X

 

La veille de son départ sur le Liberal pour le Putumayo, Roger Casement décida de parler franchement avec Mr Stirs. Depuis dix jours qu’il était à Iquitos il avait eu maintes conversations avec le consul anglais, sans oser aborder la question. Il savait que sa mission lui avait valu beaucoup d’ennemis, non seulement à Iquitos, mais dans toute la région amazonienne ; il était absurde de se mettre en froid, par-dessus le marché, avec un collègue qui pourrait lui être d’une grande utilité dans les jours et les semaines à venir, en cas de problème sérieux avec les caoutchoutiers. Mieux valait ne pas mentionner ce sujet scabreux.

Et pourtant, ce soir-là, tandis que le consul et lui prenaient leur habituel verre de porto dans le salon de Mr Stirs, en écoutant l’averse tambouriner sur le toit de calamine et les trombes d’eau secouer les vitres et la balustrade de la terrasse, Roger abandonna sa prudence.

— Quelle opinion avez-vous du père Ricardo Urrutia, Mr Stirs ?

— Le supérieur des augustins ? Je le fréquente peu, mais mon opinion est plutôt bonne. Vous l’avez pas mal vu ces derniers jours, non ?

Le consul devinait-il qu’ils s’engageaient dans des sables mouvants ? Il y avait dans ses petits yeux saillants une lueur inquiète. Sa calvitie luisait sous les reflets de la lampe à huile qui grésillait sur la table basse au centre de la pièce. L’éventail dans sa main droite avait cessé son va-et-vient.

— Voilà, le père Urrutia est ici depuis un an à peine et n’est pas sorti d’Iquitos, dit Casement. Aussi, sur ce qui se passe dans les exploitations de caoutchouc du Putumayo, ne sait-il pas grand-chose. En revanche, il m’a beaucoup parlé d’un autre drame humain dans la ville.

Le consul sirota une gorgée de porto. Il recommença à s’éventer et Roger eut l’impression que son visage rond avait légèrement rougi. Dehors, la tempête faisait rage, avec de longs et sourds roulements de tonnerre et parfois un éclair illuminait une seconde l’obscurité de la forêt.

— Celui des petits garçons et des petites filles volés dans les tribus, poursuivit Roger. Amenés ici et vendus à des familles pour vingt ou trente soles.

M. Stirs demeura muet, à l’observer. Il s’éventait maintenant avec furie.

— D’après le père Urrutia, presque tous les domestiques d’Iquitos ont été volés et vendus, ajouta Casement. – Et, regardant le consul droit dans les yeux : – C’est exact ?

Mr Stirs poussa un soupir prolongé et s’agita sur son fauteuil à bascule, sans cacher l’antipathie qu’il éprouvait. Son visage semblait dire : « Vous ne pouvez pas savoir comme je suis content que vous partiez demain au Putumayo. Fasse le ciel que nous n’ayons plus à nous croiser, monsieur Casement. »

— Ces choses n’arrivaient-elles pas au Congo ? répondit-il, évasif.

— Elles arrivaient, en effet, mais pas aussi couramment qu’ici. Permettez-moi une impertinence. Les quatre domestiques que vous avez, les avez-vous engagés ou achetés ?

— J’en ai hérité, dit sèchement le consul de Grande-Bretagne. Ils faisaient partie de la maison, quand mon prédécesseur, le consul Cazes, est rentré en Angleterre. On ne peut pas dire que je les aie engagés parce que, ici à Iquitos, ça ne se fait pas. Ils sont tous les quatre analphabètes et ne sauraient ni lire ni signer un contrat. Ils ont dans cette maison le gîte et le couvert, c’est moi qui les habille, et je leur donne même des pourboires, ce qui, croyez-moi, ne court pas les rues par ici. Ils sont tous libres de me quitter le jour où ils voudront. Parlez avec eux et demandez-leur s’ils aimeraient chercher du travail ailleurs. Vous verrez leur réaction, monsieur Casement.

Ce dernier acquiesça et but une gorgée de porto.

— Je ne voulais pas vous offenser, s’excusa-t-il. J’essaie de comprendre dans quel pays je me trouve, les valeurs et coutumes d’Iquitos. Loin de moi l’intention de jouer à vos yeux les inquisiteurs.

L’expression du consul était hostile, à présent. Il s’éventait au ralenti et, en plus de la haine, il y avait dans ses yeux de l’appréhension.

— Non, pas les inquisiteurs, les justiciers, le corrigea-t-il, avec une nouvelle moue de déplaisir. Ou, si vous préférez, les héros. Je vous ai déjà dit que je n’aime pas les héros. Ne prenez pas mal ma franchise. De toute façon, ne vous faites pas d’illusions. Vous n’allez pas changer ce qui se passe ici, monsieur Casement. Et le père Urrutia non plus. Dans un certain sens, ces enfants ont de la chance. D’être domestiques, je veux dire. Ce serait mille fois pire pour eux de grandir dans les tribus, mangeant leurs poux, mourant de paludisme et autres saletés avant l’âge de dix ans, ou travaillant comme des bêtes dans les plantations de caoutchouc. Ils vivent mieux ici. Je sais que je vous choque sans doute avec mon pragmatisme.

Roger Casement ne répondit rien. Il savait ce qu’il voulait savoir. Et, aussi, qu’il venait probablement de se faire, en la personne du consul de Grande-Bretagne à Iquitos, un nouvel ennemi dont il lui faudrait se garder.

— Je suis venu ici servir mon pays dans le domaine des activités consulaires, ajouta Mr Stirs, en regardant sur le sol le tapis de vannerie. Je m’acquitte de mes tâches avec conscience, croyez-moi. Les ressortissants britanniques, qui sont peu nombreux, je les connais, les défends et les aide chaque fois que le besoin s’en fait sentir. Je fais mon possible pour encourager le commerce entre l’Amazonie et l’Empire britannique. Je tiens mon gouvernement informé du mouvement commercial, des bateaux qui vont et viennent, des incidents de frontière. Il n’entre pas dans mes attributions de combattre l’esclavage ou les abus commis par les métis ou les Blancs du Pérou sur les Indiens de l’Amazone.

— Je regrette de vous avoir offensé, monsieur Stirs. N’en parlons plus.

Roger se leva, souhaita une bonne nuit au maître de maison et se retira dans sa chambre. La tempête s’était calmée mais il pleuvait encore. Sa petite terrasse était trempée. Il y avait une odeur dense de plantes et de terre humide. La nuit était sombre et la rumeur des insectes intense, comme s’ils n’étaient pas seulement dans la forêt mais à l’intérieur de la pièce. Avec la bourrasque, il était tombé une autre pluie, celle de ces scarabées noirs que l’on appelait vinchucas. Demain leurs cadavres tapisseraient la terrasse et, s’il en écrasait, ils craqueraient comme des noix et tacheraient le sol d’un sang brunâtre. Il se déshabilla, mit son pyjama et se glissa dans son lit, sous la moustiquaire.

Il avait été imprudent, bien sûr. Offenser le consul, un pauvre homme, peut-être un brave homme, qui espérait seulement arriver à la retraite sans se compliquer l’existence, retourner en Angleterre et s’enterrer en cultivant son jardin dans le cottage du Surrey qu’il avait dû payer peu à peu avec ses économies. C’est ce que lui aurait dû faire, moins de maladies accableraient son corps et moins d’angoisses son âme.

Il se souvint de sa violente discussion sur le Huayna, le bateau qui l’avait mené de Tabatinga, à la frontière entre Pérou et Brésil, jusqu’à Iquitos, avec le caoutchoutier Víctor Israel, Juif de Malte, établi depuis des années en Amazonie et avec lequel il avait eu de longs entretiens très distrayants sur le pont du bateau. Víctor Israel portait des vêtements extravagants, des déguisements aurait-on dit, parlait un anglais impeccable et racontait avec esprit sa vie aventureuse semblant tout droit sortie d’un roman picaresque, pendant qu’ils jouaient au poker, en buvant de petits verres de cognac, que le caoutchoutier adorait. Il avait la fâcheuse habitude de tirer sur les flamants roses qui survolaient le bateau avec un gros pistolet d’une autre époque, mais, heureusement, ne touchait sa cible que rarement. Jusqu’au jour où, Roger ne se rappelait plus à quel propos, Víctor Israel avait fait l’apologie de Julio C. Arana. Cet homme était en train de tirer l’Amazonie de la sauvagerie et de l’intégrer au monde moderne. Il avait défendu les « raids », grâce auxquels, disait-il, il y avait encore des bras pour collecter le caoutchouc. Car le grand problème de la forêt, c’était le manque de travailleurs disposés à recueillir la précieuse substance dont le Créateur avait bien voulu doter cette région et bénir les Péruviens. Cette « manne du ciel » était gâchée par la paresse et la stupidité de ces sauvages qui refusaient de travailler à la collecte du latex et obligeaient les caoutchoutiers à aller dans les tribus les ramener de force. Ce qui signifiait une grosse perte de temps et d’argent pour les entreprises.

— Bon, c’est une façon de voir les choses, l’avait tranquillement interrompu Roger Casement. Il y en a aussi une autre.

Víctor Israel était très grand, d’une minceur extrême, avec des mèches blanches dans une épaisse chevelure raide qui lui arrivait aux épaules. Il avait une barbe de plusieurs jours sur son long visage osseux et de petits yeux triangulaires, quelque peu méphistophéliques, qui fixèrent Roger Casement d’un air déconcerté. Il portait un gilet rouge et, par-dessus, des bretelles, avec une écharpe de fantaisie posée sur ses épaules.

— Que voulez-vous dire ?

— Je pense au point de vue de ceux que vous traitez de sauvages, avait expliqué Casement, sur le ton bon enfant de qui parle de la pluie et du beau temps, ou des moustiques. Mettez-vous un instant à leur place. Ils sont là, dans leur village, où ils ont vécu des années ou des siècles. Un beau jour débarquent des messieurs blancs ou métis, armés de fusils et de revolvers, qui les forcent à abandonner famille, cultures, maison, pour aller collecter le caoutchouc à des dizaines ou des centaines de kilomètres, au profit d’étrangers n’ayant pour toute raison que la force dont ils disposent. Partiriez-vous avec plaisir recueillir le fameux latex, don Víctor ?

— Moi je ne suis pas un sauvage qui vit nu, adore la yacumama et noie ses gosses dans le fleuve s’ils naissent avec un bec-de-lièvre, avait répliqué le caoutchoutier, en éclatant d’un rire sardonique qui soulignait sa réprobation. Mettez-vous sur le même plan les cannibales d’Amazonie et nous, pionniers, entrepreneurs et commerçants, qui travaillons dans des conditions héroïques et risquons notre vie pour faire de ces forêts une terre civilisée ?

— Peut-être avons-nous tous les deux une idée différente de la civilisation, mon ami, avait dit Roger Casement, toujours de ce petit ton bonhomme qui avait l’air d’irriter prodigieusement Víctor Israel.

Le botaniste Walter Folk et Henry Fielgald se trouvaient à la même table de poker, tandis que les autres membres de la Commission se reposaient dans leurs hamacs. C’était une nuit paisible et tiède, et la pleine lune illuminait les eaux de l’Amazone d’un éclat argenté.

— J’aimerais connaître votre idée de la civilisation, avait déclaré Víctor Israel. Ses yeux et sa voix jetaient des éclairs. Son irritation était telle que Roger s’était demandé si le caoutchoutier n’allait pas empoigner soudain l’antique pistolet qu’il avait dans sa cartouchière pour tirer sur lui.

— C’est, en gros, celle d’une société où l’on respecte la propriété privée et la liberté individuelle, avait-il expliqué, très calmement, tous ses sens en alerte au cas où Víctor Israel tenterait de l’agresser. Par exemple, les lois britanniques interdisent aux colons d’occuper les terres des indigènes dans les colonies. Elles interdisent aussi, sous peine d’emprisonnement, d’user de la force contre ces mêmes indigènes, s’ils refusent de travailler dans les mines ou les champs. Vous n’avez pas, vous, cette idée de la civilisation. Je me trompe peut-être ?

La maigre poitrine de Víctor Israel montait et descendait sous son étrange chemise à manches bouffantes qu’il portait boutonnée jusqu’au cou et son gilet rouge. Il avait passé les pouces dans ses bretelles et ses petits yeux triangulaires injectés de sang flamboyaient. Sa bouche ouverte laissait voir une rangée de dents irrégulières tachées de nicotine.

— D’après ce critère, avait-il affirmé en persiflant, nous les Péruviens devrions laisser l’Amazonie croupir à l’âge de pierre pour les siècles des siècles. Afin de ne pas offenser ces païens et ne pas occuper ces terres dont ils ne savent que faire vu leur paresse et leur refus de travailler. Gaspiller une richesse qui pourrait élever le niveau de vie des Péruviens et faire du Pérou un pays moderne. Voilà ce que la Couronne britannique propose pour ce pays, monsieur Casement ?

— L’Amazonie est une grande réserve de richesses, sans doute, avait acquiescé Casement, sans se troubler. Il est tout à fait juste que le Pérou les mette à profit. Mais sans exploiter les indigènes, sans les prendre en chasse comme des bêtes ni les faire travailler comme des esclaves. Plutôt en les intégrant à la civilisation au moyen d’écoles, d’hôpitaux, d’églises.

Víctor Israel s’était mis à rire, tressautant comme un pantin à ressorts.

— Dans quel monde vivez-vous, monsieur le consul ! s’était-il exclamé, en levant de façon théâtrale ses mains aux longs doigts squelettiques. On voit que vous ne vous êtes jamais frotté à un cannibale. Savez-vous combien de chrétiens ont été mangés par ceux d’ici ? Combien de Blancs et de métis ils ont tués avec leurs lances et leurs flèches empoisonnées ? Combien de têtes ils ont réduites à la façon des Shapras ? Nous reparlerons de tout ça quand vous aurez un peu plus d’expérience de la barbarie.

— J’ai vécu près de vingt ans en Afrique et je n’ignore pas ce genre de choses, monsieur Israel, lui avait assuré Casement. Soit dit en passant, j’ai connu là-bas beaucoup de Blancs qui pensaient comme vous.

Pour éviter de voir le débat tourner carrément à l’aigre, Walter Folk et Henry Fielgald avaient orienté la conversation vers des sujets moins épineux. Ce soir, dans son insomnie, après ces dix jours à Iquitos passés à interroger des gens de toute condition, à prendre en note des douzaines d’opinions recueillies ici et là auprès d’autorités, de juges, de militaires, de patrons de restaurants, pêcheurs, proxénètes, vagabonds, prostituées et employés de bordels et de bars, Roger Casement se dit que l’écrasante majorité des Blancs et des métis d’Iquitos, Péruviens et étrangers, pensaient comme Víctor Israel. Pour eux les indigènes d’Amazonie n’étaient pas, à proprement parler, des êtres humains, mais une forme inférieure et méprisable de l’existence, plus proche des animaux que des gens civilisés. C’est pourquoi il était légitime de les exploiter, de les fouetter, de les séquestrer, de les emmener de force dans les exploitations de caoutchouc, ou, s’ils résistaient, de les tuer comme on abat un chien qui a la rage. C’était une vision si généralisée de l’indigène que, ainsi que le disait le père Ricardo Urrutia, personne ne s’étonnait que les domestiques d’Iquitos soient des enfants volés et vendus aux familles du Loreto pour l’équivalent d’une ou deux livres sterling. L’angoisse l’obligea à ouvrir la bouche et à respirer profondément jusqu’à emplir d’air ses poumons. Si, sans sortir de cette ville, il avait vu et appris tout cela, que ne verrait-il pas au Putumayo ?

Les membres de la Commission partirent d’Iquitos dans la matinée du 14 septembre 1910. Roger emmenait comme interprète Frederick Bishop, l’un des Barbadiens qu’il avait interrogés. Bishop parlait l’espagnol et assurait qu’il pouvait comprendre et se faire comprendre dans les deux dialectes les plus pratiqués par les indigènes des exploitations : le bora et le huitoto. Le Liberal, le plus grand de la flotte de quinze bateaux de la Peruvian Amazon Company, était bien conservé. Il disposait de petites cabines où les voyageurs pouvaient s’installer deux par deux. Il y avait des hamacs à la proue et à l’arrière pour ceux qui préféraient dormir à la belle étoile. Bishop redoutait de retourner au Putumayo et avait demandé à Roger Casement de lui certifier par écrit que la Commission le protégerait pendant le voyage et le ferait rapatrier ensuite à la Barbade par le gouvernement britannique.

La navigation d’Iquitos à La Chorrera, capitale de l’énorme territoire entre les fleuves Napo et Caquetá où opérait la Peruvian Amazon Company de Julio C. Arana, dura huit jours de chaleur, de nuages de moustiques, d’ennui et de monotonie du paysage et des bruits. Le bateau descendit l’Amazone, dont la largeur à partir d’Iquitos croissait jusqu’à rendre ses bords invisibles, passa à Tabatinga la frontière du Brésil et continua à descendre au fil du Yavarí, pour ensuite revenir au Pérou par l’Igaraparaná. Sur ce tronçon, les rives se rapprochaient et parfois les lianes et les branches des grands arbres survolaient le pont du navire. L’on entendait et voyait des bandes de perroquets crier en zigzaguant dans la forêt, ou de flegmatiques flamants roses prendre le soleil sur quelque îlot, en équilibre sur une patte, d’énormes carapaces de tortues dont la couleur brune se détachait sur des eaux un peu moins foncées, et, parfois, le dos hérissé d’un caïman somnolant dans la vase de la berge, vers qui fusaient des coups de fusil ou de revolver tirés du bateau.

Roger Casement passa une bonne partie du trajet à mettre de l’ordre dans ses notes et cahiers d’Iquitos et à élaborer un plan de travail pour les mois qu’il allait passer sur les domaines de Julio C. Arana. Selon les instructions du Foreign Office il devait se borner à interroger les Barbadiens qui travaillaient dans les comptoirs, parce qu’ils étaient citoyens britanniques, et laisser en paix les employés péruviens et d’autres nationalités, pour ne pas froisser la susceptibilité du gouvernement du Pérou. Mais il n’avait pas l’intention de respecter ces limites. Son enquête serait boiteuse, manchote et borgne de surcroît, s’il ne s’informait pas aussi auprès des directeurs de comptoir, de leurs muchachos ou racionales – Indiens hispanisés chargés de la surveillance des travaux et de l’application des sanctions – et des indigènes eux-mêmes. C’était la seule manière d’avoir une vision exacte de la façon dont la Compagnie de Julio C. Arana violait les lois et la morale dans ses relations avec les natifs.

À Iquitos, Pablo Zumaeta avait avisé les membres de la Commission que, sur les instructions d’Arana, la Compagnie les avait fait précéder au Putumayo par l’un de ses principaux cadres, M. Juan Tizón, chargé de les accueillir et de faciliter leurs déplacements et leur travail. Les commissionnaires avaient supposé que la raison véritable du voyage de Tizón au Putumayo était d’effacer toute trace des exactions et de leur offrir une image maquillée de la réalité.

Ils arrivèrent à La Chorrera le 22 septembre 1910, à la mi-journée. Le nom de l’endroit venait des torrents – chorros – et cataractes provoqués par un brusque rétrécissement du lit du fleuve, spectacle superbe et fracassant d’écume, de bruit, de roches humides et de tourbillons qui rompaient la monotonie du cours de l’Igaraparaná, l’affluent sur les rives duquel se trouvait le quartier général de la Peruvian Amazon Company. Pour parvenir de l’embarcadère jusqu’aux bureaux et aux logis de La Chorrera, il fallait grimper une côte escarpée, glaiseuse et embroussaillée. Les bottes des voyageurs s’enfonçaient dans la boue et ils devaient, pour ne pas tomber, s’appuyer parfois sur les porteurs indiens qui transportaient les bagages. Tout en saluant ceux qui venaient les accueillir, Roger, avec un petit frisson, s’aperçut qu’un sur trois ou quatre des indigènes à moitié nus qui portaient les paquets ou les regardaient avec curiosité depuis la berge, se frappant les bras du plat de leurs mains pour éloigner les moustiques, avait sur le dos, les fesses et les cuisses des cicatrices qui ne pouvaient être que de coups de fouet. Le Congo, oui, le Congo partout.

Juan Tizón était un homme de haute taille, habillé de blanc, aux manières aristocratiques, très courtois, qui parlait suffisamment l’anglais pour s’entendre avec lui. Il devait friser la cinquantaine et l’on sentait d’une lieue, à son visage soigneusement rasé, sa petite moustache bien taillée, ses mains fines et sa mise soignée, qu’il n’était pas dans son élément, ici en pleine forêt, qu’il était un homme de bureau, de salons, un citadin. Il leur souhaita la bienvenue en anglais et en espagnol, et les présenta à son accompagnateur, dont le seul nom fit naître chez Roger de la répulsion : Víctor Macedo, chef de La Chorrera. Celui-là, au moins, n’avait pas pris la fuite. Les articles de Saldaña Roca et d’Hardenburg dans la revue Truth de Londres le désignaient comme l’un des plus sanguinaires lieutenants d’Arana au Putumayo.

Pendant qu’ils escaladaient la pente, il l’observa. C’était un homme d’âge indéfinissable, trapu, plutôt petit, un cholo blanchi mais avec les traits un peu orientaux d’un indigène, nez aplati, bouche aux lèvres très épaisses toujours entrouvertes qui laissaient voir deux ou trois dents en or, l’expression dure de quelqu’un tanné par le grand air. Il avait un regard légèrement oblique, comme s’il cherchait à éviter l’éclat du soleil ou craignait de regarder les gens en face. Tizón ne portait pas d’arme, mais Víctor Macedo avait un revolver en évidence à la ceinture de son pantalon.

Il y avait sur le vaste terre-plein des constructions de bois sur pilotis – de gros troncs d’arbres ou des colonnes de ciment – avec des balustrades au premier étage, des toits de calamine pour les plus grandes ou, pour les plus petites, de palmes tressées. Tizón leur expliquait tout en montrant – « Ici se trouvent les bureaux », « Là, ce sont des dépôts pour le caoutchouc », « C’est dans cette maison que vous serez logés » – mais Roger l’entendait à peine. Il observait les groupes d’indigènes à moitié ou totalement nus qui jetaient sur eux un coup d’œil indifférent ou évitaient de les regarder : hommes, femmes et enfants malingres, certains le visage et le torse peints, aux jambes aussi maigres que des roseaux, à la peau pâle, jaunâtre, et, parfois, avec des incisions et des pendentifs aux lèvres et aux oreilles qui lui rappelèrent les indigènes africains. Mais ici il n’y avait pas de Noirs. Les rares mulâtres et café au lait qu’il aperçut portaient des pantalons et de courtes bottes, et faisaient sans doute partie du contingent de la Barbade. Il en compta quatre. Les muchachos ou racionales, il les reconnut tout de suite car, bien qu’Indiens et nu-pieds, ils s’étaient coupé les cheveux, se coiffaient comme les « chrétiens », portaient pantalons et casaques, et avaient bâtons et fouets accrochés à la ceinture.

Tandis que les membres de la Commission durent loger à deux dans les chambres, Roger Casement eut le privilège d’en avoir une pour lui seul. C’était une pièce étroite, avec un hamac en guise de lit, et un meuble pouvant servir à la fois de malle et de bureau. Sur une petite table se trouvaient une cuvette, un broc d’eau et une glace. On lui expliqua qu’au rez-de-chaussée, à côté de l’entrée, il y avait une fosse septique et des douches. À peine installé et ses affaires déposées, avant de s’asseoir pour le repas, Roger déclara à Juan Tizón qu’il voulait commencer dès l’après-midi à interroger tous les Barbadiens présents à La Chorrera.

À ce moment-là il avait déjà dans le nez cette odeur rance et pénétrante, oléagineuse, semblable à celle des plantes et des feuilles pourries. Elle imprégnait tous les coins de La Chorrera et devait l’accompagner jour et nuit les trois mois que dura son voyage au Putumayo, une odeur à laquelle il ne s’habitua jamais, qui le fit vomir et lui donnait la nausée, une pestilence qui semblait venir de l’air, de la terre, des objets et des êtres humains, et qui deviendrait dès lors, pour Roger Casement, le symbole de la malignité et de la souffrance que cette gomme excrétée par les arbres de l’Amazonie avait exacerbées à un point vertigineux. « C’est curieux, avait-il dit à Juan Tizón, le jour de son arrivée, au Congo je me suis souvent trouvé dans des exploitations et des dépôts de caoutchouc. Mais, autant que je m’en souvienne, le latex congolais ne dégageait pas une odeur si puissante et si désagréable. — Ce sont des variétés différentes, lui avait expliqué Tizón, celui-ci sent plus fort et il est aussi plus résistant que l’africain. Dans les balles qui partent en Europe on met du talc pour atténuer la pestilence. »

Le nombre de Barbadiens était de 196 pour toute la région du Putumayo, mais il n’y en avait que six à La Chorrera. Deux d’entre eux refusèrent d’emblée de parler avec Roger, malgré l’assurance que celui-ci leur donna, par l’intermédiaire de Bishop, que leur témoignage se ferait en privé, qu’ils ne seraient en aucun cas poursuivis pour ce qu’ils pourraient dire, et que lui s’occuperait personnellement de leur faire regagner la Barbade s’ils ne voulaient pas continuer à travailler pour la Compagnie d’Arana.

Les quatre qui acceptèrent de témoigner se trouvaient au Putumayo depuis près de sept ans et avaient servi la Peruvian Amazon Company dans divers comptoirs comme contremaîtres, un poste intermédiaire entre les chefs et les muchachos ou racionales. Le premier avec lequel il s’entretint, Donal Francis, un grand Noir râblé qui boitait et avait une taie à un œil, était si nerveux et si méfiant que Roger supposa tout de suite qu’il n’en tirerait pas grand-chose. Il répondait par monosyllabes et nia toutes les accusations. Selon lui, à La Chorrera chefs, employés et « même sauvages » s’entendaient parfaitement. Il n’y avait jamais eu de problèmes, et de violences encore moins. On l’avait bien endoctriné sur ce qu’il convenait de dire et de faire devant la Commission.

Roger transpirait copieusement. Il buvait de l’eau à petites gorgées. Seraient-ils aussi inutiles que celui-ci, les autres entretiens avec les Barbadiens du Putumayo ? Ils ne le furent pas. Philip Bertie Lawrence, Seaford Greenwich et Stanley Sealy, surtout ce dernier, après avoir surmonté une prévention initiale et reçu la promesse de Roger, au nom du gouvernement britannique, qu’ils seraient rapatriés à la Barbade, se mirent à parler, à tout raconter et à s’accuser eux-mêmes avec une véhémence parfois frénétique, comme impatients de décharger leur conscience. Stanley Sealy illustra son témoignage de tels exemples, de telles précisions que, malgré sa longue expérience des atrocités humaines, Casement en eut à certains moments le cœur retourné et une angoisse qui lui permettait à peine de respirer. Lorsque le Barbadien cessa de parler, il faisait déjà nuit. Le bourdonnement des insectes nocturnes était assourdissant, comme s’ils étaient des milliers à voltiger alentour. Ils étaient assis sur un banc de bois, sur la terrasse à côté de la chambre de Roger. Ils avaient fumé à eux deux un paquet de cigarettes. Dans l’obscurité croissante, Roger ne pouvait plus voir les traits de ce mulâtre de petite taille qu’était Stanley Sealy, seulement le contour de sa tête et ses bras musclés. Il était à La Chorrera depuis peu de temps, après avoir travaillé deux ans au comptoir d’Abisinia, comme bras droit des chefs Abelardo Agüero et Augusto Jiménez, et, avant, à Matanzas, avec Armando Normand. Ils restaient silencieux. Roger sentait les piqûres des moustiques sur son visage, son cou et ses bras, mais il n’avait pas le courage de les chasser.

Soudain, il se rendit compte que Sealy était en train de pleurer. Il avait porté les mains à son visage et sanglotait tout bas, avec des soupirs qui gonflaient sa poitrine. Roger voyait des larmes briller dans ses yeux.

— Crois-tu en Dieu ? lui demanda-t-il. Es-tu quelqu’un de religieux ?

— Je l’ai été enfant, je crois, gémit le mulâtre d’une voix entrecoupée. Ma marraine m’amenait à l’église le dimanche, là-bas à St. Patrick, le village où je suis né. Maintenant, je ne sais pas.

— Je te le demande parce que peut-être cela t’aiderait, si tu parlais à Dieu. Je ne te dis pas de le prier, mais de lui parler. Essaie. Avec la même franchise que celle que tu as eue avec moi. Raconte-lui ce que tu ressens, pourquoi tu pleures. Lui peut mieux t’aider que moi, en tout cas. Moi je ne sais pas comment faire. Je me sens aussi désorienté que toi, Stanley.

Tout comme Philip Bertie Lawrence et Seaford Greenwich, Stanley Sealy était disposé à répéter son témoignage devant les membres de la Commission et, même, devant M. Juan Tizón. À condition de rester auprès de Casement et de faire avec lui le voyage à Iquitos et ensuite à la Barbade.

Roger entra dans sa chambre, alluma les lampes à huile, ôta sa chemise et se lava le torse, les aisselles et le visage avec l’eau de la cuvette. Il aurait aimé prendre une douche, mais il lui aurait fallu descendre et le faire au grand air, et il savait que son corps serait dévoré par les moustiques qui, le soir, se multipliaient en nombre et en férocité.

Il descendit dîner au rez-de-chaussée, dans une salle à manger également éclairée par des quinquets. Juan Tizón et ses compagnons de voyage étaient en train de boire un whisky tiède et coupé d’eau. Ils bavardaient debout, tandis que trois ou quatre serviteurs indigènes, à demi nus, apportaient des poissons frits ou au four, du manioc bouilli, des patates douces et de la farine de maïs dont ils saupoudraient les aliments comme le faisaient les Brésiliens avec lafarinha. D’autres chassaient les mouches avec des éventails de paille.

— Comment cela a-t-il été avec les Barbadiens ? lui demanda Juan Tizón, en lui tendant un verre de whisky.

— Mieux que je ne m’y attendais, monsieur Tizón. Je craignais des réticences. Mais, au contraire. Trois d’entre eux m’ont parlé en toute franchise.

— J’espère que vous partagerez avec moi les plaintes que vous recevrez, dit Tizón, moitié en plaisantant moitié sérieusement. La Compagnie est prête à tous les changements nécessaires, et à des améliorations. Telle a toujours été la politique de M. Arana. Bon, j’imagine que vous avez faim. À table, messieurs !

Ils s’assirent et commencèrent à se servir des différents plats. Les membres de la Commission avaient passé l’après-midi à parcourir les installations de La Chorrera et, par l’intermédiaire de Bishop, à discuter avec les employés de l’administration et des dépôts. Ils avaient tous l’air fatigués et peu désireux de parler. Leurs expériences ce premier jour auraient-elles été aussi déprimantes que les siennes ?

Juan Tizón leur offrit du vin mais, comme il les avait prévenus que, du fait du transport et du climat, le vin français avait tendance à se troubler et parfois à s’aigrir, ils préférèrent tous continuer au whisky.

Au milieu du repas, Roger commenta, en regardant les Indiens qui faisaient le service :

— J’ai vu beaucoup d’Indiens et d’Indiennes de La Chorrera avec des cicatrices sur le dos, les fesses et les cuisses. Cette jeune fille, par exemple. Combien de coups reçoivent-ils, communément, quand on les fouette ?

Il se fit un silence général, où s’accentuèrent le grésillement des lampes à huile et le bourdonnement des insectes. Tout le monde regardait Juan Tizón, avec sérieux.

— Ces cicatrices, ils se les font la plupart du temps eux-mêmes, affirma celui-ci, mal à l’aise. Ils ont dans leurs tribus ces rites d’initiation assez barbares, vous savez, comme de se faire des trous sur le visage, les lèvres, les oreilles, le nez, pour y introduire des anneaux, des dents et toutes sortes de pendentifs. Je ne nie pas que certaines puissent être le fait de contremaîtres qui n’ont pas respecté les dispositions de la Compagnie. Notre règlement interdit catégoriquement les châtiments physiques.

— Ce n’était pas le but de ma question, monsieur Tizón, s’excusa Casement. C’était plutôt que, malgré toutes ces cicatrices, je n’ai vu aucun Indien avec la marque de la Compagnie sur le corps.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répliqua Tizón, posant sa fourchette.

— Les Barbadiens m’ont expliqué que de nombreux indigènes sont marqués aux initiales de la Compagnie : CA, c’est-à-dire Casa Arana. Comme les vaches, les chevaux et les porcs. Pour éviter qu’ils ne s’enfuient ou soient volés par les caoutchoutiers colombiens. Eux-mêmes en ont marqué beaucoup. Parfois au feu et parfois au couteau. Mais je n’en ai encore vu aucun avec cette marque. Où sont-ils passés, monsieur ?

Juan Tizón perdit d’un coup son maintien et ses manières élégantes. Il était tout congestionné et tremblait d’indignation.

— Je ne vous permets pas de me parler sur ce ton, s’exclama-t-il, mélangeant l’anglais et l’espagnol. Je suis là pour faciliter votre travail, et non pour essuyer vos ironies.

Roger Casement acquiesça, sans se troubler.

— Je vous demande pardon, je n’ai pas voulu vous offenser, dit-il, calmement. Il se trouve que, tout en ayant été témoin au Congo de cruautés indicibles, celle de marquer des êtres humains au feu ou au couteau, je ne l’avais encore jamais vue. Je suis certain que vous n’êtes pas responsable de cette atrocité.

— Bien sûr que je ne suis responsable d’aucune atrocité ! se remit à crier Tizón, en gesticulant. – Il était hors de lui, ses yeux roulaient dans leur orbite. – S’il s’en commet, ce n’est pas la faute de la Compagnie. Vous ne voyez pas dans quel endroit nous sommes, monsieur Casement ? Ici il n’y a pas d’autorités, ni police, ni juges, ni personne. Ceux qui travaillent ici, comme chefs, contremaîtres, ou auxiliaires, ne sont pas des gens éduqués, mais, dans bien des cas, des analphabètes, des aventuriers, des hommes rudes, endurcis par la forêt. Parfois, ils tombent dans des forfaits terrifiants pour un civilisé. Je le sais parfaitement. Nous faisons ce que nous pouvons, croyez-moi. M. Arana est d’accord avec vous. Tous ceux qui auront commis ces excès seront renvoyés. Je ne suis pour ma part complice d’aucune injustice, monsieur Casement. J’ai un nom respectable, une famille honorablement connue dans ce pays, je suis un catholique qui observe sa religion.

Roger pensa que Juan Tizón croyait probablement ce qu’il disait. Un brave homme qui, à Iquitos, Manaus, Lima ou Londres se lavait les mains de ce qui se passait ici. Il devait maudire l’heure où il avait pris la fantaisie à Julio C. Arana de l’envoyer dans ce trou perdu s’acquitter de cette tâche ingrate et endurer mille inconforts et mauvais moments.

— Nous devons travailler ensemble, collaborer, répétait Tizón, un peu plus calme, avec force mouvements de mains. Ce qui va mal sera corrigé. Les employés qui auront commis des atrocités seront sanctionnés. Parole d’honneur ! Je ne vous demande qu’une chose, c’est de voir en moi un ami, quelqu’un qui est de votre côté.

Peu après, Juan Tizón déclara qu’il se sentait un peu indisposé et préférait se retirer. Il leur souhaita bonne nuit et s’en alla.

Seuls les membres de la Commission restèrent autour de la table.

— Marqués comme des bêtes ? murmura le botaniste Walter Folk, d’un air sceptique. Cela peut-il être vrai ?

— Trois des quatre Barbadiens que j’ai interrogés aujourd’hui me l’ont assuré, affirma Casement. Stanley Sealy dit qu’il l’a fait en personne, au comptoir d’Abisinia, sur ordre de son chef, Abelardo Agüero. Mais même cette affaire de marquage ne me semble pas le pire. J’ai entendu cet après-midi des choses encore plus terribles.

Ils poursuivirent leur conversation, sans plus toucher à la nourriture, jusqu’à la dernière goutte des deux bouteilles de whisky qu’il y avait sur la table. Les commissionnaires étaient impressionnés par les cicatrices sur le dos des indigènes et par le cep ou chevalet de torture qu’ils avaient découvert dans un des dépôts de La Chorrera où l’on stockait le caoutchouc. En présence de M. Tizón, qui avait passé un mauvais quart d’heure, Bishop leur avait expliqué comment fonctionnait cette armature de bois et de cordes où l’indigène était introduit et comprimé, à croupetons. Il ne pouvait bouger ni bras ni jambes. On le torturait en resserrant les barres de bois ou en le suspendant en l’air. Bishop avait précisé que le cep se trouvait toujours au centre du terre-plein dans tous les comptoirs. Ils avaient demandé à l’un des racionales du dépôt à quel moment on avait amené là cet appareil. Le muchacho leur avait expliqué que c’était seulement la veille de leur arrivée.

Ils décidèrent que l’audition devant la Commission de Philip Bertie Lawrence, Seaford Greenwich et Stanley Sealy aurait lieu le lendemain. Seymour Bell suggéra que Juan Tizón pourrait y assister. Il y eut des opinions divergentes, surtout celle de Walter Folk, qui craignait, devant le haut responsable, une rétractation de leurs déclarations de la part des Barbadiens.

Roger Casement ne ferma pas l’œil de la nuit. Il resta à prendre des notes sur ses dialogues avec les Barbadiens, jusqu’à ce que la lampe s’éteigne, une fois l’huile épuisée. Il se coucha dans son hamac et fut en proie à une longue insomnie, avec des moments où il s’endormait et des réveils à chaque instant, os et muscles endoloris, impuissant à se libérer de l’anxiété qui le tenaillait.

Et la Peruvian Amazon Company était une compagnie britannique ! Parmi les membres de son conseil d’administration figuraient des personnalités aussi respectées du monde des affaires et de la City que sir John Lister-Kaye, le baron de Souza-Deiro, John Russell Gubbins et Henry M. Read. Que diraient ces associés de Julio C. Arana quand ils liraient, dans le rapport qu’il présenterait au gouvernement, que l’entreprise qu’ils avaient cautionnée de leur nom et soutenue par leur argent pratiquait l’esclavage, se procurait des collecteurs de caoutchouc et des serviteurs au moyen de « raids » exécutés par des brutes armées qui capturaient hommes, femmes et enfants indigènes et les traînaient aux caoutchouteries où on les exploitait de façon inique, les suspendant au cep, les marquant au feu et au couteau et les fouettant jusqu’au sang s’ils n’apportaient pas le quota minimum de trente kilos de caoutchouc tous les trois mois. Roger s’était trouvé dans les bureaux de la Peruvian Amazon Company à Salisbury House, E.C., au cœur financier de Londres. Des locaux spectaculaires, avec un paysage de Gainsborough au mur, des secrétaires en uniforme, des bureaux couverts de tapis, des canapés en cuir pour les visiteurs et un essaim de clerks, en pantalons à rayures, redingotes noires et chemises à col dur d’un blanc immaculé assorties de petites cravates bouffantes, qui tenaient des comptes, envoyaient et recevaient des télégrammes, vendaient et encaissaient les livraisons de caoutchouc talqué et odorant dans toutes les villes industrielles d’Europe. Et, à l’autre bout du monde, au Putumayo, des Huitotos, Ocaimas, Muinanes, Nonuyas, Andoques, Rezígaros et Boras qui se trouvaient en voie d’extinction sans que personne ne bouge le petit doigt pour remédier à cet état de choses.

« Pourquoi ces indigènes n’ont-ils pas tenté de se révolter ? » avait demandé, au cours du dîner, le botaniste Walter Folk. Qui avait ajouté : « C’est vrai qu’ils n’ont pas d’armes à feu. Mais nombreux comme ils sont, ils pourraient se rebeller et, fût-ce au prix de quelques morts, submerger leurs tortionnaires sous la masse. » Roger lui répondit que ce n’était pas aussi simple. Ils ne se révoltaient pas plus que les Congolais en Afrique, et pour les mêmes raisons. Ou alors, exceptionnellement, de façon très localisée et sporadique, par des actes de suicide d’un individu ou d’un petit groupe. En effet, quand le système d’exploitation était à ce point extrême, il détruisait les esprits encore plus que les corps. La violence dont ils étaient victimes abolissait la volonté de résistance, l’instinct de survie, et transformait les indigènes en automates paralysés par la confusion et la terreur. Beaucoup, au lieu de voir que ce qui leur arrivait provenait, concrètement et spécifiquement, de la méchanceté des hommes, l’interprétaient comme un cataclysme mythique, une malédiction des dieux, un châtiment divin auquel ils ne pouvaient échapper.

Cependant, ici au Putumayo, Roger avait découvert dans les documents sur l’Amazonie qu’il consultait, que, quelques années plus tôt, une tentative de soulèvement avait éclaté, au comptoir d’Abisinia, où se trouvaient les Boras. C’était un sujet que personne ne voulait aborder. Tous les Barbadiens l’avaient évité. Le jeune cacique bora de l’endroit, appelé Katenere, avait une nuit, appuyé par un petit groupe de sa tribu, volé les carabines des chefs et des racionales, et assassiné Bartolomé Zumaeta (parent de Pablo Zumaeta) qui, au cours d’une beuverie, avait violé sa femme, le cacique se perdant ensuite dans la forêt. La Compagnie avait mis sa tête à prix. Plusieurs expéditions étaient parties à sa recherche. Pendant près de deux ans, elles n’avaient pu lui mettre la main dessus. Finalement, une battue de chasseurs, guidée par un indicateur indien, cerna la cabane où Katenere était caché avec sa femme. Le cacique avait réussi à échapper, mais sa femme fut capturée. Le chef Vásquez lui-même l’avait violée, en public, et l’avait enserrée au cep sans rien lui donner à boire ni à manger. Ainsi plusieurs jours durant. De temps en temps, il la faisait fouetter. Finalement, le cacique réapparut un soir. Sans doute avait-il épié, depuis les fourrés, les tortures de sa femme. Il avait traversé le terre-plein, jeté sa carabine à terre et s’était agenouillé en geste de soumission près du cep où son épouse agonisait ou était déjà morte. Vásquez cria aux racionales de ne pas tirer. Et lui-même arracha les yeux de Katenere avec un fil de fer. Puis le fit brûler vif, en même temps que sa femme, devant les indigènes des environs disposés en cercle. Les choses s’étaient-elles passées ainsi ? Roger pensait que cette fin d’un romantisme terrifiant avait été machinée pour satisfaire l’appétit d’horreur si courant dans ces terres chaudes. Mais au moins, il restait ce symbole et cet exemple : un indigène s’était révolté, avait fait payer son tortionnaire et était mort en héros.

Dès les premières lueurs de l’aube, il quitta le bâtiment où il logeait et descendit la côte vers le fleuve. Il se baigna nu, après avoir trouvé une petite poche où l’on pouvait résister au courant. L’eau froide lui fit l’effet d’un massage. Quand il se rhabilla, il se sentait frais et ragaillardi. En revenant à La Chorrera il fit un détour pour parcourir le secteur où se trouvaient les cabanes des Huitotos. Les huttes, éparpillées au milieu de cultures de manioc, de maïs et de bananiers, étaient rondes, avec des murs en bois de palmier tenus par des lianes et une toiture en palmes tressées qui balayaient le sol. Il vit des femmes squelettiques portant des enfants – aucune ne répondit à ses saluts –, mais n’aperçut aucun homme. Quand il atteignit son bungalow, une femme indigène rangeait dans sa chambre à coucher les vêtements qu’il lui avait donnés à laver le jour de son arrivée. Il lui demanda combien il lui devait mais la femme – jeune, avec des rayures vertes et bleues sur le visage – le regarda sans comprendre. Il demanda à Frederick Bishop de lui poser la question. Ce qu’il fit, en huitoto, mais la femme sembla ne toujours pas comprendre.

— Vous ne lui devez rien, dit Bishop. L’argent n’a pas cours ici. De plus, c’est une des femmes du chef de La Chorrera, Víctor Macedo.

— Il en a combien ?

— Actuellement, cinq, expliqua le Barbadien. Quand je travaillais ici, il en avait au moins sept. Il en a changé. C’est ce qu’ils font tous.

Il rit et fit une plaisanterie que Roger Casement n’apprécia guère :

— Sous ce climat, les femmes sont vite usées. Il faut en changer tout le temps, comme de chemise.

Les deux semaines suivantes qu’il passa avec la Commission à La Chorrera, avant de se rendre tous au comptoir d’Occidente, Roger Casement se les rappellerait comme les plus affairées et les plus intenses de son voyage. Ses délassements consistaient à se baigner dans le fleuve, les poches d’eau ou les cataractes les moins torrentueuses, ainsi qu’à faire de longues promenades en forêt, à prendre beaucoup de photos et, tard dans la nuit, à jouer au bridge avec ses compagnons. À vrai dire, il passait la majeure partie de ses journées à enquêter, prendre des notes, interroger les gens du cru ou échanger des impressions avec ses compagnons.

Contrairement à ce que ces derniers redoutaient, Philip Bertie Lawrence, Seaford Greenwich et Stanley Sealy ne furent pas intimidés devant la Commission en séance plénière et en présence de Juan Tizón. Ils confirmèrent tout ce qu’ils avaient raconté à Roger Casement et amplifièrent leurs témoignages en révélant de nouveaux crimes de sang, de nouvelles exactions. Parfois, lors de ces interrogatoires, Roger voyait un membre de la Commission pâlir comme s’il allait s’évanouir.

Juan Tizón demeurait muet, assis derrière eux, sans ouvrir la bouche. Il prenait des notes sur de petits carnets. Les premiers jours, après les interrogatoires, il essaya d’atténuer et de contester les témoignages sur les tortures, les assassinats et les mutilations. Mais, à partir du troisième ou quatrième jour, son attitude se modifia. Il demeurait silencieux à l’heure des repas, touchait à peine à la nourriture et répondait par monosyllabes ou grognements quand on lui adressait la parole. Le cinquième jour, alors qu’ils prenaient un verre avant de dîner, il explosa. Les yeux injectés de sang, il s’adressa à tous ceux qui étaient là :

— Cela va au-delà de tout ce que j’ai jamais pu imaginer. Je vous jure sur l’âme de ma sainte mère, sur mon épouse et mes enfants, sur ce que j’aime le plus au monde, que tout cela est pour moi une surprise absolue. J’éprouve une horreur aussi grande que la vôtre. Je suis malade de ce que nous entendons. Il est possible qu’il y ait des exagérations dans les dénonciations de ces Barbadiens, qui voudraient peut-être se gagner vos bonnes grâces. Mais même ainsi, il n’y a pas de doute, on a commis ici des crimes intolérables, monstrueux, qui doivent être dénoncés et punis. Je vous jure que...

Sa voix s’étrangla et il chercha une chaise pour s’asseoir. Il resta longtemps la tête basse, son verre à la main. Il balbutia que Julio C. Arana ne pouvait se douter de ce qui se passait ici, pas plus que ses principaux collaborateurs à Iquitos, Manaus ou Londres. Il serait, sinon, le premier à exiger qu’on porte remède à tout cela. Roger, impressionné par la première partie de ce qu’il leur avait dit, pensa que Tizón était maintenant moins spontané. Et que, comme c’était humain, il pensait à sa situation, à sa famille et à son avenir. En tout cas, à partir de ce jour, Juan Tizón sembla cesser d’être un haut fonctionnaire de la Peruvian Amazon Company pour devenir un membre de la Commission. Il collaborait avec eux avec zèle et diligence, leur apportant souvent de nouvelles informations. Et il leur demandait tout le temps de prendre des précautions. Il était devenu timoré et épiait, soupçonneux, son entourage. Sachant ce qui se passait ici, il pensait que la vie de chacun était en danger, surtout celle du consul général. Il était toujours sur ses gardes. Il craignait que les Barbadiens n’aillent révéler à Víctor Macedo ce qu’ils avaient avoué. S’ils le faisaient, on ne pouvait écarter que cet individu, avant d’être traîné devant les tribunaux ou livré à la police, leur tende un traquenard pour dire ensuite qu’ils avaient péri aux mains des sauvages.

La situation prit un tour décisif un matin où Roger Casement entendit quelqu’un frapper discrètement à sa porte. Il faisait encore sombre. Il alla ouvrir et aperçut à l’entrée une silhouette qui n’était pas celle de Frederick Bishop. Il s’agissait de Donal Francis, le Barbadien qui s’était entêté à dire que tout ici était normal. Il parlait à voix basse, l’air effrayé. Il avait réfléchi et voulait maintenant lui dire la vérité. Roger le fit entrer. Ils bavardèrent assis par terre, car Donal craignait que sur la terrasse on puisse les entendre.

Il l’assura qu’il lui avait menti par crainte de Víctor Macedo. Celui-ci l’avait menacé : s’il révélait aux Anglais ce qui se passait ici, il ne remettrait plus les pieds à la Barbade et, une fois que ces gens-là seraient partis, après lui avoir coupé les testicules, il l’attacherait nu à un arbre pour que les fourmis de feu le dévorent. Roger le tranquillisa. Il serait rapatrié à Bridgetown, tout comme les autres Barbadiens. Mais il ne voulut pas écouter ce nouveau témoignage en privé, de sorte que Francis dut s’exécuter devant les commissionnaires et Tizón.

Il s’exprima donc ce même jour, dans la salle à manger, où se tenaient les séances de travail. Il montrait beaucoup de peur. Ses yeux tournaient dans leur orbite, il mordait ses grosses lèvres et, parfois, ne trouvait plus ses mots. Il parla près de trois heures. Le moment le plus dramatique de ses aveux intervint quand il évoqua l’histoire de deux Huitotos qui, deux mois plus tôt, s’étaient plaints d’être malades pour justifier la quantité ridicule de caoutchouc qu’ils avaient collectée, et alors là Víctor Macedo lui avait ordonné, ainsi qu’à un muchacho appelé Joaquín Piedra, de les plonger, pieds et mains liés, dans le fleuve et de les maintenir sous l’eau jusqu’à les noyer. Il avait remis ensuite les corps aux racionales qui les avaient traînés dans la forêt pour y être dévorés par les bêtes. Donal proposa de les mener jusqu’à l’endroit où l’on pouvait trouver encore les ossements et les restes de ces deux Huitotos.

Le 28 septembre, Casement et les membres de la Commission quittèrent La Chorrera sur le canot Veloz de la Peruvian Amazon Company, en direction d’Occidente. Ils remontèrent le fleuve Igaraparaná plusieurs heures durant, en faisant escale, pour manger quelque chose, aux comptoirs de Victoria et de Naimenes où était stocké le caoutchouc, dormirent à même le sol de l’embarcation et le lendemain, après trois autres heures de navigation, relâchèrent à l’embarcadère d’Occidente. Ils furent reçus par le chef du comptoir, Fidel Velarde, et ses adjoints, Manuel Torrico, Rodríguez et Acosta. « Ils ont tous le visage et l’allure de tueurs et de hors-la-loi », pensa Roger Casement. Ils étaient armés de pistolets et de carabines Winchester. En suivant sûrement des instructions, ils se montrèrent obséquieux envers les nouveaux venus. Juan Tizón, une fois de plus, leur recommanda la prudence. Ils ne devaient en aucun cas révéler à Velarde et à ses muchachos les choses qu’ils venaient d’apprendre.

Occidente était un campement plus petit que La Chorrera et clôturé par une palissade de pieux effilés comme des lances. Des racionales armés de carabines surveillaient les entrées.

— Pourquoi le comptoir est-il à ce point protégé ? demanda Roger à Juan Tizón. On s’attend à une attaque des Indiens ?

— Des Indiens, non. Bien qu’on ne sache jamais si un autre Katenere ne va pas surgir. Mais plutôt des Colombiens, qui convoitent ces territoires.

Fidel Velarde disposait à Occidente de cinq cent trente indigènes, la plupart desquels se trouvaient à cette heure dans la forêt, à recueillir le caoutchouc. Ils rapportaient leur collecte tous les quinze jours puis retournaient s’enfoncer dans la forêt pour deux autres semaines. Femmes et enfants restaient là, dans un hameau qui s’étendait sur les pentes du fleuve, en dehors de la palissade. Velarde ajouta que les Indiens offriraient ce soir une fête aux « amis visiteurs. »

Il les conduisit à la maison où ils logeraient, une construction quadrangulaire montée sur pilotis, à deux étages, aux portes et fenêtres couvertes de treillis pour se protéger des moustiques. À Occidente l’odeur de caoutchouc qui montait des dépôts et imprégnait l’air était aussi forte qu’à La Chorrera. Roger se réjouit de découvrir qu’il dormirait ici dans un lit au lieu d’un hamac. Un grabat, plutôt, avec un matelas de graines, où il pourrait au moins garder une position plane. Le hamac avait aggravé, en effet, ses douleurs musculaires et ses insomnies.

La fête eut lieu en début de soirée, dans une clairière proche du hameau huitoto. Un essaim d’indigènes avaient amené là tables, chaises, marmites avec nourriture et boissons pour les étrangers. Ils les attendaient, disposés en cercle, très sérieux. Le ciel était dégagé et l’on ne percevait pas la moindre menace de pluie. Mais ni le beau temps ni le spectacle de l’Igaraparaná fendant la plaine avec son épaisse forêt et zigzaguant autour d’eux ne réussirent à réjouir Roger Casement. Il savait qu’ils allaient assister à un spectacle triste et déprimant. Trois ou quatre dizaines d’Indiens – des très vieux ou des enfants – et d’Indiennes – généralement assez jeunes –, nus pour certains ou alors revêtus de la cushma ou tunique que portaient beaucoup de natifs que Roger avait vus à Iquitos, dansèrent en formant une ronde, au rythme du manguaré, ce tambour fait d’un tronc d’arbre évidé, que les Huitotos cognent avec des maillets à pointe de caoutchouc en produisant des sons rauques et prolongés qui, disait-on, portaient des messages et leur permettaient de communiquer à grande distance. Les rangées de danseurs avaient des sonnailles de graines aux chevilles et aux bras, qui cliquetaient sous leurs petits sauts arythmiques. Ils chantonnaient en même temps des mélodies monotones, avec un accent d’amertume qui s’accordait à leurs visages sérieux, renfrognés, craintifs ou indifférents.

Plus tard, Casement demanda à ses camarades s’ils avaient remarqué le grand nombre d’Indiens qui portaient des cicatrices au dos, aux fesses et aux jambes. Il y eut un semblant de discussion entre eux sur le pourcentage de danseurs huitotos portant des marques de fouet. Roger l’estimait à quatre-vingts pour cent, Fielgald et Folk à pas plus de soixante. Mais tous avaient été impressionnés par un enfant qui n’avait que la peau et les os, et portait des brûlures sur tout le corps et une partie du visage. Ils demandèrent à Frederick Bishop de se renseigner pour savoir si ces marques étaient dues à un accident ou à des punitions et des tortures.

Ils s’étaient proposé de vérifier dans ce comptoir, en détail, comment fonctionnait le système d’exploitation. Ils commencèrent le lendemain matin, très tôt, après le petit déjeuner. Dès le début de leur visite aux dépôts de caoutchouc, guidés par Fidel Velarde en personne, ils découvrirent de manière fortuite que les balances sur lesquelles on pesait le caoutchouc étaient truquées. Seymour Bell avait eu l’idée de monter sur l’une d’elles, car, comme il était hypocondriaque, il croyait avait perdu du poids. Son sang ne fit qu’un tour. Mais comment était-ce possible ? Il avait près de dix kilos de moins ! Pourtant, cela ne se voyait pas, il aurait dû perdre son pantalon et flotter dans ses vêtements. Casement se pesa aussi et encouragea ses compagnons, ainsi que Juan Tizón, à en faire autant. Ils avaient tous plusieurs kilos de moins que leur poids normal. Pendant le déjeuner, Roger demanda à Tizón s’il croyait que toutes les balances de la Peruvian Amazon Company au Putumayo étaient faussées comme celles d’Occidente pour faire croire aux Indiens qu’ils avaient recueilli moins de caoutchouc. Tizón, qui n’était plus guère en humeur de mentir, se borna à hausser les épaules :

— Je ne le sais pas, messieurs. Tout ce que je sais c’est qu’ici tout est possible.

Contrairement à La Chorrera, où on l’avait caché dans un magasin, à Occidente le cep était au centre même du terre-plein autour duquel se trouvaient les habitations et les dépôts. Roger demanda aux adjoints de Fidel Velarde de le mettre dans cet appareil de torture. Il voulait savoir ce que l’on ressentait dans cette cage étroite. Rodríguez et Acosta hésitèrent, mais comme Juan Tizón l’autorisait, ils demandèrent à Casement de se ramasser sur lui-même et, le poussant de leurs mains, ils l’enserrèrent dans le cep. Il fut impossible de verrouiller les planches qui serraient les jambes et les bras, parce qu’il avait les extrémités trop grosses, de sorte qu’ils se bornèrent à les joindre. En revanche, ils purent fermer les crochets enserrant le cou, et qui, sans l’étouffer tout à fait, l’empêchaient presque de respirer. Il ressentait une douleur très vive dans le corps et il lui sembla impossible pour un être humain de résister des heures dans cette position et avec cette pression sur le dos, l’estomac, la poitrine, les jambes, le cou et les bras. Quand il se retrouva dehors, avant de recouvrer l’aisance de ses mouvements, il dut s’appuyer un bon moment sur l’épaule de Louis Barnes.

— Pour quelle sorte de fautes met-on les Indiens au cep ? demanda-t-il le soir au chef d’Occidente.

Fidel Velarde était un métis plutôt joufflu, avec une grosse moustache de phoque et de grands yeux saillants. Il portait un chapeau à large bord, de hautes bottes et un ceinturon plein de balles.

— Quand ils commettent de très graves fautes, expliqua-t-il, en traînant sur chaque mot. Quand ils tuent leurs enfants, défigurent leurs femmes dans leur soûlerie ou commettent des vols et n’avouent pas où ils ont caché leur larcin. Nous ne recourons pas systématiquement au cep. À de rares occasions. Les Indiens d’ici se comportent généralement bien.

Il le disait sur un ton mi-badin mi-moqueur, en fixant un par un les commissionnaires d’un regard soutenu et méprisant, qui semblait leur dire : « Je me vois contraint de dire ces choses-là mais, je vous en prie, ne me croyez pas. » Son attitude révélait une telle suffisance, un tel mépris pour le reste des êtres humains que Roger Casement essayait d’imaginer la peur paralysante que devait inspirer aux indigènes cet impitoyable personnage, avec son pistolet à la ceinture, sa carabine à l’épaule et son ceinturon plein de balles. Peu après, un des cinq Barbadiens d’Occidente avoua devant la Commission avoir vu, une nuit de beuverie, Fidel Velarde et Alfredo Montt, alors chef du comptoir Último Retiro, parier à qui couperait le plus vite et le plus proprement l’oreille d’un Huitoto mis au cep. Velarde avait réussi à trancher une oreille d’un seul coup de sa machette, mais Montt, qui était complètement ivre et dont les mains tremblaient, au lieu de lui couper l’autre oreille lui asséna son coup de machette en plein crâne. À la fin de cette séance, Seymour Bell eut une crise. Il avoua à ses compagnons qu’il n’en pouvait plus. Sa voix se brisait, ses yeux étaient rouges et pleins de larmes. Ils en avaient vu et entendu assez pour savoir qu’il régnait ici la barbarie la plus atroce. Cela n’avait pas de sens de continuer à enquêter dans ce monde d’inhumanité et de cruauté psychopathe. Il proposa de mettre fin au voyage et de retourner aussitôt en Angleterre.

Roger répondit qu’il ne s’opposerait pas au départ des autres, mais que lui resterait au Putumayo, en accord avec le plan prévu, à enquêter sur quelques comptoirs supplémentaires. Il voulait que son rapport soit copieux et documenté, pour avoir plus d’impact. Il leur rappela que tous ces crimes étaient commis par une compagnie britannique, au conseil d’administration de laquelle figuraient des personnalités anglaises très respectables, et que les actionnaires de la Peruvian Amazon Company s’en mettaient plein les poches, grâce à ce qui se passait ici. Il fallait mettre fin à ce scandale et sanctionner les coupables. Pour y parvenir, son rapport devait être exhaustif et contondant. Ses arguments convainquirent les autres, même Seymour Bell, pourtant si démoralisé.

Pour soulager le malaise provoqué chez tous par ce pari de Fidel Velarde et Alfredo Montt, ils décidèrent de prendre un jour de repos. Le lendemain matin, au lieu de poursuivre leurs enquêtes et interrogatoires, ils allèrent se baigner dans le fleuve. Ils passèrent des heures à chasser des papillons au filet tandis que le botaniste Walter Folk explorait les bois en quête d’orchidées. Papillons et orchidées abondaient dans cette zone autant que moustiques et chauves-souris qui venaient la nuit, dans leur vol silencieux, mordre chiens, poules et chevaux du comptoir, leur inoculant parfois la rage, ce qui obligeait à tuer les bêtes et à les brûler pour éviter une épidémie.

Casement et ses compagnons s’émerveillèrent de la variété, la taille et la beauté des papillons qui voletaient aux approches du fleuve. Il y en avait de toute forme et de toute couleur, et leurs battements d’ailes graciles, ainsi que les taches de lumière qu’ils renvoyaient en se posant sur une feuille ou une plante, éblouissaient l’air de notes délicates, rachetant cette laideur morale qu’ils découvraient à chaque pas, comme si cette terre de cruauté, de cupidité et de douleur avait été sans fond.

Walter Folk fut surpris de la quantité d’orchidées qui pendaient aux grands arbres, avec leurs couleurs élégantes et exquises, illuminant tout alentour. Il ne les coupait pas et interdisait à ses compagnons de les cueillir. Il passait de longs moments à les contempler à la loupe, prenant des notes et les photographiant.

À Occidente Roger Casement put se faire une idée assez complète du système de fonctionnement de la Peruvian Amazon Company. Il y avait peut-être eu à ses débuts quelque accord entre les caoutchoutiers et les tribus. Mais c’était de l’histoire ancienne car, maintenant, les indigènes ne voulaient plus aller dans la forêt recueillir le caoutchouc. De là, les « raids » perpétrés par les chefs et leurs muchachos. On ne payait pas de salaire et les indigènes ne recevaient pas un centime. Le magasin les fournissait en instruments de collecte – couteaux pour inciser les arbres, boîtes pour recueillir le latex, paniers pour entasser les boules de caoutchouc –, et en objets domestiques, graines, linge, lampes et quelques aliments. Les prix étaient fixés par la Compagnie, de sorte que l’indigène soit toujours en dette et travaille le restant de ses jours afin d’amortir celle-ci. Comme les chefs n’avaient pas de solde mais des commissions sur le caoutchouc recueilli dans chaque comptoir, leurs exigences pour obtenir le maximum de latex étaient implacables. Chaque collecteur restait quinze jours dans la forêt, laissant sa femme et ses enfants en qualité d’otages. Les chefs et les racionales disposaient d’eux à discrétion, pour le service domestique ou leurs appétits sexuels. Ils avaient tous de véritables sérails – beaucoup de fillettes qui n’avaient pas atteint la puberté – qu’ils échangeaient à leur guise, ce qui n’empêchait pas, par jalousie, certains règlements de comptes au pistolet ou au couteau. Tous les quinze jours les collecteurs revenaient au comptoir avec leur caoutchouc. Celui-ci était pesé sur les balances truquées. Si au bout de trois mois ils ne complétaient pas les trente kilos, ils recevaient des punitions qui allaient du fouet au cep, aux oreilles et nez tranchés, ou, dans les cas extrêmes, à la torture et à l’assassinat de la femme et des enfants, et du collecteur lui-même. Les cadavres n’étaient pas enterrés mais livrés aux bêtes de la forêt. Tous les trois mois les canots et les vapeurs de la Compagnie venaient chercher le caoutchouc qui, entretemps, avait été fumé, lavé et talqué. Les bateaux transportaient tantôt leur chargement du Putumayo à Iquitos et tantôt directement à Manaus pour y être exporté vers l’Europe et les États-Unis.

Roger Casement put constater qu’un grand nombre de racionales ne faisaient pas le moindre travail productif. Ils étaient purement et simplement geôliers, tortionnaires et exploiteurs des indigènes. Ils restaient tout le jour affalés, à fumer, boire et s’amuser, à jouer au ballon, à se raconter des blagues ou à donner des ordres. C’est sur les indigènes que retombait tout le travail : construire des habitations, réparer les toitures endommagées par les pluies, remettre en état le sentier qui descendait à l’embarcadère, laver, nettoyer, porter, cuisiner, déplacer des choses ici ou là et, dans le peu de temps de libre qu’il leur restait, travailler à leurs lopins de terre sans lesquels ils n’auraient pas eu de quoi manger.

Roger comprenait l’état d’esprit de ses compagnons. Si lui, qui, après vingt ans d’Afrique, croyait avoir tout vu, était malade de ce qui se passait ici, en avait les nerfs brisés, avec des moments d’abattement total, quelle ne devait pas être la réaction de ceux qui avaient le plus souvent vécu dans un monde civilisé et pensaient qu’il en allait ainsi dans le reste du monde, avec des sociétés régies par des lois, des églises, des polices, des mœurs et une morale qui empêchait les êtres humains de se comporter comme des bêtes ?

Roger voulait rester au Putumayo pour que son rapport soit le plus complet possible, mais pas seulement pour cela. Une autre raison était la curiosité qu’il éprouvait de connaître en personne ce personnage qui, selon tous les témoignages, était le paradigme de la cruauté de ce monde : Armando Normand, le chef de Matanzas.

Il avait entendu à Iquitos des anecdotes, des commentaires et des allusions à ce nom toujours associé à de telles méchancetés et ignominies qu’il en était obsédé, au point d’avoir des cauchemars dont il se réveillait en sueur et le cœur battant. Il était sûr que bien des choses qu’il avait entendues de la bouche des Barbadiens sur Normand étaient des exagérations attisées par l’imagination enflammée si fréquente chez les gens de ces terres. Mais, même ainsi, que cet individu ait pu susciter pareille mythologie montrait bien qu’il s’agissait d’un être qui, pour impossible que cela semble, dépassait encore en sauvagerie des scélérats tels qu’Abelardo Agüero, Alfredo Montt, Fidel Velarde, Elías Martinengui et d’autres de cet acabit.

Personne ne savait au juste de quelle nationalité il était – péruvienne ? bolivienne ? anglaise ? – mais tous étaient d’accord pour dire qu’il n’avait pas trente ans et qu’il avait fait ses études en Angleterre. Juan Tizón avait entendu dire qu’il avait un diplôme de comptable d’une école londonienne.

Apparemment il était petit, mince et très laid. Selon le Barbadien Joshua Dyall, il émanait de sa petite personne insignifiante une « force maligne » qui faisait trembler celui qui s’approchait de lui et son regard, pénétrant et glacial, ressemblait à celui d’une vipère. Dyall assurait que non seulement les Indiens, mais aussi les muchachos et même les contremaîtres ne se sentaient pas en sécurité à côté de lui. Car à tout moment Armando Normand pouvait ordonner ou exécuter lui-même quelque férocité à faire se dresser les cheveux sur la tête sans se départir de son indifférence dédaigneuse envers tout ce qui l’entourait. Dyall avoua à Roger et à la Commission qu’au comptoir de Matanzas, Normand lui avait un jour ordonné d’assassiner cinq Andoques, punis pour n’avoir pas respecté les quotas de caoutchouc. Dyall avait tué les deux premiers au revolver, mais le chef avait ordonné que, les deux suivants, il fallait d’abord leur écraser les testicules avec une pierre meulière et les achever à coups de bâton. Quant au dernier, il le lui avait fait étrangler de ses mains. Pendant toute l’opération il était resté assis sur un tronc d’arbre, à fumer et observer, sans que son visage rougeaud perde un seul instant son expression indolente.

Un autre Barbadien, Seaford Greenwich, qui avait travaillé quelques mois avec Armando Normand à Matanzas, raconta que le sujet de conversation favori des racionales du comptoir était cette manie du chef de mettre du piment moulu ou des piments entiers dans le sexe de ses petites concubines pour les entendre crier sous la brûlure. D’après Greenwich ce n’est qu’ainsi qu’il s’excitait et pouvait les prendre. À une certaine époque, toujours selon le Barbadien, Normand, au lieu de mettre au cep ceux qu’il punissait, les hissait avec une chaîne en haut d’un grand arbre et les laissait tomber pour voir comment, en s’écrasant à terre, ils se brisaient tête et os ou se tranchaient la langue de leurs dents. Un autre contremaître qui avait servi sous les ordres de Normand affirma devant la Commission que les Andoques avaient plus peur de son chien que de lui, parce qu’il avait dressé un dogue à mordre et déchirer les chairs de l’Indien sur qui il le lançait.

Toutes ces horreurs pouvaient-elles être vraies ? Roger Casement se disait, en relisant ses notes, que, dans la longue liste des êtres infâmes qu’il avait connus au Congo, de ceux que le pouvoir et l’impunité avaient rendus monstrueux, aucun n’arrivait à la cheville de cet individu. Il éprouvait une curiosité un peu perverse de le connaître, de l’entendre parler, de le voir agir et de savoir d’où il sortait. Et de ce qu’il pouvait dire des forfaits qu’on lui attribuait.

D’Occidente, Roger Casement et ses amis se transportèrent, toujours dans le canot Veloz, au comptoir Último Retiro. Il était plus petit que les précédents et avait lui aussi l’aspect d’une forteresse, avec sa palissade et ses gardes armés autour de la modeste poignée de bâtiments. Les Indiens lui semblèrent plus primitifs et sauvages que les Huitotos. Ils allaient à moitié nus, avec des pagnes qui leur couvraient à peine le sexe. C’est là que Roger remarqua pour la première fois deux indigènes portant sur les fesses la marque de la compagnie : CA. Ils semblaient plus vieux que la plupart des autres. Il essaya de parler avec eux, mais ils ne comprenaient ni l’espagnol, ni le portugais, ni le huitoto de Frederick Bishop. Parcourant plus tard Último Retiro, ils découvrirent d’autres Indiens marqués. Un employé du comptoir leur apprit qu’au moins un tiers des indigènes du coin portaient la marque CA sur le corps. La pratique avait été suspendue depuis quelques semaines, quand la Peruvian Amazon Company avait accepté la venue de la Commission au Putumayo.

Pour arriver du fleuve à Último Retiro il fallait grimper une côte trempée de boue par les pluies, où les jambes s’enfonçaient jusqu’aux genoux. Quand Roger put retirer ses chaussures et s’étendre sur son grabat tous ses os lui faisaient mal. Sa conjonctivite était revenue. Avec un œil qui lui piquait et pleurait tellement qu’après y avoir mis le collyre il l’avait bandé. Ainsi resta-t-il plusieurs jours, tel un pirate, un bandeau sur l’œil protégé par une compresse humide. Comme ces précautions ne suffisaient pas à le guérir de l’inflammation et du larmoiement, dès lors et jusqu’à la fin de son voyage, aussitôt qu’il cessait de travailler – c’était rare –, il courait s’étendre sur son hamac ou son grabat et restait les deux yeux bandés avec des compresses d’eau tiède. Les douleurs s’atténuaient de la sorte. Pendant ces temps de repos et la nuit – il dormait à peine quatre ou cinq heures –, il essayait d’organiser mentalement le rapport qu’il allait rédiger pour le Foreign Office. Les lignes générales en étaient claires. D’abord, un tableau des conditions du Putumayo quand les pionniers étaient venus s’y installer, vingt ans plus tôt, envahissant les terres des tribus. Et comment, désespérant de trouver des bras, ils avaient entrepris leurs « raids », sans crainte d’être sanctionnés parce qu’il n’y avait dans ces endroits ni police ni justice. Ils étaient, eux, la seule autorité, forte de leurs armes à feu, contre qui les frondes, les lances et les sarbacanes avaient peu d’effet.

Il devait, en deuxième lieu, décrire avec clarté le système d’exploitation du caoutchouc fondé sur le travail d’esclave des indigènes et attisé par la cupidité des chefs qui, travaillant au pourcentage du caoutchouc recueilli, usaient des châtiments physiques, des mutilations et des assassinats pour augmenter la production. L’impunité et leur pouvoir absolu avaient développé chez ces individus des tendances sadiques qui, ici, pouvaient se donner libre cours contre des personnes privées de tous les droits.

Son rapport serait-il de quelque utilité ? Oui sans doute, du moins pour que la Peruvian Amazon Company soit sanctionnée. Le gouvernement britannique demanderait aux autorités péruviennes de traduire devant les tribunaux les responsables de ces crimes. Le président Augusto B. Leguía aurait-il le courage de le faire ? Juan Tizón disait que oui et que le scandale éclaterait à Lima tout autant qu’à Londres dès qu’on saurait ce qui se passait là. L’opinion publique exigerait qu’on punisse les coupables. Mais Roger se posait des questions. Que pouvait faire le gouvernement péruvien au Putumayo, où il n’avait pas un seul représentant et où la Compagnie de Julio C. Arana se flattait, à juste titre, d’être, avec ses bandes d’assassins, ce qui préservait la souveraineté du Pérou sur ces terres ? On n’en resterait donc qu’au stade de la gesticulation rhétorique. Le martyre des communautés indigènes d’Amazonie se poursuivrait, jusqu’à l’extinction de celles-ci. Cette perspective le déprimait. Mais, au lieu de le paralyser, cela l’incitait à faire encore plus d’efforts, à enquêter, à rencontrer des témoins et à écrire. Il avait déjà un tas de fiches et de cahiers rédigés de son écriture claire et directe.

De Último Retiro ils se rendirent à Entre Ríos, par voie fluviale et terrestre, ce qui les amena à se déplacer toute une journée dans la brousse. L’idée avait enchanté Roger Casement : ce contact corporel avec la nature sauvage lui ferait revivre ses années de jeunesse, ses longues expéditions sur le continent africain. Mais, bien qu’à parcourir douze heures durant la forêt vierge, s’enfonçant parfois dans la boue jusqu’à la taille, dérapant sur des buissons qui dissimulaient des pentes et franchissant certains secteurs sur des canots qui, propulsés par les perches des indigènes, glissaient sur de minces poches d’eau et sous un feuillage si épais qu’il assombrissait le soleil, il ait souvent senti l’excitation et la joie d’autrefois, l’expérience lui avait surtout servi à constater le passage du temps et l’usure de son corps. Ce n’était pas seulement la douleur aux bras, au dos et aux jambes, mais aussi la fatigue invincible contre laquelle il devait lutter en faisant des efforts surhumains pour que ses compagnons ne le remarquent pas. Louis Barnes et Seymour Bell en furent si épuisés qu’à mi-parcours, ils durent être portés sur des hamacs, chacun par quatre des vingt indigènes qui composaient l’escorte. Roger observa, impressionné, avec quelle aisance se déplaçaient ces Indiens aux jambes si minces et à l’aspect squelettique, en portant sur leurs épaules bagages et provisions, sans manger ni boire des heures durant. À l’une des haltes, Juan Tizón accéda à la demande de Casement et ordonna de partager plusieurs boîtes de sardines entre les indigènes.

Ils virent, chemin faisant, des bandes de perroquets, de ces singes joueurs aux yeux si vifs appelés capucins, toutes sortes d’oiseaux, et des iguanes aux yeux chassieux dont la peau rugueuse se confondait avec les branches et les troncs où ils s’aplatissaient. Et aussi, une reine-victoria, ces immenses feuilles circulaires qui flottaient sur les lagunes comme des radeaux.

Ils touchèrent Entre Ríos au crépuscule. Le comptoir était sous le choc de la mort d’une indigène qui s’était éloignée du campement pour aller accoucher au bord du fleuve, toute seule comme elles font, et qui avait été dévorée par un jaguar. Une battue de chasseurs sur les traces du jaguar, avec à sa tête le chef, venait de rentrer, bredouille. Ce chef s’appelait Andrés O’Donnell. Il était jeune et de belle allure ; il disait que son père était irlandais, mais Roger, après l’avoir interrogé, nota chez lui une telle confusion quant à ses ancêtres et l’Irlande, qu’il estima que c’était plutôt le grand-père ou l’aïeul de O’Donnell qui avait été le premier Irlandais de la famille à fouler la terre péruvienne. Il fut chagriné qu’un descendant d’Irlandais soit un des lieutenants d’Arana au Putumayo, bien que, selon les témoignages, il ait eu l’air moins sanguinaire que d’autres chefs : on l’avait bien vu fouetter des indigènes et leur voler leurs femmes ou leurs filles pour son harem personnel – il avait sept femmes vivant avec lui et une nuée de gosses –, mais ses états de service ne laissaient apparaître aucun meurtre de ses mains ni même d’ordre d’exécution. On trouvait le cep, en revanche, dans un endroit visible d’Entre Ríos, et tous les muchachos et Barbadiens avaient le fouet à la taille, parfois utilisé comme ceinture de pantalon. Et un grand nombre d’Indiens et d’Indiennes arboraient des cicatrices au dos, aux jambes et aux fesses.

Malgré les exigences de sa mission officielle de n’interroger que les citoyens britanniques travaillant pour le compte de la Compagnie d’Arana, c’est-à-dire les Barbadiens, à partir d’Occidente Roger se mit à interroger aussi les racionales disposés à répondre à ses questions. Cette pratique, à Entre Ríos, s’étendit à toute la Commission. Pendant leur séjour là, outre les trois Barbadiens au service d’Andrés O’Donnell comme contremaîtres, le chef lui-même et bon nombre de ses muchachos acceptèrent de porter témoignage.

Il en allait presque toujours ainsi. Au début, ils étaient tous réticents, évasifs et mentaient effrontément. Mais il suffisait d’un lapsus, d’une imprudence involontaire révélant le monde de vérités qu’ils cachaient, pour que tout aussitôt ils se mettent à parler et à en dire plus qu’on ne le leur demandait, s’impliquant eux-mêmes comme preuve de la véracité de ce qu’ils rapportaient. Mais malgré plusieurs tentatives, Roger ne put recueillir le témoignage direct d’aucun Indien.

Le 16 octobre 1910, tandis que ses compagnons de la Commission et lui – accompagnés de Juan Tizón, de trois Barbadiens et d’une vingtaine d’Indiens muinanes, menés par leur curaca, le chef de la communauté, qui portaient le chargement – se dirigeaient à travers la forêt, sur un étroit sentier, du comptoir d’Entre Ríos à celui de Matanzas, Roger Casement nota dans son journal une idée qui avait trotté dans sa tête depuis qu’il avait débarqué à Iquitos : « Je suis parvenu à la conviction absolue que la seule façon pour les indigènes du Putumayo de sortir de la condition misérable à laquelle ils ont été réduits, c’est de se dresser en armes contre leurs maîtres. C’est une illusion dépourvue de toute réalité de croire, comme Juan Tizón, que cette situation changera lorsque l’État péruvien s’imposera ici et qu’il y aura des autorités, des juges et des policiers pour faire respecter les lois qui interdisent la servitude et l’esclavage au Pérou depuis 1854. Les feront-ils respecter comme à Iquitos, où les familles achètent pour vingt ou trente soles les filles et les garçons volés par les trafiquants ? Feront-ils respecter les lois, ces juges, ces policiers, ces autorités qui reçoivent leurs salaires de la Casa Arana parce que l’État n’a pas de quoi les payer ou parce que les bandits et les bureaucrates extorquent l’argent en chemin ? Dans cette société l’État est un rouage inséparable de la machine d’exploitation et d’extermination. Les indigènes ne doivent rien attendre de semblables institutions. S’ils veulent être libres ils doivent conquérir leur liberté avec leurs bras et leur courage. Comme le cacique bora Katenere. Mais sans se sacrifier pour des raisons sentimentales, comme lui. En luttant jusqu’au bout. » Tandis qu’absorbé par ces phrases qu’il avait couchées sur son journal, il marchait à grands pas, en s’ouvrant un passage avec sa machette entre les lianes, les fourrés, les troncs et les branches obstruant le chemin, il en vint à penser le soir : « Nous, les Irlandais, sommes comme les Huitotos, les Boras, les Andoques et les Muinanes du Putumayo. Colonisés, exploités et condamnés à l’être toujours si nous continuons à faire confiance aux lois, aux institutions et aux gouvernements de l’Angleterre pour atteindre à la liberté. On ne nous la donnera jamais. Pourquoi le ferait-il, cet Empire qui nous colonise, s’il ne sent pas une pression irrésistible qui l’oblige à le faire ? Cette pression ne peut venir que des armes. » Cette idée que, les jours, les semaines, les mois et les années à venir, il allait polir et renforcer, et selon laquelle l’Irlande, comme les Indiens du Putumayo, si elle voulait être libre devrait se battre pour y parvenir, l’absorba de telle sorte pendant les huit heures du trajet, qu’il oublia même de penser que dans très peu de temps il allait connaître en personne le chef de Matanzas : Armando Normand.

Matanzas était située sur les rives du fleuve Cahuinari, un affluent du Caquetá, et pour y parvenir il fallait escalader une côte escarpée que les fortes pluies tombées peu avant son arrivée avaient transformée en un torrent de boue. Seuls les Muinanes purent la gravir sans tomber. Les autres glissaient, roulaient, se relevaient couverts de terre et d’ecchymoses. Sur le terre-plein, également protégé par une palissade de roseaux, des indigènes jetèrent de grands seaux d’eau sur les voyageurs pour les nettoyer de leur boue.

Le chef n’était pas là. Il dirigeait un « raid » contre cinq indigènes fugitifs qui, semble-t-il, avaient réussi à franchir la frontière colombienne, toute proche. Il y avait cinq Barbadiens à Matanzas et tous cinq, parfaitement informés de sa venue et de sa mission, traitèrent avec beaucoup de respect « monsieur le consul ». Ils les conduisirent à leurs habitations. Roger Casement, Louis Barnes et Juan Tizón furent installés dans une grande baraque en bois, à toit de palme et fenêtres grillagées qui, leur dirent-ils, était la maison de Normand et de ses femmes quand ils étaient à Matanzas. Mais sa demeure habituelle se trouvait à La China, un petit campement à deux kilomètres en amont, où il était interdit aux Indiens d’approcher. C’est là que vivait le chef entouré de ses racionales armés, car il craignait d’être victime d’une tentative d’assassinat de la part des Colombiens, qui l’accusaient de ne pas respecter la frontière et de la traverser dans ses « raids » pour enlever des porteurs ou capturer des déserteurs. Les Barbadiens leur expliquèrent qu’Armando Normand emmenait toujours avec lui les jeunes femmes de son harem parce qu’il était très jaloux.

Il y avait à Matanzas des Boras, des Andoques et des Muinanes, mais pas de Huitotos. Presque tous les indigènes portaient des cicatrices de fouet et au moins une douzaine d’entre eux la marque de la Casa Arana sur les fesses. Le cep se trouvait au centre du terre-plein, sous cet arbre, boursouflé de furoncles et de plantes parasites, appelé lupuna, vénéré et redouté par toutes les tribus de la région.

Dans sa chambre, qui était sans doute celle de Normand, Roger vit des photos jaunies où apparaissait le visage enfantin de cet homme, un diplôme de The London School of Book-keepers de l’année 1903, et un autre, antérieur, d’une Senior School. C’était donc vrai : il avait fait ses études en Angleterre et possédait un titre de comptable.

Armando Normand revint à Matanzas à la nuit tombante. Par sa petite fenêtre grillagée, Roger le vit passer, dans l’éclat des lanternes, petit, mince et presque aussi chétif qu’un indigène, suivi de muchachos à la mine patibulaire, armés de winchesters et de revolvers, ainsi que de huit ou dix femmes drapées dans leur cushma ou tunique amazonienne, pour pénétrer aussitôt dans la maison voisine.

Pendant la nuit Roger se réveilla plusieurs fois, dans l’angoisse et la pensée de l’Irlande. Il éprouvait la nostalgie de son pays. Il y avait vécu si peu et, pourtant, il se sentait de plus en plus solidaire de son destin et de ses souffrances. Depuis qu’il avait pu voir de près le calvaire d’autres peuples colonisés, plus que jamais la situation de l’Irlande lui faisait mal. Il était pressé d’en finir avec ce travail, d’achever son rapport sur le Putumayo, de le remettre au Foreign Office et de rentrer en Irlande travailler, maintenant sans aucune distraction, avec ces compatriotes idéalistes et voués à la cause de leur émancipation. Il récupérerait le temps perdu, se plongerait dans l’Eire, étudierait, agirait, écrirait et par tous les moyens à sa portée tâcherait de convaincre les Irlandais que, s’ils voulaient la liberté, il leur faudrait la conquérir avec détermination et sacrifice.

Le lendemain matin, quand il descendit déjeuner, Armando Normand était déjà là, assis devant une table avec des fruits, du manioc qui remplaçait le pain et des tasses de café. Il était en effet très petit de taille et malingre, avec un visage d’enfant vieilli et un regard bleu, fixe et dur, qui apparaissait et disparaissait sous ses battements de paupières permanents. Il portait des bottes, une casaque bleue et une chemise blanche sous un gilet de cuir, avec un crayon et un carnet dépassant de l’une de ses poches. Il avait un revolver à la ceinture.

Il parlait un anglais parfait, avec un étrange accent que Roger ne put identifier. Cet homme le salua d’une courbette presque imperceptible, sans dire un mot. Il fut très économe en paroles, s’exprimant presque par monosyllabes, pour le renseigner sur sa vie à Londres et préciser sa nationalité – « disons que je suis péruvien » – et il répondit avec une certaine morgue quand Roger lui dit que les membres de la Commission et lui avaient été impressionnés de voir que, sur les domaines d’une compagnie britannique, on maltraitait les indigènes de façon inhumaine.

— Si vous viviez ici, vous penseriez différemment, fit-il sèchement, sans s’émouvoir le moins du monde, ajoutant après une petite pause : Les animaux, on ne peut les traiter comme des êtres humains. Une yacumama, un jaguar, un puma n’entendent pas raison. Les sauvages non plus. Enfin, je sais bien, des étrangers qui ne sont ici que de passage, on ne peut les convaincre.

— J’ai vécu vingt ans en Afrique, et je ne suis pas devenu un monstre, dit Casement. Alors que c’est ce que vous êtes devenu, monsieur Normand. Nous avons entendu parler de vous tout au long du voyage. Les horreurs qu’on raconte sur votre compte au Putumayo dépassent l’entendement. Le saviez-vous ?

Armando Normand ne broncha pas. En le regardant toujours de ce regard blanc et inexpressif, il se borna à hausser les épaules et cracha par terre.

— Puis-je vous demander combien d’hommes et de femmes vous avez tués ? lui lança Roger à brûle-pourpoint.

— Tous ceux qu’il a fallu, rétorqua le chef de Matanzas sans changer de ton et en se levant. Excusez-moi, j’ai du travail.

Le dégoût que Roger éprouvait pour ce petit homme était si fort qu’il décida de ne pas l’interroger personnellement et de laisser cette tâche aux membres de la Commission. Cet assassin ne leur dirait qu’une kyrielle de mensonges. Il préféra entendre les Barbadiens et les racionales qui acceptèrent de témoigner. Il le fit matin et soir, en consacrant le reste de sa journée à développer avec plus de soin ce qu’il notait pendant ces entretiens. Le matin, il descendait plonger dans le fleuve, prenait quelques photos et ensuite n’arrêtait pas de travailler jusqu’à la nuit. Il s’affalait alors sur son grabat, rompu de fatigue. Son sommeil était entrecoupé et fébrile. Il remarquait qu’il maigrissait de jour en jour.

Il était fatigué et en avait assez. Ayant déjà connu cela au Congo, il se mit à redouter que la succession affolante de crimes, de violences et d’horreurs de toute sorte qu’il découvrait chaque jour n’affecte son équilibre mental. La santé de son esprit pourrait-elle résister à tout cet effroi quotidien ? La pensée que peu de gens en Angleterre croiraient que les « Blancs » et les « métis » du Putumayo pouvaient en arriver à cette sauvagerie extrême le démoralisait. Il serait une fois de plus accusé d’exagération et de préjugé, et de grossir les exactions pour donner un aspect plus dramatique à son rapport. Ce n’est pas seulement le traitement inique contre les indigènes qui le tenait dans cet état. Mais de savoir qu’après avoir vu, entendu et été témoin de ce qui se passait ici, il n’aurait plus jamais la vision optimiste de la vie qu’il connaissait dans sa jeunesse.

Quand il apprit qu’une expédition de porteurs allait partir de Matanzas pour apporter le caoutchouc recueilli ces trois derniers mois au comptoir d’Entre Ríos et de là à Puerto Peruano pour être embarqué vers l’étranger, il annonça à ses compagnons qu’il l’accompagnerait. La Commission pouvait rester là afin d’achever l’inspection et les entretiens. Ses amis étaient aussi épuisés et déprimés que lui. Ils lui racontèrent que l’attitude insolente d’Armando Normand avait changé d’un coup quand ils lui avaient fait savoir que « monsieur le consul » avait reçu mission de venir enquêter sur les atrocités du Putumayo de sir Edward Grey lui-même, chancelier de l’Empire britannique, et que les assassins et tortionnaires, en tant qu’employés d’une compagnie anglaise, pouvaient être traduits devant les tribunaux d’Angleterre. Surtout s’ils avaient la nationalité anglaise ou prétendaient l’acquérir, comme ce pouvait être son cas. Ou bien être remis aux mains des gouvernements péruvien ou colombien pour être jugés sur place. Après avoir entendu cela, Normand avait adopté une attitude soumise et servile envers la Commission. Il niait ses crimes et leur avait assuré qu’à partir de maintenant, les erreurs du passé ne seraient plus commises : les indigènes seraient bien nourris, soignés en cas de maladie, rémunérés pour leur travail et traités comme des êtres humains. Il avait fait coller une affiche au centre du terre-plein proclamant ces intentions. C’était ridicule car les indigènes, tous analphabètes, ne pouvaient la lire, pas plus que la plupart des racionales. C’était au seul usage des commissionnaires.

Le voyage à pied, à travers la forêt, de Matanza à Entre Ríos, en compagnie des quatre-vingts indigènes – Boras, Andoques et Muinanes – qui transportaient sur leurs épaules le caoutchouc recueilli par les gens d’Armando Normand, allait être un des souvenirs les plus épouvantables du premier voyage au Pérou de Roger Casement. Ce n’était pas Normand qui commandait l’expédition, mais Negretti, un de ses lieutenants, un métis aux yeux bridés et aux dents en or qui se fouillait tout le temps la bouche avec un cure-dents et dont la voix de stentor faisait trembler, sursauter, se hâter, le visage défiguré par la peur, l’armée de squelettes couverts de plaies, de marques et de cicatrices, parmi laquelle beaucoup de femmes et d’enfants, certains en bas âge, de l’expédition. Negretti portait un fusil à l’épaule, un revolver au ceinturon et un fouet. Le jour du départ, Roger lui demanda l’autorisation de le photographier et Negretti accepta, en riant. Mais son sourire s’effaça quand Casement l’avertit, en pointant du doigt son fouet :

— Si je vous vois l’utiliser contre les indigènes, je vous livrerai personnellement à la police d’Iquitos.

Negretti eut l’air totalement déconcerté. Au bout d’un moment, il marmonna :

— Avez-vous quelque autorité dans la Compagnie ?

— J’ai l’autorité que m’a confiée le gouvernement anglais pour enquêter sur les exactions commises au Putumayo. Vous savez que la Peruvian Amazon Company pour laquelle vous travaillez est britannique, n’est-ce pas ?

L’homme, décontenancé, finit par s’éloigner. Et Casement ne le vit jamais fouetter les porteurs, seulement crier après eux pour qu’ils se dépêchent ou les accabler d’injures et d’insultes quand ils laissaient tomber les « boudins » de caoutchouc qu’ils portaient sur l’épaule et la tête parce que leurs forces faiblissaient ou qu’ils trébuchaient.

Roger avait amené avec lui trois Barbadiens, Bishop, Sealey et Lane. Les neuf autres qui les accompagnaient restèrent avec la Commission. Casement avait recommandé à ses amis de ne jamais s’éloigner de ces témoins parce qu’ils couraient le risque d’être intimidés ou subornés par Normand et ses comparses pour les faire se rétracter de leurs témoignages, voire assassinés.

Le plus pénible dans cette expédition, ce n’étaient pas les grosses mouches bleues bourdonnantes, qui les criblaient de piqûres jour et nuit, ni les orages qui, parfois, leur tombaient dessus en les trempant, et transformaient le sol en ruisselets glissants d’eau, de boue, de feuilles et d’arbres morts, ni même l’inconfort du campement qu’ils dressaient la nuit pour dormir tant bien que mal après avoir dîné d’une boîte de sardines ou de soupe et bu au thermos quelques traits de whisky ou de thé. Ce qu’il y avait de terrible, torture qui lui donnait remords et mauvaise conscience, c’était de voir ces indigènes nus, pliés en deux sous le poids des « boudins » de caoutchouc, que Negretti et ses muchachos faisaient avancer à grands cris, les pressant toujours, avec des haltes très espacées, et sans rien leur donner à manger. Quand il demanda à Negretti pourquoi les rations n’étaient pas partagées avec les indigènes, le contremaître le regarda comme s’il ne comprenait pas. Quand Bishop lui expliqua la question, Negretti affirma, sans aucune vergogne :

— Ils n’aiment pas ce que nous mangeons, nous les chrétiens. Ils ont leur propre bouffe.

Mais ils n’en avaient aucune, parce qu’on ne pouvait taxer de nourriture les petites poignées de farine de manioc qu’ils portaient parfois à leur bouche, ou les tiges de plantes et les feuilles qu’ils roulaient soigneusement avant de les avaler. Ce qui paraissait incompréhensible à Roger, c’était comment des gosses de dix ou douze ans pouvaient porter pendant des heures et des heures ces « boudins » qui ne pesaient – il les avait soulevés – jamais moins de vingt kilos, et parfois trente, ou davantage encore. Le premier jour de marche un adolescent bora s’écroula soudain, écrasé par sa charge. Il se plaignait faiblement quand Roger essaya de le ranimer en lui faisant boire une petite boîte de soupe. Les yeux du gosse montraient une peur animale. Deux ou trois fois il tenta de se lever, sans y parvenir. Bishop lui expliqua :

— S’il a tellement peur, c’est parce que, si vous n’étiez pas là, Negretti l’achèverait d’une balle dans la peau pour servir de leçon aux autres païens et les empêcher de s’évanouir.

Le garçon n’était pas en état de se relever, si bien qu’on l’abandonna sur la piste. Roger lui laissa deux boîtes de conserve et son parapluie. Il comprit alors pourquoi ces êtres chétifs pouvaient porter de tels poids : par peur d’être assassinés s’ils osaient défaillir. La terreur démultipliait leurs forces.

Le second jour une vieille femme s’écroula morte d’un coup, alors qu’elle essayait de grimper une côte avec trente kilos de caoutchouc sur le dos. Negretti, après s’être assuré qu’elle était sans vie, se hâta de répartir les deux « boudins » de la morte entre d’autres indigènes, avec une moue de dégoût et en se raclant la gorge.

À Entre Ríos, dès qu’il se fut baigné et reposé un peu, Roger s’empressa de noter sur ses cahiers les péripéties et réflexions du voyage. Une idée le hantait, une idée qui, les jours, les semaines et les mois suivants, reviendrait comme une obsession et lui dicterait peu à peu sa conduite : « Nous ne devons pas permettre que la colonisation arrive à châtrer l’esprit des Irlandais comme elle a châtré celui des indigènes de l’Amazonie. Il faut agir maintenant, une bonne fois, avant qu’il ne soit trop tard et que nous soyons devenus des automates. »

Tout en attendant l’arrivée de la Commission, il ne perdit pas de temps. Il eut quelques entretiens, mais surtout il vérifia papiers et factures, livres de comptes du magasin et registres de l’administration. Il voulait établir combien prenait en plus la Compagnie de Julio C. Arana pour la nourriture, les médicaments, les vêtements, les armes et les ustensiles qu’elle avançait aux indigènes et aussi aux contremaîtres et muchachos. Les pourcentages variaient d’un produit à l’autre, mais la constante était que sur toutes les ventes le magasin doublait, triplait, voire quintuplait les prix. Il s’acheta deux chemises, un pantalon, un chapeau, des chaussures de randonnée qu’il aurait pu acquérir à Londres au tiers de leur prix. Il n’y avait pas que les indigènes à être pressurés, mais également ces pauvres malheureux, tueurs et vagabonds, qui étaient au Putumayo pour exécuter les consignes des chefs. Rien d’étonnant à ce que les uns et les autres soient toujours en dette envers la Peruvian Amazon Company et qu’ils y restent attachés jusqu’à leur mort, ou jusqu’à ce que l’entreprise les considère comme hors d’usage.

Il fut plus difficile à Roger de se faire une idée approximative du nombre d’indigènes qu’il y avait au Putumayo autour de 1893, quand les premières exploitations de caoutchouc s’installèrent dans la région et que commencèrent les « raids », et de ceux qui restaient en cette année 1910. Il n’y avait pas de statistiques sérieuses, ce qu’on en avait écrit restait vague, et les chiffres différaient beaucoup selon les cas. Celui qui semblait avoir fait le calcul le plus fiable était l’infortuné explorateur et ethnologue français Eugène Robuchon (mystérieusement disparu dans la région du Putumayo en 1905 alors qu’il cartographiait tout le domaine de Julio C. Arana), selon lequel les sept tribus de la zone – Huitotos, Ocaimas, Muinanes, Nonuyas, Andoques, Rezígaros et Boras – devaient totaliser quelque cent mille âmes avant que le caoutchouc n’attire les « civilisés » au Putumayo. Juan Tizón tenait ce chiffre pour très exagéré. Pour sa part, par différentes analyses et comparaisons, il soutenait que le chiffre d’environ quarante mille était plus près de la vérité. En tout cas, il ne restait maintenant guère plus de dix mille survivants. Ainsi, le régime imposé par les caoutchoutiers avait déjà liquidé les trois quarts de la population indigène. Beaucoup, sans doute, avaient été victimes de la variole, de la malaria, du béribéri et autres fléaux. Mais l’immense majorité avait disparu sous l’effet de l’exploitation, de la faim, des mutilations, du cep et des assassinats. À ce rythme, il arriverait à toutes ces tribus la même chose qu’aux Iquarasi, qui s’étaient totalement éteints.

Deux jours plus tard ses compagnons de la Commission arrivaient à Entre Ríos. Roger fut surpris de voir apparaître avec eux Armando Normand, suivi de son harem de fillettes. Folk et Barnes l’avertirent que, bien que la raison officielle de la venue du chef de Matanzas soit son souci de surveillance personnelle de l’embarquement du caoutchouc à Puerto Peruano, c’était la peur de son avenir qui le motivait. Dès qu’il avait appris les accusations des Barbadiens contre lui, il avait lancé une campagne de subornations et de menaces pour qu’ils se rétractent. Et il avait obtenu que certains, comme Levine, envoient une lettre à la Commission (rédigée sans doute par Normand lui-même) disant qu’ils démentaient toutes les déclarations, qu’on leur avait arrachées « par tromperie », et qu’ils voulaient établir clairement et par écrit qu’à la Peruvian Amazon Company on n’avait jamais maltraité les indigènes, et qu’employés et porteurs travaillaient en amitié pour la grandeur du Pérou. Folk et Barnes pensaient que Normand allait essayer de suborner ou d’intimider Bishop, Sealy et Lane, voire Casement lui-même.

En effet, le lendemain matin très tôt, Armando Normand vint frapper à la porte de Roger et lui proposer « une conversation franche et amicale ». Le chef de Matanzas avait perdu son assurance et l’arrogance avec laquelle il s’était adressé à Roger la fois précédente. On le sentait nerveux. Il se frottait les mains et se mordait la lèvre inférieure tandis qu’il parlait. Ils se rendirent au dépôt du caoutchouc, dans un terrain vague broussailleux que la tempête de la nuit avait couvert de mares et de crapauds. Un remugle de latex sortait du dépôt et Roger pensa un moment que cette odeur ne venait pas des « boudins » de caoutchouc stockés dans le grand hangar, mais du petit bonhomme rougeaud qui, à ses côtés, semblait un nabot.

Normand avait bien préparé son discours. Les sept années qu’il avait passées dans la forêt exigeaient de terribles privations chez quelqu’un qui avait été éduqué à Londres. Il ne voulait pas que, du fait de malentendus et de calomnies d’envieux, sa vie soit pénalisée par des embrouilles judiciaires et qu’il ne puisse réaliser son vœu de revenir en Angleterre. Il lui jura sur son honneur qu’il n’avait pas de sang sur les mains ni sur la conscience. Il était sévère mais juste, et disposé à appliquer toutes les mesures que la Commission et « monsieur le consul » suggéreraient pour améliorer le fonctionnement de l’entreprise.

— Que cessent les « raids » et l’enlèvement d’indigènes, énuméra Roger, lentement, en comptant sur les doigts de ses deux mains, que disparaissent le cep et le fouet, que les Indiens ne travaillent plus gratis, que les chefs, les contremaîtres et les muchachos ne recommencent pas à violer ni à voler les femmes et les filles des indigènes, que disparaissent les châtiments physiques et qu’on paie des réparations aux familles de ceux qu’on a assassinés ou brûlés vifs, ainsi qu’à ceux à qui on a coupé les oreilles, le nez, les mains et les pieds. Qu’on n’abuse plus les porteurs avec des balances truquées et des prix multipliés au magasin pour en faire d’éternels débiteurs de la Compagnie. Tout cela, seulement pour commencer. Parce qu’il faudrait beaucoup d’autres réformes pour que la Peruvian Amazon Company mérite d’être une compagnie britannique.

Armando Normand était livide et le regardait sans comprendre.

— Vous voulez que la Peruvian Amazon Company disparaisse, monsieur Casement ? balbutia-t-il enfin.

— Exactement. Et que tous ses assassins et ses tortionnaires, à commencer par M. Julio C. Arana et en finissant par vous, soient jugés pour leurs crimes et finissent leurs jours en prison.

Il passa son chemin et laissa le chef de Matanzas figé sur place, le visage décomposé et sans savoir que dire d’autre. Casement regretta aussitôt d’avoir cédé de la sorte au mépris que lui inspirait le personnage. Il venait de se faire un ennemi mortel qui, maintenant, pouvait très bien avoir la tentation de le liquider. Il l’avait prévenu et Normand, sans plus attendre, allait agir en conséquence. Il avait commis là une très grave erreur.

Quelques jours plus tard, Juan Tizón leur fit savoir que le chef de Matanzas avait demandé à la Compagnie de solder ses comptes, au comptant et non pas en soles péruviens mais en livres sterling. Il allait rentrer à Iquitos, sur le Liberal, en même temps que la Commission. On voyait bien où il voulait en venir : aidé par ses amis et ses complices, atténuer les charges et accusations qui pesaient sur lui, et s’assurer une porte de sortie à l’étranger – au Brésil, sans doute – où il devait avoir placé de belles économies. Les possibilités qu’il aille en prison s’étaient réduites. Juan Tizón les informa que Normand recevait depuis cinq ans vingt pour cent du caoutchouc recueilli à Matanzas et une « prime » annuelle de deux cents livres sterling si le rendement dépassait celui de l’année antérieure.

Les jours et les semaines suivants furent d’une routine étouffante. Les entretiens avec les Barbadiens et les racionales révélaient toujours et encore un catalogue impressionnant d’atrocités. Roger sentait ses forces l’abandonner. Comme il commençait à avoir de la fièvre le soir venu il craignit que ce ne soit à nouveau le paludisme, aussi augmenta-t-il au coucher ses doses de quinine. La crainte qu’Armando Normand ou tout autre chef puisse détruire les cahiers avec la transcription des témoignages le poussa, dans tous les comptoirs – Entre Ríos, Atenas, Sur et La Chorrera – à garder par-devers lui ces papiers, sans permettre à personne d’y toucher. La nuit il les glissait sous le grabat ou le hamac où il dormait, avec toujours son revolver chargé à portée de main.

À La Chorrera, alors qu’il faisait ses valises pour rentrer à Iquitos, Roger vit arriver un jour au campement une vingtaine d’Indiens en provenance du hameau de Naimenes et transportant leur caoutchouc. Les porteurs étaient des adolescents ou des hommes, à l’exception d’un enfant de neuf ou dix ans, très maigre, qui portait sur sa tête un « boudin » de caoutchouc plus grand que lui. Roger les accompagna jusqu’à la balance où Víctor Macedo réceptionnait les livraisons. Celle de l’enfant pesait vingt-quatre kilos et lui, Omarino, seulement vingt-cinq. Comment avait-il pu arriver là en parcourant dans la forêt tous ces kilomètres avec un tel poids sur la tête ? Malgré ses cicatrices sur le dos, il avait le regard vif et joyeux, et souriait fréquemment. Roger lui fit boire une soupe en boîte et manger des sardines à l’huile achetées au magasin. Dès lors, Omarino s’accrocha à ses basques. L’accompagnant partout, toujours disposé à faire pour lui n’importe quelle commission. Un jour Víctor Macedo lui dit, en désignant l’enfant :

— Je vois qu’il vous aime bien, monsieur Casement. Pourquoi ne pas l’emmener avec vous ? Il est orphelin. Je vous en fais cadeau.

Par la suite, Roger devait penser que cette phrase : « je vous en fais cadeau », par laquelle Víctor Macedo avait voulu se gagner ses bonnes grâces, en disait plus qu’aucun autre témoignage : ce chef pouvait « faire cadeau » de n’importe quel Indien sous son autorité, car les porteurs et les collecteurs de caoutchouc lui appartenaient tout comme les arbres, les baraques, les fusils et les « boudins » de caoutchouc. Il demanda à Juan Tizón s’il ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’il emmène avec lui à Londres cet Omarino – la Société contre l’Esclavage le prendrait sous son aile et se chargerait de lui donner une éducation – et Tizón ne fit aucune objection.

Arédomi, un adolescent qui appartenait à la tribu des Andoques, devait se joindre à Omarino quelques jours plus tard. Il était arrivé à La Chorrera du comptoir Sur et, le lendemain, dans le fleuve, tandis qu’il se baignait, Roger vit le gamin nu, barbotant dans l’eau avec d’autres indigènes. C’était un bel enfant, au corps harmonieux et souple, qui évoluait avec une élégance naturelle. Roger pensa qu’Herbert Ward pourrait faire une belle sculpture de cet adolescent, le symbole de cet homme amazonien dépouillé de sa terre, de son corps et de sa beauté par les caoutchoutiers. Il distribua des boîtes de nourriture parmi les Andoques qui se baignaient. Arédomi lui embrassa la main en signe de reconnaissance. Il se sentit gêné et, en même temps, ému. Le gosse le suivit jusqu’à son habitation, parlant et gesticulant avec véhémence, mais il ne le comprenait pas. Il appela Frederick Bishop, qui lui traduisit ses paroles :

— Il vous demande de l’emmener avec vous, où que vous alliez. Et il affirme qu’il vous servira bien.

— Dis-lui que je ne peux pas, j’emmène déjà Omarino.

Mais Arédomi n’en démordait pas. Il restait posté près de la baraque où Roger dormait ou le suivait comme son ombre, à quelques pas de distance, une supplication muette dans les yeux. Il choisit alors de consulter la Commission et Juan Tizón. Leur semblait-il convenable qu’en plus d’Omarino il emmène à Londres également Arédomi ? Ces enfants, peut-être, donneraient plus de force et de conviction à son rapport : tous deux portaient des cicatrices de coups de fouet. Par ailleurs, ils étaient assez jeunes pour être éduqués et se faire à une forme de vie qui ne soit plus celle de l’esclavage.

La veille de son départ sur le Liberal arriva à La Chorrera Carlos Miranda, le chef du comptoir Sur. Il avait avec lui une centaine d’indigènes avec le caoutchouc recueilli dans cette région les trois derniers mois. C’était un quadragénaire grassouillet et très blanc. À sa façon de parler et de se tenir, on voyait qu’il avait reçu une meilleure éducation que les autres chefs. Sans doute venait-il d’une famille de classe moyenne. Mais ses états de service n’étaient pas moins sanglants que ceux de ses collègues. Roger Casement et les autres membres de la Commission avaient reçu plusieurs témoignages sur l’épisode de la vieille Bora. Une femme qui, quelques mois plus tôt, à Sur, dans une crise de désespoir ou de folie, s’était mise soudain à exhorter à grands cris les Boras à combattre et à ne pas se laisser davantage humilier ni traiter comme des esclaves. Ses cris avaient paralysé de terreur les indigènes alentour. Furieux, Carlos Miranda s’était alors élancé sur elle en arrachant la machette des mains d’un de ses muchachos et l’avait décapitée. Et, brandissant la tête de la femme, qui le baignait de son sang, il avait expliqué aux Indiens que cela leur arriverait à tous s’ils ne faisaient pas leur travail et voulaient imiter la vieille. Le décapiteur était un homme bonasse et souriant, disert et désinvolte, qui avait voulu se rendre sympathique à Roger et à ses collègues en leur racontant des blagues et des anecdotes sur les personnages extravagants et pittoresques qu’il avait connus au Putumayo.

Quand, le mercredi 16 novembre 1910, il monta sur le Liberal à l’embarcadère de La Chorrera afin d’entreprendre le retour à Iquitos, Roger Casement ouvrit la bouche et respira profondément. Il éprouvait une extraordinaire sensation de soulagement. Il lui sembla que ce départ nettoyait son corps et son esprit d’une angoisse oppressante qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant, même dans les moments les plus difficiles de sa vie au Congo. Outre Omarino et Arédomi, il emmenait sur le Liberal dix-huit Barbadiens, dont cinq femmes indigènes, faisant partie de leurs épouses, et les enfants de John Brown, Allan Davis, James Mapp, J. Dyall et Philip Bertie Lawrence.

Pour avoir ces Barbadiens sur le bateau, il avait fallu négocier durement, au prix d’intrigues, de concessions et de rectifications, avec Juan Tizón, Víctor Macedo, les autres membres de la Commission et les Barbadiens eux-mêmes. Ceux-ci, avant de témoigner, avaient tous demandé des garanties, car ils savaient bien qu’ils s’exposaient à des représailles de la part des chefs qu’ils pouvaient ainsi envoyer en prison. Casement s’était personnellement engagé à les faire sortir vivants du Putumayo.

Mais, les jours précédant l’arrivée du Liberal à La Chorrera, la Compagnie avait lancé une offensive cordiale pour retenir les contremaîtres de la Barbade, leur assurant qu’ils ne seraient pas victimes de représailles et leur promettant une augmentation de salaire et de meilleures conditions pour qu’ils demeurent à leur poste. Víctor Macedo annonça même que, quelle que soit leur décision, la Peruvian Amazon Company avait décidé de défalquer vingt-cinq pour cent de la dette qu’ils avaient contractée au magasin pour l’achat de médicaments, de vêtements, d’ustensiles domestiques et de nourriture. Tous avaient accepté cette offre. Et, en moins de vingt-quatre heures, les Barbadiens avaient annoncé à Casement qu’ils ne partiraient pas avec lui. Ils resteraient travailler dans les comptoirs. Roger savait ce que cela signifiait : pressions et subornations feraient que, lui sitôt parti, ils se rétracteraient de leurs aveux et l’accuseraient de les avoir inventés ou de les leur avoir imposés sous la menace. Il avait parlé avec Juan Tizón. Celui-ci lui rappela que, bien qu’aussi affecté que lui par les choses qui se passaient et qu’il était décidé à corriger, il restait un des directeurs de la Peruvian Amazon Company et ne pouvait ni ne devait pousser les Barbadiens à partir s’ils voulaient rester. Un des commissionnaires, Henry Fielgald, appuya Tizón avec les mêmes arguments : lui aussi travaillait, à Londres, avec M. Julio C. Arana et, quand bien même il exigerait des réformes profondes dans les méthodes de travail en Amazonie, il ne pouvait devenir le liquidateur de l’entreprise qui l’employait. Casement eut l’impression que le ciel lui tombait sur la tête.

Mais, comme dans un de ces rocambolesques retournements de situation des romans-feuilletons français, tout ce panorama se transforma radicalement à l’arrivée du Liberal à La Chorrera, au soir du 12 novembre. Il apportait de la correspondance et des journaux d’Iquitos et de Lima. Le journal El Comercio, de la capitale péruvienne, annonçait, dans un long article vieux de deux mois, que le gouvernement du président Augusto B. Leguía, en considération des requêtes de la Grande-Bretagne et des États-Unis sur de prétendues atrocités commises dans les exploitations de caoutchouc du Putumayo, avait envoyé en Amazonie, avec des pouvoirs spéciaux, un juge réputé de la magistrature péruvienne, le docteur Carlos A. Valcárcel. Sa mission était d’enquêter et d’engager aussitôt les actions judiciaires adéquates, en faisant venir, si nécessaire, des forces policières et militaires au Putumayo, afin que les responsables de crimes n’échappent pas à la justice.

Cette information fit l’effet d’une bombe parmi les employés de la Casa Arana. Juan Tizón communiqua à Roger Casement que Víctor Macedo, très inquiet, avait convoqué tous les chefs de comptoirs, même les plus lointains, à une réunion à La Chorrera. Tizón donnait l’impression d’un homme déchiré par une contradiction insoluble. Il se réjouissait, pour l’honneur de son pays et par un sens inné de la justice, que le gouvernement péruvien se soit enfin décidé à agir. D’un autre côté, il ne lui échappait pas que ce scandale pouvait entraîner la ruine de la Peruvian Amazon Company et, par conséquent, la sienne propre. Un soir, entre deux verres de whisky tiède, Tizón confia à Roger que tout son patrimoine, à l’exception d’une maison à Lima, était placé en actions de la Compagnie.

Les rumeurs, les ragots et les craintes engendrés par les nouvelles de Lima amenèrent les Barbadiens à changer une fois de plus d’opinion. Maintenant, ils voulaient à nouveau s’en aller. Ils craignaient que les chefs péruviens ne tentent d’échapper à leur responsabilité dans les tortures et les assassinats d’indigènes en rejetant la faute sur eux, les « Noirs étrangers », et désiraient quitter le Pérou au plus vite pour retourner à la Barbade. Ils étaient morts d’appréhension et de peur.

Roger Casement, sans le dire à personne, pensa que si les dix-huit Barbadiens l’accompagnaient jusqu’à Iquitos, tout pouvait arriver. Par exemple, que la Compagnie les rende responsables de tous les crimes et les expédie en prison, ou bien tente de les suborner pour qu’ils rectifient leurs aveux et accusent Casement de les avoir falsifiés. La solution était que les Barbadiens, avant d’arriver à Iquitos, débarquent à l’une des escales en territoire brésilien et attendent là que Roger les reprenne, dans le bateau Atahualpa¸ sur lequel il voyagerait d’Iquitos jusqu’en Europe, avec escale à la Barbade. Il confia son plan à Frederick Bishop. Celui-ci l’approuva, mais dit à Casement que le mieux était de n’en faire part aux Barbadiens qu’au dernier moment.

Il régnait une étrange atmosphère sur l’embarcadère de La Chorrera quand le Liberal leva l’ancre. Aucun des chefs ne vint lui dire au revoir. Le bruit courait que plusieurs d’entre eux avaient décidé de partir, vers le Brésil ou la Colombie. Juan Tizón, qui devait rester encore un mois au Putumayo, embrassa Roger et lui souhaita bonne chance. Les membres de la Commission, qui s’y attarderaient quelques semaines, dans le but de mener à bien des études techniques et administratives, lui dirent adieu au pied de l’échelle. Ils convinrent de se voir à Londres, afin de lire le rapport de Roger avant qu’il ne le présente au Foreign Office.

Cette première nuit de voyage sur le fleuve, la pleine lune éclaira le ciel d’une teinte rougeâtre. Elle se réverbérait dans les eaux obscures avec un crépitement d’étoiles qui ressemblaient à des petits poissons lumineux. Tout était chaud, beau et serein, sauf l’odeur de caoutchouc qui persistait, comme si elle avait envahi ses narines à jamais. Roger resta longtemps appuyé au bastingage du pont de poupe à contempler le spectacle et il se rendit soudain compte que son visage était baigné de larmes. Quelle paix merveilleuse, mon Dieu !

Les premiers jours de navigation, la fatigue et l’anxiété l’empêchèrent de travailler à revoir ses fiches et ses cahiers et à ébaucher son rapport. Il dormait peu, avait des cauchemars. Il se levait souvent la nuit et sortait sur le pont pour observer la lune et les étoiles si le ciel était dégagé. Sur le bateau voyageait un administrateur des Douanes du Brésil. Il lui demanda si les Barbadiens pourraient débarquer dans un port brésilien quelconque d’où ils partiraient l’attendre à Manaus, pour ensuite continuer la route ensemble jusqu’à la Barbade. Le fonctionnaire lui assura qu’il n’y avait pas la moindre difficulté. Malgré cela, Roger restait préoccupé. Il craignait de voir se produire quelque chose destiné à sauver la Peruvian Amazon Company de toute sanction. Après avoir vu de façon aussi directe le sort des indigènes amazoniens, il fallait absolument que le monde entier le sache et trouve à y remédier.

Un autre motif d’angoisse était l’Irlande. Depuis qu’il était arrivé à la conviction que seule une action résolue, une rébellion, pouvait empêcher sa patrie de « perdre son âme » à cause de la colonisation, comme cela était arrivé aux Huitotos, aux Boras et autres malheureux du Putumayo, il brûlait d’impatience de se vouer corps et âme à la préparation de cette insurrection qui en finirait avec tant de siècles de servitude pour son pays.

Le jour où le Liberal traversa la frontière péruvienne – il naviguait déjà sur le Yavarí – et entra dans les eaux du Brésil, le sentiment de crainte et de peur qui le tenaillait disparut. Mais, ensuite, ils retrouveraient l’Amazone et remonteraient le fleuve en territoire péruvien où, il en était sûr, il éprouverait à nouveau le pressentiment que quelque catastrophe imprévue viendrait faire avorter sa mission et rendrait inutiles les mois passés au Putumayo.

Le 21 novembre 1910, dans le port brésilien d’Esperança, sur le fleuve Yavarí, Roger fit débarquer quatorze Barbadiens, les femmes de quatre d’entre eux et quatre enfants. Il les avait réunis la veille pour leur expliquer le danger qu’ils courraient s’ils l’accompagnaient à Iquitos. La Compagnie, en collusion avec les juges et la police, pouvait fort bien les faire arrêter pour les rendre responsables de tous les crimes, et plus encore, ils pouvaient faire l’objet de pressions, de menaces et de chantages afin d’obtenir une rétractation de leurs aveux mettant en cause la Casa Arana.

Les quatorze Barbadiens avaient accepté son plan de débarquement à Esperança pour prendre là le premier bateau en partance pour Manaus où, protégés par le consulat britannique, ils attendraient que Roger vienne les reprendre sur l’Atahualpa, de la Booth Line, qui faisait le trajet Iquitos-Manaus-Pará. De cette dernière ville un autre bateau les conduirait à bon port. Roger leur dit au revoir en leur laissant d’abondantes provisions qu’il avait achetées pour eux, avec un papier certifiant que leur billet pour Manaus serait acquitté par le gouvernement britannique et une lettre de recommandation pour le consul britannique de cette ville.

Ceux qui poursuivirent le voyage avec lui jusqu’à Iquitos, outre Arédomi et Omarino, furent Frederick Bishop, John Brown avec son épouse et son fils ainsi que Philip Bertie Lawrence, avec également deux enfants en bas âge. Ces Barbadiens avaient des choses à récupérer et des chèques de la Compagnie à encaisser dans cette ville.

Les quatre jours qu’il manquait pour arriver, Roger les passa à travailler à ses papiers et à préparer un mémorandum pour les autorités péruviennes.

Le 25 novembre ils débarquèrent à Iquitos. Le consul britannique, Mr Stirs, insista une fois de plus pour que Roger s’installe chez lui. Et il accompagna celui-ci à une pension voisine où ils purent loger les Barbadiens, Arédomi et Omarino. Mr Stirs était inquiet. Il y avait une grande nervosité dans tout Iquitos avec l’annonce de l’arrivée prochaine du juge Carlos A. Valcárcel pour enquêter sur les accusations de l’Angleterre et des États-Unis contre la Compagnie de Julio C. Arana. La crainte ne touchait pas seulement les employés de la Peruvian Amazon Company mais les Iquiténiens en général, car tous savaient que la vie de la cité dépendait de la Compagnie. Il y avait une grande hostilité contre Roger Casement et le consul lui conseilla de ne pas sortir seul car on ne pouvait écarter un attentat contre sa vie.

Quand, après le dîner et le traditionnel verre de porto, Roger lui résuma ce qu’il avait vu et entendu au Putumayo, Mr Stirs, qui l’avait écouté très sérieusement, en silence, ne put que lui demander :

— C’est donc aussi terrible qu’au Congo de Léopold II ?

— Je crains que oui, si ce n’est pire, répondit Roger. Bien que je trouve obscène d’établir des hiérarchies entre des crimes de cette magnitude.

En son absence, un nouveau préfet avait été nommé à Iquitos, quelqu’un venu de Lima appelé Esteban Zapata. Contrairement au précédent, il n’était pas employé de Julio C. Arana. Depuis son arrivée il maintenait une certaine distance vis-à-vis de Pablo Zumaeta et des autres directeurs de la Compagnie. Il savait que Roger était sur le point d’arriver et il l’attendait avec impatience.

L’entrevue avec le préfet eut lieu le lendemain matin et dura plus de deux heures. Esteban Zapata était un homme jeune, très brun, aux manières distinguées. Malgré la chaleur – il transpirait constamment et s’essuyait le visage avec un grand mouchoir mauve – il n’ôta pas sa redingote de drap. Il écouta Roger très attentivement, s’étonnant parfois, l’interrompant aussi pour lui demander des précisions et souvent s’écrier, indigné : « C’est terrible ! C’est épouvantable ! » De temps en temps il lui proposait de petits verres d’eau fraîche. Roger lui dit tout, avec force détails, noms, nombres et lieux, en se concentrant sur les faits et en évitant les commentaires, sauf à la fin où il conclut son récit par ces mots :

— En résumé, monsieur le préfet, les accusations du journaliste Saldaña Roca et de M. Hardenburg n’étaient pas exagérées. Bien au contraire, tout ce qu’a publié à Londres la revue Truth, pour fallacieux que cela paraisse, est encore au-dessous de la vérité.

Zapata, avec une émotion dans la voix qui semblait sincère, dit qu’il se sentait honteux pour le Pérou. Cela arrivait parce que l’État n’atteignait pas ces régions éloignées de la loi et dépourvues de toute institution. Le gouvernement était décidé à agir. C’est pourquoi il était ici. C’est pourquoi un juge intègre comme le docteur Valcárcel arriverait bientôt. Le président Leguía lui-même voulait laver l’honneur du Pérou, en mettant fin à ces exécrables abus. Il le lui avait dit tel quel, textuellement. Le gouvernement de Sa Majesté verrait les coupables sanctionnés et les indigènes protégés à partir de maintenant. Il lui demanda si le rapport de Roger Casement à son gouvernement serait rendu public. Quand celui-ci lui répondit qu’en principe le rapport était à usage interne du gouvernement britannique et qu’il enverrait, sans doute, une copie au gouvernement péruvien pour que celui-ci décide de le publier ou non, le préfet respira avec soulagement :

— Tant mieux ! s’écria-t-il. Si tout cela était connu, cela ferait un tort immense à l’image de notre pays dans le monde.

Roger Casement fut sur le point de lui dire que ce n’est pas son rapport qui ferait le plus de tort au Pérou mais ce qui le motivait, ces choses qui se passaient en terre péruvienne. Le préfet voulut savoir, par ailleurs, si les Barbadiens qui étaient venus à Iquitos – Bishop, Brown et Lawrence – accepteraient de lui confirmer leurs témoignages sur le Putumayo. Roger lui assura qu’il les enverrait demain à la première heure à la préfecture.

Mr Stirs, qui avait servi d’interprète dans ce dialogue, sortit de l’entrevue la tête basse. Roger avait noté que le consul ajoutait beaucoup de phrases – parfois de véritables commentaires – à ce que lui, Roger, disait en anglais et que ces interférences tendaient toujours à atténuer la dureté des faits relatifs à l’exploitation et à la souffrance des indigènes. Tout cela augmenta sa méfiance envers ce consul qui, malgré tout le temps qu’il était là et sa connaissance de ce qui se passait, n’en avait jamais informé le Foreign Office. La raison en était simple : Juan Tizón lui avait révélé que Mr Stirs faisait des affaires à Iquitos et, ce faisant, dépendait lui aussi de la Compagnie de Julio C. Arana. Sans doute, son souci actuel était le préjudice que ce scandale pouvait lui porter. Monsieur le consul avait une âme mesquine et son échelle de valeurs était fonction de sa cupidité.

Les jours suivants, Roger essaya de rencontrer le père Urrutia, mais on lui dit à la mission que le supérieur des augustins se trouvait à Pebas, chez les Indiens Yaguas – Roger les avait vus lors d’une escale du Liberal et avait été impressionné par les tuniques en fibres filées dont ces indigènes couvraient leur corps –, car il y était allé inaugurer une école.

De sorte que, les jours qui le séparaient de son embarquement sur l’Atahualpa, qui était encore à décharger sa marchandise sur le port d’Iquitos, Roger les consacra à la rédaction de son rapport. L’après-midi, il sortait se promener et, à deux reprises, il entra au cinéma Alhambra, sur la place d’Armes d’Iquitos. Il existait depuis quelques mois et l’on y projetait des films muets, avec l’accompagnement d’un orchestre de trois musiciens, qui jouaient faux. Le véritable spectacle pour Roger n’était pas les figures en noir et blanc de l’écran, mais la fascination du public, des Indiens venus des tribus, et des soldats de la sierra appartenant à la garnison locale, qui observaient tout cela émerveillés et déconcertés.

Un autre jour il fit une promenade à pied jusqu’à Punchana, par un sentier de terre qui, au retour, s’était sous la pluie transformé en un bourbier. Mais le paysage était très beau. Un autre jour encore, il tenta d’atteindre à pied Quistococha – il avait emmené avec lui Omarino et Arédomi –, mais une averse interminable les avait surpris et ils avaient dû se réfugier dans les broussailles. Quand l’orage fut passé, le sentier était tellement plein de flaques d’eau et de boue qu’ils durent rentrer en hâte à Iquitos.

L’Atahualpa leva l’ancre en direction de Manaus et de Pará le 6 décembre 1910. Roger voyageait en première classe, Omarino, Arédomi et les Barbadiens en classe ordinaire. Alors que le bateau, dans le clair et chaud matin, s’éloignait d’Iquitos et que rapetissaient les gens et les habitations du rivage, Roger sentit à nouveau dans sa poitrine cette sensation de liberté que donne la disparition d’un grand danger. Pas physique, un danger moral. Il avait l’impression que s’il était resté plus longtemps dans cet endroit terrible, où tant de gens souffraient de façon si injuste et si cruelle, lui aussi, par le simple fait d’être un Blanc et un Européen, en serait sorti contaminé et avili. Il se dit qu’heureusement il ne reviendrait jamais fouler ces lieux. Cette pensée lui remonta le moral et le tira en partie de l’abattement et de la somnolence qui l’empêchaient de se concentrer sur son travail avec la fougue d’autrefois.

Quand, le 10 décembre, l’Atahualpa mouilla dans le port de Manaus en fin d’après-midi, Roger avait laissé derrière lui son découragement et récupéré son énergie et sa capacité de travail. Les quatorze Barbadiens se trouvaient déjà dans la ville. La plupart avaient décidé de ne pas retourner à la Barbade mais d’accepter des contrats de travail sur la ligne du chemin de fer Madeira-Mamoré, qui proposait de bonnes conditions. Le reste continua le voyage avec lui jusqu’à Pará, où le bateau jeta l’ancre le 14 décembre. Là Roger chercha un navire à destination de la Barbade et y fit embarquer les Barbadiens ainsi qu’Omarino et Arédomi. Il confia ces derniers à Frederick Bishop pour qu’à Bridgetown il les conduise au révérend Frederick Smith, avec pour instructions de les inscrire au collège des jésuites où, avant de poursuivre leur voyage jusqu’à Londres, ils pourraient recevoir une formation minimale pour les préparer à affronter la vie dans la capitale de l’Empire britannique.

Puis il chercha et trouva un bateau pour le ramener en Europe. C’était le SS Ambrose, de la Booth Line. Comme il n’appareillerait que le 17 décembre, il profita de ces jours pour visiter les lieux qu’il avait fréquentés quand il était consul britannique à Pará : des bars, des restaurants, le jardin botanique, l’immense marché bigarré et coloré du port. Il n’avait aucune nostalgie de Pará, car son séjour ici n’avait pas été heureux, mais il reconnut la joie qui animait les gens, la belle allure des femmes et des garçons oisifs qui se promenaient en paradant sur les môles donnant sur le fleuve. Il se dit une fois de plus que les Brésiliens avaient avec leur corps un rapport salutaire et heureux, bien différent de celui des Péruviens, par exemple, qui, tout comme les Anglais, semblaient toujours mal à l’aise avec leur physique. En revanche, ici, ils l’exhibaient avec effronterie, surtout ceux qui se sentaient jeunes et séduisants.

Le 17 il embarqua sur le SS Ambrose et décida en cours de route que, comme ce bateau devait arriver à Cherbourg aux derniers jours de décembre, il débarquerait là et prendrait le train pour Paris, afin de passer le nouvel an avec Herbert Ward et Sarita, son épouse. Il retournerait à Londres le premier jour ouvrable de la prochaine année. Ce serait une expérience purifiante que de passer deux jours avec ce couple ami et cultivé, dans leur superbe atelier plein de sculptures et de souvenirs africains, à parler de choses belles et élevées, d’art, de livres, de théâtre et de musique, tout ce qu’avait produit de mieux cet être humain contradictoire qui était également capable d’autant de méchanceté que celle qui régnait dans les exploitations caoutchoutières de Julio C. Arana au Putumayo.