant, ils voulaient à nouveau s’en aller. Ils craignaient que les chefs péruviens ne tentent d’échapper à leur responsabilité dans les tortures et les assassinats d’indigènes en rejetant la faute sur eux, les « Noirs étrangers », et désiraient quitter le Pérou au plus vite pour retourner à la Barbade. Ils étaient morts d’appréhension et de peur.
Il régnait une étrange atmosphère sur l’embarcadère de La Chorrera quand le Liberal leva l’ancre. Aucun des chefs ne vint lui dire au revoir. Le bruit courait que plusieurs d’entre eux avaient décidé de partir, vers le Brésil ou la Colombie. Juan Tizón, qui devait rester encore un mois au Putumayo, embrassa Roger et lui souhaita bonne chance. Les membres de la Commission, qui s’y attarderaient quelques semaines, dans le but de mener à bien des études techniques et administratives, lui dirent adieu au pied de l’échelle. Ils convinrent de se voir à Londres, afin de lire le rapport de Roger avant qu’il ne le présente au Foreign Office.
Un autre motif d’angoisse était l’Irlande. Depuis qu’il était arrivé à la conviction que seule une action résolue, une rébellion, pouvait empêcher sa patrie de « perdre son âme » à cause de la colonisation, comme cela était arrivé aux Huitotos, aux Boras et autres malheureux du Putumayo, il brûlait d’impatience de se vouer corps et âme à la préparation de cette insurrection qui en finirait avec tant de siècles de servitude pour son pays.
Ceux qui poursuivirent le voyage avec lui jusqu’à Iquitos, outre Arédomi et Omarino, furent Frederick Bishop, John Brown avec son épouse et son fils ainsi que Philip Bertie Lawrence, avec également deux enfants en bas âge. Ces Barbadiens avaient des choses à récupérer et des chèques de la Compagnie à encaisser dans cette ville.
— C’est donc aussi terrible qu’au Congo de Léopold II ?
En son absence, un nouveau préfet avait été nommé à Iquitos, quelqu’un venu de Lima appelé Esteban Zapata. Contrairement au précédent, il n’était pas employé de Julio C. Arana. Depuis son arrivée il maintenait une certaine distance vis-à-vis de Pablo Zumaeta et des autres directeurs de la Compagnie. Il savait que Roger était sur le point d’arriver et il l’attendait avec impatience.
Zapata, avec une émotion dans la voix qui semblait sincère, dit qu’il se sentait honteux pour le Pérou. Cela arrivait parce que l’État n’atteignait pas ces régions éloignées de la loi et dépourvues de toute institution. Le gouvernement était décidé à agir. C’est pourquoi il était ici. C’est pourquoi un juge intègre comme le docteur Valcárcel arriverait bientôt. Le président Leguía lui-même voulait laver l’honneur du Pérou, en mettant fin à ces exécrables abus. Il le lui avait dit tel quel, textuellement. Le gouvernement de Sa Majesté verrait les coupables sanctionnés et les indigènes protégés à partir de maintenant. Il lui demanda si le rapport de Roger Casement à son gouvernement serait rendu public. Quand celui-ci lui répondit qu’en principe le rapport était à usage interne du gouvernement britannique et qu’il enverrait, sans doute, une copie au gouvernement péruvien pour que celui-ci décide de le publier ou non, le préfet respira avec soulagement :
Mr Stirs, qui avait servi d’interprète dans ce dialogue, sortit de l’entrevue la tête basse. Roger avait noté que le consul ajoutait beaucoup de phrases – parfois de véritables commentaires – à ce que lui, Roger, disait en anglais et que ces interférences tendaient toujours à atténuer la dureté des faits relatifs à l’exploitation et à la souffrance des indigènes. Tout cela augmenta sa méfiance envers ce consul qui, malgré tout le temps qu’il était là et sa connaissance de ce qui se passait, n’en avait jamais informé le Foreign Office. La raison en était simple : Juan Tizón lui avait révélé que Mr Stirs faisait des affaires à Iquitos et, ce faisant, dépendait lui aussi de la Compagnie de Julio C. Arana. Sans doute, son souci actuel était le préjudice que ce scandale pouvait lui porter. Monsieur le consul avait une âme mesquine et son échelle de valeurs était fonction de sa cupidité.
L’Atahualpa leva l’ancre en direction de Manaus et de Pará le 6 décembre 1910. Roger voyageait en première classe, Omarino, Arédomi et les Barbadiens en classe ordinaire. Alors que le bateau, dans le clair et chaud matin, s’éloignait d’Iquitos et que rapetissaient les gens et les habitations du rivage, Roger sentit à nouveau dans sa poitrine cette sensation de liberté que donne la disparition d’un grand danger. Pas physique, un danger moral. Il avait l’impression que s’il était resté plus longtemps dans cet endroit terrible, où tant de gens souffraient de façon si injuste et si cruelle, lui aussi, par le simple fait d’être un Blanc et un Européen, en serait sorti contaminé et avili. Il se dit qu’heureusement il ne reviendrait jamais fouler ces lieux. Cette pensée lui remonta le moral et le tira en partie de l’abattement et de la somnolence qui l’empêchaient de se concentrer sur son travail avec la fougue d’autrefois.
Puis il chercha et trouva un bateau pour le ramener en Europe. C’était le SS Ambrose, de la Booth Line. Comme il n’appareillerait que le 17 décembre, il profita de ces jours pour visiter les lieux qu’il avait fréquentés quand il était consul britannique à Pará : des bars, des restaurants, le jardin botanique, l’immense marché bigarré et coloré du port. Il n’avait aucune nostalgie de Pará, car son séjour ici n’avait pas été heureux, mais il reconnut la joie qui animait les gens, la belle allure des femmes et des garçons oisifs qui se promenaient en paradant sur les môles donnant sur le fleuve. Il se dit une fois de plus que les Brésiliens avaient avec leur corps un rapport salutaire et heureux, bien différent de celui des Péruviens, par exemple, qui, tout comme les Anglais, semblaient toujours mal à l’aise avec leur physique. En revanche, ici, ils l’exhibaient avec effronterie, surtout ceux qui se sentaient jeunes et séduisants.