Il se réveilla, à la fois effrayé et surpris. Parce que, dans le chaos qu’étaient ses nuits, il avait été bouleversé, au cours de cette dernière, par l’apparition en rêve de son ami – ex-ami à présent – Herbert Ward. Non pas en Afrique, où ils s’étaient connus quand ils travaillaient tous deux dans l’expédition de sir Henry Morton Stanley, ni ensuite, à Paris, où Roger avait plusieurs fois rendu visite à Herbert et Sarita, mais dans les rues de Dublin et, pour comble, au milieu du vacarme, des barricades, des coups de feu, des canonnades et du grand sacrifice collectif de Pâques. Herbert Ward parmi les insurgés irlandais, les Irish Volunteers et l’Irish Citizen Army, à se battre pour l’indépendance de l’Eire ! Comment l’esprit humain pouvait-il, dans l’abandon du sommeil, échafauder des fantaisies aussi absurdes ?
Il se rappela que, peu de jours auparavant, le cabinet britannique s’était réuni sans prendre de décision sur son recours en grâce. C’était son avocat, George Gavan Duffy, qui le lui avait fait savoir. Que se passait-il ? Pourquoi ce nouvel ajournement ? Gavan Duffy y voyait un signe favorable : il y avait des dissensions parmi les ministres, on n’obtenait pas l’unanimité indispensable. Il restait, donc, de l’espoir. Mais espérer, c’était mourir à petit feu chaque jour, chaque heure, chaque minute.
Le souvenir d’Herbert Ward lui fit de la peine. Ils ne seraient plus jamais amis. La mort de son fils Charles, si jeune, si beau, si vigoureux, sur le front de Neuve-Chapelle, en janvier 1916, avait ouvert entre eux un gouffre que rien ne comblerait. Herbert était le seul ami véritable qu’il se soit fait en Afrique. Il avait vu d’emblée en cet homme un peu plus âgé que lui, à la personnalité hors du commun, ayant roulé sa bosse – Nouvelle-Zélande, Australie, San Francisco, Bornéo –, à la culture très supérieure à celle de tous les Européens qui les entouraient, y compris Stanley, quelqu’un avec qui apprendre beaucoup de choses et partager inquiétudes et aspirations. Contrairement aux autres Européens recrutés par Stanley pour cette expédition au service de Léopold II, qui n’aspiraient qu’à tirer de l’Afrique argent et pouvoir, Herbert aimait l’aventure pour l’aventure. C’était un homme d’action, mais il avait une passion pour l’art et approchait les Africains avec une curiosité respectueuse. Il s’enquérait de leurs croyances, coutumes et objets religieux, de leurs vêtements et parures, qui l’intéressaient d’un point de vue non seulement esthétique et artistique, mais aussi intellectuel et spirituel. Déjà à l’époque, à ses moments libres, Herbert dessinait et faisait de petites sculptures sur des motifs africains. Dans leurs longues conversations du soir, tout en montant les tentes, en préparant leur ordinaire et se disposant à se remettre des marches et des difficultés de l’étape, il confiait à Roger qu’il laisserait un jour tomber toutes ces activités pour se contenter d’être sculpteur et mener une vie d’artiste, à Paris, « la capitale mondiale de l’art ». Cet amour de l’Afrique ne l’avait jamais abandonné. Au contraire, la distance et le temps l’avaient augmenté. Il pensa à la demeure londonienne des Ward, au 53 Chester Square, pleine d’objets africains. Et surtout à leur studio de Paris aux murs couverts de lances, javelots, flèches, boucliers, masques, pagaies et couteaux de toutes formes et toutes dimensions. Au milieu des têtes de fauves empaillées posées sur le sol et des peaux d’animaux couvrant les fauteuils de cuir, ils avaient passé des nuits entières à évoquer leurs voyages en Afrique. Francis, la fille des Ward, qu’ils surnommaient Cricket (« Sauterelle »), encore une enfant, revêtait parfois des tuniques, colliers et bijoux indigènes et exécutait une danse bakongo que ses parents accompagnaient de battements de mains et d’une mélopée monotone.
Herbert était une des rares personnes à qui Roger avait confié sa déception à l’égard de Stanley, de Léopold II, de l’idée qui l’avait mené en Afrique : que l’Empire et la colonisation ouvriraient aux Africains les voies de la modernisation et du progrès. Herbert partageait pleinement son point de vue, s’étant rendu compte que la véritable raison de la présence des Européens en Afrique n’était pas d’aider l’Africain à sortir du paganisme et de la barbarie, mais de l’exploiter avec une cupidité qui ne connaissait de bornes ni dans l’injustice ni dans la cruauté.
Mais Herbert Ward n’avait jamais pris très au sérieux la progressive conversion de Roger à l’idéologie nationaliste. Il le taquinait souvent, de la façon affectueuse qui lui était propre, le mettant en garde contre le patriotisme de pacotille – drapeaux, hymnes, uniformes – qui, lui disait-il, représentait toujours, à plus ou moins long terme, une régression vers le provincialisme, l’esprit de clocher et la distorsion des valeurs universelles. Cependant, ce citoyen du monde, comme Herbert aimait à s’appeler, avait réagi devant la violence démesurée de la guerre mondiale en se réfugiant lui aussi dans le chauvinisme, comme tant de millions d’Européens. Sa lettre de rupture d’amitié avec lui était pleine de ce sentiment cocardier dont il se moquait jadis, de cet amour du drapeau et du terroir qu’il trouvait autrefois primaire et méprisable. S’imaginer Herbert Ward, cet Anglais parisien, mêlé aux hommes du Sinn Féin d’Arthur Griffith, de l’Armée du Peuple de James Connolly et aux Volontaires de Patrick Pearse, faisant le coup de feu dans les rues de Dublin pour l’indépendance de l’Irlande, quelle idée saugrenue ! Et pourtant, tout en attendant le lever du jour allongé sur l’étroit grabat de sa cellule, Roger se dit qu’il y avait, après tout, un certain sens au fond de ce non-sens, puisque, dans le sommeil, son esprit avait tenté de réconcilier deux choses qu’il aimait et qui lui manquaient : son ami et son pays.
De bon matin, le sheriff vint lui annoncer de la visite. Roger sentit son cœur s’accélérer en entrant au parloir et en apercevant, assise sur l’unique banquette de la petite pièce, Alice Stopford Green. Dès qu’elle le vit, l’historienne se leva et vint l’embrasser en souriant.
— Alice, chère Alice, lui dit Roger. Quelle joie de te voir ! J’ai bien cru qu’on ne se reverrait plus. Du moins ici-bas.
— Il n’a pas été facile d’obtenir cette seconde autorisation, dit Alice. Mais, tu vois, mon entêtement a fini par les persuader. Tu ne sais pas à combien de portes il a fallu que je frappe.
Sa vieille amie, vêtue d’ordinaire avec une élégance étudiée, portait maintenant, contrairement à sa précédente visite, une robe fripée, sur la tête un foulard mis n’importe comment, dont s’échappaient des mèches grises. Aux pieds, des chaussures maculées de boue. Et non seulement sa mise s’était appauvrie, mais son expression aussi révélait fatigue et découragement. Que lui était-il arrivé en quelques jours pour un pareil changement ? Scotland Yard avait-il recommencé à l’ennuyer ? Elle fit signe que non, haussant les épaules, comme si ce vieil épisode était sans importance. Elle n’aborda pas la question du recours en grâce et de son renvoi au prochain conseil des ministres. Roger, supposant qu’elle ne savait encore rien à ce sujet, s’abstint lui aussi de le mentionner. Il lui raconta plutôt le rêve absurde qu’il avait fait, en imaginant Herbert Ward parmi les rebelles irlandais au milieu des accrochages et des combats de Pâques, en plein Dublin.
— Des nouvelles filtrent, dit Alice, on apprend peu à peu comment les choses se sont passées, et Roger remarqua que la voix de son amie s’attristait et s’emportait tout à la fois.
Et il s’aperçut aussi que, en les entendant parler du soulèvement irlandais, le sheriff et le gardien qui se tenaient près d’eux en leur tournant le dos se redressaient et, sans doute, tendaient l’oreille. Il craignit que le sheriff ne leur fasse remarquer qu’il était interdit de parler de cette question, mais il ne le fit pas.
— Alors tu sais quelque chose de plus, Alice ? l’interrogea-t-il, en baissant la voix jusqu’au murmure.
Il vit l’historienne pâlir un peu en même temps qu’elle acquiesçait. Elle observa un long silence avant de répondre, comme si elle se demandait si elle devait troubler son ami en abordant un sujet douloureux pour lui ou comme si, plutôt, elle avait tant de choses à dire à ce propos qu’elle ne savait par où commencer. Enfin, elle prit le parti de lui répondre que, bien qu’ayant entendu et continuant à entendre quantité de versions de ce que l’on avait vécu à Dublin et dans quelques autres villes d’Irlande la semaine de l’Insurrection – affirmations contradictoires, faits concrets mêlés d’imaginaire, mythes, réalités, exagérations et inventions, comme chaque fois qu’un événement majeur agitait tout un peuple – elle donnait surtout crédit au témoignage d’Austin, un de ses neveux, frère capucin, qui venait d’arriver à Londres. C’était une source de première main, car il se trouvait là-bas, à Dublin, en pleine échauffourée, comme infirmier et secours spirituel, à aller et venir du General Post Office (GPO), le quartier général d’où Patrick Pearse et James Connolly dirigeaient le soulèvement, aux tranchées de St. Stephen’s Green, où la comtesse Constance Markievicz commandait les actions, avec un pistolet de boucanier et son impeccable uniforme de Volontaire, et des barricades élevées dans la Jacob’s Biscuit Factory (fabrique de Galettes Jacob) aux locaux du Boland’s Mill (moulin de Boland) occupés par les rebelles sous les ordres d’Eamon De Valera, avant leur encerclement par les troupes anglaises. Le témoignage de frère Austin, pensait Alice, était celui qui s’approchait vraisemblablement le plus de cette insaisissable vérité que seuls les historiens à venir dévoileraient totalement.
Il y eut à nouveau un long silence que Roger n’osa interrompre. Il n’y avait que quelques jours qu’il l’avait vue, mais Alice semblait vieillie de dix ans. Elle avait des rides au front et au cou, ses mains s’étaient couvertes de taches de son. Ses yeux si clairs ne brillaient plus. Il la sentit très triste mais il savait qu’Alice ne pleurerait pas devant lui. Ne serait-ce pas que son recours en grâce avait été rejeté et qu’elle n’avait pas le courage de le lui dire ?
— Ce qui a le plus frappé mon neveu, ajouta Alice, ce ne sont pas les coups de feu, les bombes, les blessés, le sang, les flammes des incendies, la fumée qui les empêchait de respirer, mais, tu sais quoi, Roger ? la confusion. L’immense, l’énorme confusion qui a régné toute la semaine dans les rangs des révolutionnaires.
— La confusion ? répéta Roger, tout bas.
Il ferma les yeux, essayant de la voir, de l’entendre et de la sentir.
— L’immense, l’énorme confusion, dit encore Alice, avec emphase. Ils étaient prêts à se faire tuer et, en même temps, ils ont vécu des moments d’euphorie. Des moments incroyables. D’orgueil. De liberté. Même si aucun d’entre eux, autant parmi les meneurs que parmi les combattants, ne savait jamais exactement ni ce qu’ils faisaient ni ce qu’ils voulaient faire. C’est ce que dit Austin.
— Savaient-ils au moins pourquoi les armes qu’ils attendaient n’étaient pas arrivées ? murmura Roger, en remarquant qu’Alice s’absorbait une fois de plus dans un long silence.
— Ils ne savaient rien de rien. On entendait parmi eux les choses les plus fantastiques. Personne ne pouvait les démentir, parce que personne ne savait quelle était la situation véritable. Il circulait des rumeurs extraordinaires auxquelles tout le monde ajoutait foi, parce qu’ils avaient besoin de croire qu’il existait une issue à la situation désespérée où ils se trouvaient. Qu’une armée allemande s’approchait de Dublin, par exemple. Que des compagnies, voire des bataillons entiers, avaient débarqué en divers points de l’île et avançaient vers la capitale. Que, dans l’intérieur, à Cork, à Galway, à Wexford, à Meath, à Tralee, partout, même en Ulster, les Volontaires et la Citizen Army s’étaient soulevés par milliers, avaient occupé casernes et postes de police, et convergeaient de tous côtés vers Dublin, avec des renforts pour les assiégés. Ils combattaient à moitié morts de faim et de soif, déjà presque sans munitions, et plaçaient tous leurs espoirs dans l’irréalité.
— Je savais que cela allait se passer, dit Roger. Je ne suis pas arrivé à temps pour arrêter cette folie. Voilà maintenant la liberté de l’Irlande plus loin que jamais, à nouveau.
— Eoin MacNeill a tenté de les retenir, quand il a été au courant, dit Alice. Le commando militaire de l’IRB l’avait laissé dans le noir sur les plans de l’Insurrection, parce qu’il était opposé à une action armée en l’absence de soutien allemand. Quand il a appris que le commandement militaire des Volontaires, de l’IRB et de l’Irish Citizen Army avait convoqué les gens pour des manœuvres militaires le dimanche des Rameaux, il a lancé un contrordre interdisant cette marche, et aux compagnies de Volontaires de sortir dans la rue en l’absence d’autres instructions signées de lui. Cela a engendré une grande confusion. Des centaines, des milliers de Volontaires sont restés chez eux. Beaucoup ont essayé de contacter Pearse, Connolly, Clarke, sans succès. Après quoi, ceux qui avaient obéi au contrordre de MacNeill ont été obligés de se croiser les bras pendant que les autres se faisaient tuer. C’est pourquoi beaucoup de Sinn Féin et de Volontaires haïssent à présent MacNeill et le considèrent comme un traître.
Elle se tut à nouveau, et Roger se plongea dans ses pensées. Eoin MacNeill un traître ! Quelle stupidité ! Il imagina l’initiateur de la Ligue gaélique, l’éditeur du Gaelic Journal, l’un des fondateurs des Irish Volunteers, qui avait consacré sa vie à lutter en faveur de la survivance de la langue et de la culture irlandaises, accusé de trahir ses frères pour avoir voulu empêcher ce soulèvement romantique condamné à l’échec. Dans la prison où on l’avait enfermé il était peut-être l’objet de brimades, voire de ce mépris glacial que les patriotes irlandais infligeaient aux tièdes et aux lâches. Il devait être malheureux comme les pierres, cet affable et savant professeur d’université amoureux de la langue, des coutumes et des traditions de son pays. Il se torturait sans doute à se demander : « Ai-je mal fait en lançant ce contrordre ? », « Moi, qui voulais seulement sauver des vies, n’ai-je pas plutôt contribué à l’échec de l’Insurrection en semant le désordre et la division parmi les révolutionnaires ? » Roger sentit qu’il s’identifiait à Eoin MacNeill. Ils se ressemblaient par les positions contradictoires où l’Histoire et les circonstances les avaient placés. Que se serait-il passé si, au lieu d’être arrêté à Tralee, il avait réussi à parler avec Pearse, Clarke et les autres dirigeants du commandement militaire ? Les aurait-il convaincus ? Probablement non. Et, maintenant, peut-être diraient-ils aussi de lui qu’il était un traître.
— Je suis en train de faire ce que je ne devrais pas, mon chéri, dit Alice, avec un sourire forcé. Je te donne seulement les mauvaises nouvelles, la vision pessimiste.
— Peut-il y en avoir une autre après ce qui s’est passé ?
— Oui, il y en a une, affirma l’historienne, d’une voix décidée, en rougissant. J’ai été moi aussi contre ce soulèvement, dans de telles conditions. Et, pourtant...
— Pourtant quoi, Alice ?
— Pendant quelques heures, quelques jours, toute une semaine, l’Irlande a été un pays libre, mon chéri, dit-elle, et Roger crut sentir Alice trembler d’émotion. Une République indépendante et souveraine, avec un président et un gouvernement provisoire. Austin n’était pas encore là-bas quand Patrick Pearse est sorti du bureau de poste et, du haut des marches de l’esplanade, a lu la Déclaration d’Indépendance et de la création du gouvernement constitutionnel de la République d’Irlande, avec leurs sept signatures. Il n’y avait pas grand monde, apparemment. Ceux qui y étaient et l’ont entendu ont dû éprouver quelque chose de très spécial, non, mon chéri ? J’étais contre, je te l’ai dit. Mais quand j’ai lu ce texte je me suis mise à pleurer à chaudes larmes, comme jamais de ma vie. « Au nom de Dieu et des générations disparues, dont elle recueille la vieille tradition de nationalité, l’Irlande, par notre bouche, convoque aujourd’hui ses enfants sous son drapeau et proclame sa liberté... » Tu vois, je l’ai apprise par cœur, oui. Et j’ai regretté de toutes mes forces de n’avoir pas été là-bas, avec eux. Tu le comprends, non ?
Roger ferma les yeux. Il voyait la scène, nette, vibrante. En haut des marches du bureau général des postes, sous un ciel couvert qui menaçait de se répandre en pluie, devant cent, deux cents personnes armées de fusils, de revolvers, de couteaux, de piques, de bâtons, en majorité des hommes, mais aussi bon nombre de femmes, portant des fichus sur la tête, se dressait la mince silhouette, svelte et souffreteuse, de Patrick Pearse, avec ses trente-six ans et son regard aigu, imprégné de cette nietzschéenne « volonté de puissance » qui lui avait toujours permis, surtout depuis qu’à dix-sept ans il était entré dans la Ligue gaélique dont il serait bientôt le leader indiscutable, de surmonter tous les contretemps, la maladie, les répressions, les luttes internes, et de matérialiser le rêve mystique de toute sa vie – le soulèvement armé des Irlandais contre l’oppresseur, le martyre des saints qui rachèterait tout un peuple – en train de lire, de sa voix messianique, magnifiée par l’émotion de l’instant, les mots soigneusement choisis qui mettaient fin à des siècles d’occupation et de servitude, et instauraient une ère nouvelle dans l’histoire de l’Irlande. Il entendit le silence religieux, sacré, que les paroles de Pearse avaient dû susciter dans ce coin du centre de Dublin, encore intact car la fusillade n’avait pas commencé, et vit le visage des Volontaires qui se penchaient aux fenêtres du bâtiment des postes et des édifices voisins de Sackville Street occupés par les rebelles pour contempler la simple et solennelle cérémonie. Il entendit le brouhaha, les applaudissements, les vivats, les hourras dont, à la fin de la lecture des sept noms qui signaient la Déclaration, furent saluées les paroles de Patrick Pearse par les gens de la rue, des fenêtres et des toits, et ressentit la brièveté intense du moment quand Pearse lui-même et les autres dirigeants y mirent fin en expliquant qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Il fallait rejoindre son poste, faire son devoir, se préparer à combattre. Il sentit ses yeux se mouiller. Lui aussi s’était mis à trembler. Pour ne pas pleurer, il dit précipitamment :
— Cela a dû être émouvant, bien sûr.
— C’est un symbole et l’Histoire est faite de symboles, acquiesça Alice Stopford Green. Peu importe qu’on ait fusillé Pearse, Connolly, Clarke, Plunkett et les autres signataires de la Déclaration d’Indépendance. Au contraire. Ces exécutions ont baptisé ce symbole dans le sang, lui conférant une auréole d’héroïsme et de martyre.
— Exactement ce que voulaient Pearse et Plunkett, dit Roger. Tu as raison, Alice. Moi aussi j’aurais aimé être là-bas, avec eux.
Presque autant que par cette cérémonie sur le grand escalier extérieur du Post Office, Alice était émue qu’il y ait eu autant de femmes de l’organisation féminine des rebelles, Cumann na mBan, à participer au soulèvement. Cela, le moine capucin l’avait vu de ses propres yeux. Dans tous les postes insurgés, les femmes avaient été chargées par les dirigeants de faire la cuisine pour les combattants, mais ensuite, à mesure que se déchaînaient les combats, le poids même de l’action avait élargi l’éventail de responsabilités de ces militantes de Cumann na mBan, que les fusillades, les bombes et les incendies avaient alors arrachées à leurs cuisines improvisées pour les transformer en infirmières. Elles bandaient les blessés et aidaient les chirurgiens à extraire les balles, suturer les plaies et amputer les membres menacés de gangrène. Mais peut-être le rôle le plus important de ces femmes – adolescentes, adultes, au bord de la vieillesse – avait-il été celui d’estafettes, lorsque, de par l’isolement croissant des barricades et des postes rebelles, il s’était révélé indispensable de recourir aux cuisinières infirmières pour les envoyer, pédalant sur leurs bicyclettes et, quand celles-ci s’étaient raréfiées, courant à toute allure, échanger des messages, des informations orales ou écrites (avec ordre de détruire, brûler ou avaler ces papiers en cas de blessure ou d’arrestation). Frère Austin avait assuré à Alice qu’au long des six jours de l’Insurrection, au milieu des bombardements et des coups de feu, des explosions qui mettaient par terre toits, murs, balcons et faisaient du centre de Dublin un archipel d’incendies et de tas de décombres calcinés et sanguinolents, il n’avait jamais cessé de voir, allant et venant, accrochées à leur guidon comme des amazones à leur monture et pédalant furieusement, ces anges à jupon, sereines, héroïques, imperturbables, insoucieuses des balles, porter les messages et informations qui cassaient la quarantaine que la stratégie de l’armée britannique voulait imposer aux rebelles en les isolant avant de les écraser.
— Quand elles n’ont plus pu servir d’estafettes, parce que les troupes occupaient les rues et que la circulation était impossible, beaucoup ont pris le revolver et le fusil de leur mari, leur père ou leur frère, et se sont jointes à la lutte, dit Alice. Constance Markievicz n’a pas été la seule à démontrer que nous, les femmes, n’appartenons pas toutes au sexe faible. Elles ont été nombreuses à se battre comme elle et à mourir ou à être blessées les armes à la main.
— Sait-on combien ?
Alice secoua la tête.
— Il n’y a pas de chiffres officiels. Ceux que l’on avance sont pure fantaisie. Mais une chose est sûre. Elles ont combattu. Ils sont bien placés pour le savoir, les militaires britanniques qui les ont arrêtées et traînées à la caserne de Richmond et à la prison de Kilmainham. Ils voulaient les faire passer en cour martiale et les exécuter aussi. Je le sais de très bonne source : un ministre. Le cabinet britannique a été pris de terreur en pensant, avec raison, que si l’on se mettait à fusiller des femmes, c’est l’Irlande tout entière qui prendrait les armes cette fois-ci. Le Premier ministre Asquith a télégraphié en personne au chef militaire à Dublin, sir John Maxwell, en lui interdisant catégoriquement de laisser fusiller une seule femme. C’est ainsi que la comtesse Constance Markievicz a sauvé sa peau. Une cour martiale l’a condamnée à mort, mais sa peine a été commuée en prison à vie sous la pression du gouvernement.
Cependant, tout n’avait pas été qu’enthousiasme, solidarité et héroïsme dans la population civile de Dublin, pendant la semaine de combats. Le moine capucin fut témoin de pillages dans les boutiques et grands magasins de Sackville Street et autres rues du centre, commis par des vagabonds, des vauriens ou simplement des miséreux venus des banlieues voisines, ce qui mit dans une situation difficile les dirigeants de l’IRB, des Volontaires et de l’Armée du Peuple qui n’avaient pas prévu cette dérive délictueuse du soulèvement. Dans quelques cas, les rebelles avaient essayé d’empêcher le pillage des hôtels, au besoin en tirant en l’air pour effrayer les saccageurs qui dévastaient le Gresham Hotel, mais, dans d’autres, ils avaient laissé faire, sidérés par la façon dont ces gens humbles, affamés, pour les intérêts desquels ils croyaient se battre, se retournaient contre eux avec furie pour qu’ils les laissent dévaliser les boutiques élégantes de la ville.
Il n’y eut pas que les voleurs à tenir tête aux rebelles dans les rues de Dublin. Mais aussi de nombreuses mères, épouses, sœurs et filles des policiers et des soldats que les insurgés avaient attaqués, blessés ou tués pendant le soulèvement, des groupes parfois nombreux de femelles intrépides, exaltées par la douleur, le désespoir et la rage. Dans certains cas, ces femmes en étaient venues à se lancer contre les postes rebelles, insultant, criblant de pierres et de crachats les combattants, les maudissant et les traitant d’assassins. Cela avait été l’épreuve la plus difficile pour ceux qui croyaient avoir de leur côté la justice, le bien et la vérité : de découvrir que ceux qui les affrontaient n’étaient pas les chiens de garde de l’Empire, les soldats de l’armée d’occupation, mais d’humbles Irlandaises, aveuglées par la souffrance, qui ne voyaient pas en eux les libérateurs de la patrie, mais les assassins de leurs êtres chers, de ces Irlandais comme eux dont la seule faute était d’être pauvres et de faire ce métier de soldat ou de policier qui sert toujours à gagner leur vie aux déshérités de ce monde.
— Rien n’est entièrement blanc ou noir, mon chéri, commenta Alice. Même dans une cause juste comme celle-ci. Ici aussi apparaissent ces gris douteux qui brouillent tout.
Roger acquiesça. Ce que son amie venait de dire s’appliquait à lui. On avait beau être prévoyant et organiser ses actions avec le maximum de lucidité, la vie, plus complexe que tous les calculs, faisait voler les plans en éclats et les remplaçait par des situations incertaines et contradictoires. N’était-il pas un exemple vivant de ces ambiguïtés ? Ses interrogateurs Reginald Hall et Basil Thomson croyaient qu’il était venu d’Allemagne pour prendre la tête de l’Insurrection, alors que les dirigeants de cette dernière la lui avaient cachée jusqu’au dernier moment parce qu’ils savaient qu’il était hostile à un soulèvement non appuyé par les forces armées allemandes. Pouvait-on trouver plus d’absurdité ?
La démoralisation allait-elle maintenant s’emparer des nationalistes ? Leurs meilleurs cadres, on les avait fusillés ou jetés en prison. Reconstruire le mouvement indépendantiste prendrait un temps incalculable. Les Allemands, à qui tant d’Irlandais, comme lui-même, faisaient confiance, leur avaient tourné le dos. Des années de sacrifice et d’opiniâtreté vouées à l’Irlande, irrémédiablement perdues. Et lui ici, dans une geôle anglaise, avec l’angoisse du résultat d’un recours en grâce qui serait probablement rejeté. N’aurait-il pas mieux valu mourir là-bas, avec ces poètes et ces mystiques, à tirer des balles et en recevoir ? Sa mort n’aurait eu aucune ambiguïté, contrairement à celle qui l’attendait sur le gibet, tel un délinquant de droit commun. « Poètes et mystiques. » Ainsi étaient-ils et ainsi avaient-ils agi, en choisissant, comme foyer du soulèvement, non une caserne ou le Castle de Dublin, citadelle du pouvoir colonial, mais un bâtiment civil, celui des postes, récemment rénové. Un choix de citoyens civilisés, non de politiques ni de militaires. Ils voulaient conquérir la population plutôt que battre les soldats anglais. Joseph Plunkett ne le lui avait-il pas dit le plus clairement du monde, dans leurs discussions de Berlin ? Un soulèvement de poètes et de mystiques animés de l’ardent désir du martyre pour secouer ces masses endormies qui croyaient, comme John Redmond, à la voie pacifique et à la bonne volonté de l’Empire pour obtenir la liberté de l’Irlande. Étaient-ils naïfs ou voyants ?
Il soupira et Alice lui tapota affectueusement le bras :
— Il est à la fois triste et exaltant de parler de ça, n’est-ce pas, cher Roger ?
— Oui, Alice. Triste et exaltant. Parfois, je suis en rage de ce qu’ils ont fait. D’autres fois, je les envie du fond du cœur et j’ai pour eux une admiration sans bornes.
— À vrai dire, je ne fais que penser à ça. Et à toi qui me manques tant, Roger, dit Alice, en glissant son bras sous le sien. Tes idées, ta lucidité me seraient d’un tel secours pour y voir plus clair au milieu de toutes ces ombres. Tu sais quoi ? Pas tout de suite, mais un peu plus tard, quelque chose de bon sortira de ce qui est arrivé. On en voit déjà des signes.
Roger acquiesça, sans comprendre tout à fait ce que l’historienne voulait dire.
— Pour le moment, dans toute l’Irlande les partisans de John Redmond diminuent chaque jour qui passe, ajouta l’historienne. Nous, qui étions en minorité, nous avons maintenant la majorité du peuple irlandais de notre côté. Tu vas croire que j’exagère, mais je te jure que c’est vrai. Les exécutions, les cours martiales, les déportations nous rendent un grand service.
Roger remarqua que le sheriff, toujours de dos, bougeait comme s’il allait se retourner vers eux pour les faire taire. Mais cette fois non plus il n’en fit rien. Alice avait l’air optimiste, maintenant. D’après elle, Pearse et Plunkett ne s’étaient peut-être pas tellement fourvoyés. L’on voyait en effet se multiplier chaque jour en Irlande, dans la rue, les églises, les comités de quartier, les corporations, des manifestations spontanées de sympathie pour les martyrs, les fusillés, les condamnés à de lourdes peines de prison, en même temps que d’hostilité envers les policiers et les soldats de l’armée britannique. Ceux-ci faisaient à ce point l’objet d’insultes et de vexations de la part des gens que le gouvernement militaire avait donné instruction aux policiers et soldats de patrouiller toujours en groupe et, en dehors du service, de s’habiller en civil. Car l’hostilité populaire sapait le moral des forces de l’ordre.
Alice estimait que c’était au sein de l’Église catholique que le changement se voyait le plus. La hiérarchie et le gros du clergé avaient toujours manifesté plus de sympathie pour les thèses pacifistes, la politique des petits pas et le Home Rule, de John Redmond et ses partisans de l’Irish Parliamentary Party, que pour le radicalisme séparatiste du Sinn Féin, de la Ligue gaélique, de l’IRB et des Volontaires. Mais l’Insurrection avait changé la donne. Peut-être sous l’influence de l’attitude si religieuse des insurgés pendant la semaine de combats. Les témoignages des prêtres, dont le frère Austin, présents sur les barricades, dans les édifices et locaux transformés en foyers rebelles, étaient éloquents : on avait célébré des messes, avec confessions et communions, et beaucoup de combattants avaient demandé aux religieux de les bénir avant de se mettre à tirer. Les insurgés avaient respecté dans tous les postes l’interdiction absolue de consommer la moindre goutte d’alcool. Pendant les accalmies, les rebelles disaient le chapelet à haute voix, en s’agenouillant. Pas un seul des condamnés à mort, même James Connolly, qui se proclamait socialiste et passait pour athée, n’avait manqué de réclamer l’assistance d’un prêtre avant d’affronter le peloton d’exécution. Dans un fauteuil roulant, ses plaies encore saignantes des balles reçues au combat, Connolly avait été fusillé après avoir baisé un crucifix que lui tendait l’aumônier de la prison de Kilmainham. Depuis le mois de mai se multipliaient dans toute l’Irlande messes d’action de grâces et hommages aux martyrs de Pâques. Tous les dimanches, dans leur prêche, les curés exhortaient leurs paroissiens à prier pour le repos de l’âme des patriotes exécutés et enterrés clandestinement par l’armée britannique. Le commandant militaire, sir John Maxwell, avait élevé une protestation formelle auprès de la hiérarchie catholique, et, au lieu de lui fournir des explications, l’évêque O’Dwyer avait justifié ses prêtres, accusant plutôt le général d’être « un dictateur militaire » et d’agir de façon antichrétienne par ces exécutions et son refus de rendre les corps des fusillés à leur famille. Le fait, surtout, que le gouvernement militaire, sous couvert de la loi martiale suspendant les garanties constitutionnelles, ait fait enterrer en cachette les patriotes afin d’éviter de voir leurs tombes se transformer en centres de pèlerinage républicain, avait soulevé une indignation qui touchait des secteurs n’ayant jusqu’à présent manifesté aucune sympathie pour les radicaux.
— Bref, les papistes ne cessent de gagner du terrain et nous, nationalistes anglicans, rétrécissons comme la peau de chagrin chère à Balzac. Il ne manque plus que nous nous convertissions tous les deux au catholicisme, mon pauvre Roger, plaisanta Alice.
— Pour moi, c’est pratiquement fait, répondit Roger. Et non pour des raisons politiques.
— Moi je ne le ferai jamais, n’oublie pas que mon père était prêtre de la Church of Ireland, dit l’historienne. Ce que tu me dis ne m’étonne pas, je le voyais venir depuis longtemps. Tu te rappelles nos plaisanteries à ce sujet, aux soirées chez moi ?
— Ces soirées inoubliables, soupira Roger. Il faut que je te dise. Maintenant, avec tout ce temps libre pour penser, j’ai souvent cherché à savoir où et quand j’ai été le plus heureux : eh bien, aux soirées du mardi, dans ta maison de Grosvenor Road, chère Alice. Je ne te l’ai jamais dit, mais je sortais de ces réunions en état de grâce. Exalté et heureux. Réconcilié avec la vie. Je me disais : « Quel dommage de n’avoir pas fait d’études, de n’être pas allé à l’université. » En vous écoutant, toi et tes amis, je me sentais aussi loin de la culture que les indigènes d’Afrique ou d’Amazonie.
— C’était un peu la même chose pour nous à ton sujet, Roger. On enviait tes voyages, tes aventures, et que tu aies vécu tant de vies différentes dans ces endroits. J’ai entendu Yeats dire un jour : « Roger Casement est l’Irlandais le plus universel que j’aie connu. Un vrai citoyen du monde. » Je ne te l’ai jamais raconté, je crois.
Ils évoquèrent une discussion à Paris, des années auparavant, sur les symboles, avec Herbert Ward. Celui-ci leur avait montré le récent moulage d’une de ses sculptures dont il était très content : un sorcier africain. C’était en effet une belle pièce, qui, malgré son caractère réaliste, montrait tout ce qu’il y avait de secret et de mystérieux dans cet homme au visage plein d’incisions, armé d’un balai et d’une tête de mort, conscient de ces pouvoirs qui lui étaient conférés par les divinités de la forêt, des eaux et des fauves et à qui hommes et femmes de la tribu faisaient aveuglément confiance pour les sauver des conjurations, des maladies, des peurs et les mettre en communication avec l’au-delà.
— Nous portons tous en nous un de ces ancêtres, avait dit Herbert, en désignant le sorcier de bronze qui, les yeux mi-clos, avait l’air de poursuivre un de ces rêves extatiques où le plongeaient les décoctions d’herbes. La preuve ? Les symboles auxquels nous rendons un culte révérenciel et respectueux. Les blasons, les drapeaux, les croix.
Alice et Roger avaient discuté, objectant que les symboles ne devaient pas être vus comme des anachronismes de l’ère irrationnelle de l’humanité. Au contraire, un drapeau, par exemple, était le symbole d’une communauté qui se sentait solidaire et partageait des croyances, des convictions, des coutumes, dans le respect des différences et divergences individuelles qui n’annulaient pas mais fortifiaient le dénominateur commun. Ils avaient tous deux avoué qu’ils étaient toujours émus de voir flotter un drapeau républicain d’Irlande. Comme Herbert et Sarita s’étaient moqués d’eux pour cette phrase !
En apprenant que, au moment où Pearse lisait la Déclaration d’Indépendance, on avait hissé des drapeaux républicains irlandais sur les toits du bureau de poste et du Liberty Hall, et en voyant ensuite des photos des immeubles occupés par les rebelles de Dublin comme l’Hôtel Métropole et l’Hôtel Impérial avec des drapeaux agités par le vent aux fenêtres et balustrades, Alice avait senti sa gorge se serrer. C’est un moment qui avait dû remplir d’un bonheur illimité ceux qui le vécurent. Par la suite elle avait aussi appris que, les semaines précédant l’Insurrection, les femmes de Cumann na mBan, le corps auxiliaire féminin des Volontaires, tandis que ces derniers préparaient bombes artisanales, cartouches de dynamite, grenades, piques et baïonnettes, réunissaient quant à elles médicaments, pansements, désinfectants et cousaient ces drapeaux tricolores qui devaient fleurir, au matin du lundi 24 avril, sur les toits du centre de Dublin. La maison des Plunkett, à Kimmage, avait été la fabrique la plus active d’armes et d’étendards pour le soulèvement.
— Cela a été un événement historique, affirma Alice. Nous avons tendance à abuser des mots. Les politiques, surtout, appliquent le mot « historique » à n’importe quoi. Mais ces drapeaux républicains dans le ciel du vieux Dublin, cela l’a été. On s’en souviendra toujours avec ferveur. Une page d’histoire. Qui a fait le tour du monde, mon chéri. Aux États-Unis nombre de journaux en ont fait leur une. N’aurais-tu pas aimé voir ça ?
Oui, lui aussi aurait aimé le voir. D’après Alice, de plus en plus de gens, dans l’île, défiaient l’interdiction et plaçaient des drapeaux républicains au fronton de leur maison, même à Belfast et à Derry, citadelles pro-britanniques.
Par ailleurs, malgré la guerre sur le continent dont arrivaient chaque jour des nouvelles inquiétantes – les engagements faisaient un nombre vertigineux de victimes, avec des résultats toujours incertains –, même en Angleterre beaucoup se montraient disposés à aider les Irlandais déportés par les autorités militaires. Des centaines d’hommes et de femmes considérés comme subversifs avaient été expulsés et disséminés dans toute l’Angleterre, avec obligation de résidence dans des agglomérations isolées et sans la moindre ressource pour la plupart. Alice, qui appartenait à des associations humanitaires leur faisant parvenir argent, nourriture et vêtements, dit à Roger que celles-ci n’avaient aucun mal à collecter des fonds et à obtenir en général l’aide des particuliers. Là aussi, la part prise par l’Église catholique avait été importante.
Il y avait parmi les déportés des dizaines de femmes. Beaucoup d’entre elles – Alice s’était entretenue personnellement avec certaines – gardaient une ombre de rancune, tout en restant solidaires, envers les dirigeants de la rébellion qui avaient prétendu empêcher les femmes de collaborer avec les insurgés. Presque tous cependant avaient fini, bon gré mal gré, par les admettre dans les postes de combat et en tirer parti. Le seul dirigeant qui s’était refusé catégoriquement à admettre des femmes à Boland’s Mill et sur tout le territoire alentour contrôlé par ses compagnies fut Eamon De Valera. Ses arguments avaient irrité les militantes de Cumann na mBan qui les trouvaient conservateurs. Il jugeait en effet que la place de la femme était au foyer et non sur les barricades, et que ses instruments naturels étaient le rouet, la cuisine, les fleurs, le fil et l’aiguille, non le pistolet et le fusil. Et que leur présence pouvait distraire les combattants qui, pour les protéger, négligeraient leurs obligations. Cet homme grand et mince, professeur de mathématiques et dirigeant des Irish Volunteers, avec qui Roger Casement avait parlé maintes fois et entretenu une abondante correspondance, avait été condamné à mort par une de ces cours martiales secrètes et expéditives qui jugèrent les dirigeants de l’Insurrection. Mais il avait sauvé sa vie in extremis. Alors que, après s’être confessé et avoir communié, il attendait en toute sérénité, un chapelet entre les mains, d’être conduit dans la cour arrière de Kilmainham Gaol devant le peloton d’exécution, le tribunal avait décidé de commuer sa peine en détention à perpétuité. À ce que l’on disait, les compagnies aux ordres de Eamon De Valera, malgré la formation militaire inexistante de celui-ci, s’étaient comportées avec discipline et efficacité, infligeant de lourdes pertes à l’ennemi, et étant les dernières à se rendre. Mais l’on disait aussi que la tension et les sacrifices de ces journées avaient été si rudes que les subordonnés qui l’entouraient au poste de commandement l’avaient cru un moment sur le point de perdre la tête, tant sa conduite était incohérente. Ce ne fut pas le seul cas. Sous ce déluge de feu et de plomb, sans manger, boire ni dormir, certains étaient devenus fous ou avaient eu des crises de nerfs sur les barricades.
L’esprit de Roger s’était absenté dans le souvenir de la longue silhouette d’Eamon De Valera, de son élocution si solennelle et cérémonieuse. Il se rendit compte qu’Alice parlait maintenant d’un cheval. La voix brisée, des larmes aux yeux. L’historienne avait un grand amour des animaux, mais pourquoi celui-ci l’affectait-il si particulièrement ? Il comprit peu à peu qu’il s’agissait d’un épisode rapporté par son neveu. Il s’agissait du cheval d’un des lanciers britanniques qui, au premier jour du soulèvement, avaient chargé contre le bureau de poste et avaient été repoussés, en perdant trois hommes. Le cheval, atteint de plusieurs balles, s’était écroulé devant une barricade, blessé à mort. Il hennissait effroyablement, transpercé de douleur. Il parvenait parfois à se relever, mais, affaibli par la perte de sang, retombait à terre après quelques pas. Il y avait eu derrière la barricade une discussion entre ceux qui voulaient l’achever pour abréger ses souffrances et ceux qui s’y opposaient en le croyant capable de survivre. À la fin, ils avaient tiré sur lui. Il avait fallu deux coups de fusil pour mettre fin à son agonie.
— Ce n’est pas le seul animal qui soit mort dans la rue, dit Alice, peinée. Il en est mort beaucoup, des chevaux, des chiens, des chats. Innocentes victimes de la sauvagerie humaine. Souvent, la nuit, j’en fais des cauchemars. Pauvres créatures. Nous autres humains sommes pires que les bêtes, n’est-ce pas, Roger ?
— Pas toujours, ma chère Alice. Je t’assure qu’il y en a d’aussi féroces que nous. Je pense par exemple aux serpents, dont le venin vous tue à petit feu, au milieu d’horribles râles. Sans parler des caneros, ces vers de l’Amazone qui s’introduisent dans votre corps par l’anus et vous déclenchent des hémorragies. Et puis...
— Parlons d’autre chose, dit Alice. Assez avec la guerre, les combats, les blessés et les morts.
Mais, un moment après, elle racontait à Roger que, parmi les centaines d’Irlandais déportés et enfermés dans les prisons anglaises, la multiplication des adhésions au Sinn Féin et à l’IRB était impressionnante. Même des personnes modérées et indépendantes, des pacifistes notoires, s’affiliaient à ces organisations radicales. Et une foule de pétitions circulaient dans toute l’Irlande, réclamant l’amnistie pour les condamnés. Aux États-Unis aussi, dans toutes les villes où il y avait des communautés irlandaises, se succédaient les manifestations de protestation contre les excès de la répression à la suite du soulèvement. John Devoy avait fait un travail fantastique et obtenu la signature de demandes d’amnistie auprès de tout le gratin américain, depuis les artistes et les industriels jusqu’aux hommes politiques, professeurs et journalistes. La Chambre des Représentants avait approuvé une motion, rédigée en termes très sévères, condamnant l’exécution sommaire d’adversaires qui avaient déposé les armes. Malgré l’échec de l’Insurrection, les choses n’avaient pas empiré. En termes d’appui international, la situation n’avait jamais été meilleure pour les nationalistes.
— Vous avez dépassé le temps de la visite, l’interrompit le sheriff. Dites-vous adieu une bonne fois.
— J’obtiendrai une autre autorisation, je viendrai te voir avant que..., dit Alice qui s’interrompit net, en se levant.
Elle était devenue très pâle.
— Bien sûr que oui, Alice chérie, acquiesça Roger, en la serrant dans ses bras. Tu l’obtiendras, j’espère. Tu ne sais pas le bien que cela me fait de te voir. À quel point cela me calme et me remplit de paix.
Mais il n’en fut rien cette fois. Il regagna sa cellule avec un tourbillon d’images dans la tête, toutes liées au soulèvement de Pâques, comme si les souvenirs et témoignages de son amie l’avaient tiré de Pentonville Prison et jeté au milieu de la guerre de rues, dans le fracas des combats. Il éprouva une immense nostalgie de Dublin, de ses immeubles et maisons en brique rouge, ses minuscules jardins protégés par des barrières de bois, ses tramways bruyants, ses îlots de misère aux baraques déglinguées avec leurs habitants pieds nus, jouxtant les quartiers fréquentés et modernes. Dans quel état était tout cela, après les salves d’artillerie, les bombes incendiaires, les effondrements ? Il pensa à l’Abbey Theatre, à l’Olympia, aux bars enfumés et chauds empestant la bière et crépitant de conversations. Dublin redeviendrait-elle ce qu’elle avait été ?
Le sheriff ne lui proposa pas de l’amener aux douches et lui ne le lui demanda pas. Il voyait le geôlier si déprimé, avec un tel air de détachement et d’absence, qu’il ne voulut pas l’importuner. Il était peiné de le voir souffrir de la sorte, et attristé de ne rien pouvoir faire pour lui donner du courage. Le sheriff était déjà venu deux fois, en violation du règlement, parler la nuit dans sa cellule, et à chaque fois Roger avait eu le cœur gros d’avoir été incapable d’apporter à Mr Stacey l’apaisement qu’il cherchait. La seconde fois, tout comme la première, il n’avait fait que parler de son fils Alex et de sa mort au combat contre les Allemands à Loos, ce village inconnu de France qu’il évoquait comme un endroit maudit. À un moment, après un long silence, le geôlier avait avoué à Roger qu’il était tourmenté par le souvenir de ce jour où il avait fouetté Alex, encore tout petit, pour avoir volé un gâteau à la boulangerie du coin. « C’était une faute et elle devait être punie, avait dit Mr Stacey, mais pas aussi sévèrement. Fouetter ainsi un jeune enfant, c’était d’une cruauté impardonnable. » Roger avait tenté de le tranquilliser en lui racontant que ses frères et lui, et même sa sœur, avaient été parfois battus par leur père, le capitaine Casement, et qu’ils n’avaient jamais cessé de l’aimer. Mais, Mr Stacey l’écoutait-il ? Il gardait le silence, ruminant sa douleur, en respirant bruyamment.
Quand le geôlier ferma la porte de la cellule, Roger alla s’étendre sur son grabat. Il soupirait, fiévreux. La conversation avec Alice ne lui avait pas fait de bien. Il éprouvait maintenant de la tristesse de ne pas s’être trouvé là-bas, dans l’uniforme des Volontaires, mauser à la main, à prendre part à l’Insurrection, sans se soucier que cette action armée ait fini en massacre. Patrick Pearse, Joseph Plunkett et les autres avaient peut-être raison. Il ne s’agissait pas de gagner mais de résister le plus longtemps possible. De s’immoler, comme les martyrs chrétiens des temps héroïques. Leur sang fut la semence qui avait germé, en avait fini avec les idoles païennes et les avait remplacées par le Christ Rédempteur. Le sang versé par les Volontaires fructifierait lui aussi, ouvrirait les yeux des aveugles et gagnerait la liberté pour l’Irlande. Combien de camarades et d’amis du Sinn Féin, des Volontaires, de l’Armée du Peuple, de l’IRB étaient montés sur les barricades, en sachant pertinemment que c’était une entreprise suicidaire ? Des centaines, des milliers, sans doute. Patrick Pearse en tête. Il avait toujours cru que le martyre était l’arme principale d’un juste combat. Cela ne faisait-il pas partie du caractère irlandais, de l’héritage celte ? L’aptitude des catholiques à accepter la souffrance, on la trouvait déjà chez Cuchulain, chez les héros mythiques de l’Eire avec leurs grands exploits et, tout autant, dans l’héroïsme tranquille de ses saints qu’avait étudiés avec tant d’amour et de science son amie Alice : une infinie capacité de gestes magnifiques. Un esprit peu pratique que celui de l’Irlandais, peut-être, mais compensé par la générosité sans bornes avec laquelle il épousait les plus audacieux rêves de justice, d’égalité et de bonheur. Y compris quand la défaite était inévitable. Malgré le côté insensé du plan de Pearse, de Tom Clarke, de Plunkett et des autres, en ces six jours de lutte inégale s’était manifesté avec éclat, pour l’admiration du monde, l’esprit du peuple irlandais, irréductible en dépit de tant de siècles de servitude, idéaliste, téméraire, disposé à tout pour une cause juste. Quelle différence avec l’attitude de ces compatriotes prisonniers au camp de Limburg, aveugles et sourds à ses exhortations ! Ce qu’ils avaient donné à voir était l’autre face de l’Irlande : celle des soumis, de ceux qui, à cause des siècles de colonisation, avaient perdu cette étincelle indomptable ayant conduit tant de femmes et d’hommes aux barricades de Dublin. S’était-il trompé une fois de plus dans sa vie ? Que serait-il arrivé si les armes allemandes qu’apportait l’Aud étaient parvenues aux mains des Volontaires le soir du 20 avril à Tralee Bay ? Il imagina des centaines de patriotes à bicyclette, en automobile, en charrette, à dos d’ânes et de mules, se déplaçant sous les étoiles et distribuant à travers toute l’Irlande ces armes et ces munitions. Les choses auraient-elles été différentes avec ces vingt mille fusils, ces dix mitraillettes et ces cinq millions de cartouches en possession des insurgés ? Au moins les combats auraient-ils duré davantage, les rebelles se seraient-ils mieux défendus et auraient-ils infligé plus de pertes à l’ennemi. Il remarqua avec plaisir qu’il était pris de bâillements. Le sommeil allait effacer toutes ces images et apaiser son malaise. Il eut l’impression de plonger.
Il fit un rêve délicieux. Sa mère apparaissait et disparaissait, souriante, belle et gracile avec son grand chapeau de paille d’où pendait un ruban qui flottait au vent. Une coquette ombrelle fleurie protégeait du soleil la blancheur de ses joues. Le regard d’Anne Jephson était fixé sur lui et celui de Roger sur elle, et l’on aurait dit que rien ni personne ne pouvait interrompre leur tendre communication silencieuse. Mais soudain fit irruption dans le paysage champêtre le capitaine de lanciers Roger Casement, dans son resplendissant uniforme des dragons légers. Il regardait Anne Jephson avec des yeux où se lisait un désir obscène. Tant de vulgarité offusqua et effraya Roger. Il ne savait que faire. Il n’avait pas la force d’empêcher ce qui devait arriver ni de se mettre à courir pour échapper à cet horrible pressentiment. Les larmes aux yeux, tremblant d’épouvante et d’indignation, il vit le capitaine soulever sa mère dans ses bras. Il entendit celle-ci pousser un cri de surprise, puis partir d’un petit rire forcé et complaisant. Frémissant de dégoût et de jalousie, il la vit battre l’air de ses jambes, montrant ses fines chevilles, tandis que son père l’emportait en courant sous les arbres. Ils se perdirent dans le bocage, leurs petits rires s’amenuisant jusqu’à s’éclipser. Il entendait à présent les gémissements du vent et les trilles des oiseaux. Il ne pleurait pas. Le monde était cruel et injuste, et plutôt que de souffrir ainsi il aurait préféré mourir.
Ce rêve se poursuivit longtemps, mais en se réveillant, encore dans l’obscurité, quelques minutes ou des heures plus tard, Roger ne se rappelait plus son dénouement. Il fut à nouveau angoissé de ne pas savoir l’heure. Il n’y pensait pas toujours, mais la moindre angoisse, le moindre doute ou tourment lui faisait éprouver la poignante anxiété de ne pas savoir à quel moment du jour ou de la nuit il se trouvait, et lui glaçait le cœur, avec l’impression d’avoir été expulsé du temps, de vivre dans des limbes où n’existait ni l’avant, ni le maintenant, ni l’après.
Un peu plus de trois mois s’étaient écoulés depuis sa capture et il avait l’impression d’être derrière les barreaux depuis des années, dans un isolement où, jour après jour, heure après heure, il perdait peu à peu son humanité. Il ne l’avait pas dit à Alice, mais, s’il avait jamais pu caresser l’espoir que le gouvernement britannique accéderait à son recours en grâce et commuerait sa condamnation à mort en emprisonnement, il l’avait maintenant perdu. Dans le climat de colère et de soif de vengeance où l’Insurrection de Pâques avait plongé la Couronne, et spécialement ses militaires, l’Angleterre avait besoin d’un châtiment exemplaire contre les traîtres qui voyaient en l’Allemagne, l’ennemi contre lequel l’Empire se battait dans les campagnes flamandes, l’allié de l’Irlande dans ses luttes pour l’émancipation. Ce qui était bizarre, c’était un tel atermoiement du cabinet pour prendre sa décision. Qu’attendaient-ils ? Voulaient-ils prolonger son agonie pour lui faire payer son ingratitude envers le pays qui l’avait décoré et anobli et qu’il avait remercié en conspirant avec leur adversaire ? Non, en politique les sentiments n’avaient pas d’importance, seuls comptaient les intérêts et les opportunités. Le gouvernement devait être en train d’évaluer froidement les avantages et les inconvénients de son exécution. Celle-ci servirait-elle de leçon ? Ne risquait-elle pas d’aggraver les relations du gouvernement avec le peuple irlandais ? La campagne de diffamation contre lui visait à empêcher quiconque de pleurer cette abjection faite homme, ce dégénéré dont le gibet débarrasserait la société décente. Il avait été stupide de laisser ces cahiers à la portée du premier venu lors de son départ pour les États-Unis. Une négligence qui serait fort bien mise à profit par l’Empire et qui oblitérerait longtemps la vérité de sa vie, de sa conduite politique et même de sa mort.
Il se rendormit. Cette fois, au lieu d’un rêve, il fit un cauchemar qu’il se rappela à peine le matin venu. Il mettait en scène un petit oiseau, un canari à la voix limpide, que martyrisaient les barreaux de la cage où il était enfermé. Cela se voyait au désespoir avec lequel il battait de ses petites ailes dorées, sans cesse, comme si ce mouvement allait faire s’écarter les barreaux pour le laisser s’échapper. Ses petits yeux roulaient sans trêve dans leur orbite en implorant miséricorde. Roger, un enfant en culottes courtes, disait à sa mère que les cages ne devaient pas exister, ni les zoos, que les animaux devaient toujours vivre en liberté. En même temps, il se passait quelque chose de secret, un danger rôdait, une chose invisible que sa sensibilité détectait, une chose insidieuse, traîtresse, qui était déjà là et se disposait à frapper. L’enfant transpirait, tremblant comme une feuille.
Il se réveilla dans un tel état d’agitation qu’il pouvait à peine respirer. Il étouffait. Son cœur battait si fort dans sa poitrine que c’était peut-être un début d’infarctus. Devait-il appeler le policier de garde ? Il abandonna l’idée, immédiatement. Quoi de mieux que de mourir là, sur son grabat, d’une mort naturelle qui le délivrerait de l’échafaud ? Un moment après, son cœur se calma et il put à nouveau respirer normalement.
Le père Carey viendrait-il aujourd’hui ? Il avait envie de le voir et de parler longuement avec lui de sujets et de préoccupations ayant beaucoup à voir avec l’âme, la religion et Dieu, et très peu avec la politique. Et tout aussitôt, tandis qu’il commençait à s’apaiser et à oublier son récent cauchemar, lui revint en mémoire son dernier entretien avec l’aumônier de la prison et ce moment de subite tension, qui l’avait rempli de doutes. Ils parlaient de sa conversion au catholicisme. Le père Carey lui disait une fois de plus qu’il ne s’agissait pas de « conversion » puisque, ayant été baptisé enfant, il ne s’était jamais séparé de l’Église. L’acte serait une réactualisation de sa condition de catholique, quelque chose qui ne nécessitait aucune démarche formelle. De toute façon – et, à cet instant, Roger avait remarqué que le père Carey hésitait, cherchant ses mots avec soin pour éviter de l’offenser –, Son Éminence le cardinal Bourne avait pensé que, si cela agréait à Roger, il pourrait signer un document, un texte privé entre lui et l’Église, manifestant sa volonté de retour, une réaffirmation de sa condition de catholique en même temps qu’un témoignage de repentir et de renoncement à de vieux errements et faux pas.
Le père Carey ne pouvait cacher le malaise où il était.
Il y avait eu un silence. Puis la voix douce de Roger :
— Je ne signerai aucun document, père Carey. Ma réintégration dans l’Église catholique doit être quelque chose d’intime, avec vous comme seul témoin.
— Il en sera ainsi, avait dit l’aumônier.
Après un autre silence, toujours tendu :
— Le cardinal Bourne faisait-il allusion à ce que j’imagine ? avait demandé Roger. Je veux dire, à cette campagne contre moi, d’accusations sur ma vie privée. C’est de cela que je devrais me repentir dans un document pour être réadmis dans l’Église catholique ?
La respiration du père Carey était devenue plus rapide. De nouveau, il cherchait ses mots avant de répondre.
— Le cardinal Bourne est un homme bon et généreux, à l’esprit compatissant, avait-il enfin affirmé. Mais, ne l’oubliez pas, Roger, il porte sur les épaules la responsabilité de veiller à la bonne réputation de l’Église dans un pays où nous, les catholiques, sommes en minorité et où beaucoup nous voient d’un mauvais œil.
— Dites-le-moi franchement, père Carey : le cardinal Bourne a-t-il posé comme condition à ma réadmission dans l’Église catholique la signature de ce document où je me repentirais de ces choses honteuses et perverses dont m’accuse la presse ?
— Ce n’est pas une condition, juste une suggestion, avait dit le religieux. Vous pouvez l’accepter ou non et cela ne changera rien. Vous avez été baptisé. Vous êtes catholique et continuerez à l’être. Ne parlons plus de cette affaire.
Effectivement, ils n’en avaient plus parlé. Mais le souvenir de ce dialogue s’imposait par moments à Roger, le poussant à se demander si son désir de se rapprocher de l’Église de sa mère était pur ou marqué par les circonstances de sa situation. N’était-ce pas un acte décidé pour des raisons politiques ? Pour montrer sa solidarité avec les Irlandais catholiques qui étaient en faveur de l’indépendance et son hostilité envers cette minorité, largement protestante, qui voulait rester dans l’Empire ? Quelle validité aurait aux yeux de Dieu une conversion qui, au fond, n’obéissait à rien de spirituel, mais au désir de se sentir à l’abri au sein d’une communauté, d’être membre d’une vaste tribu ? Dieu verrait dans une telle conversion les efforts désespérés d’un naufragé.
— Ce qui compte, maintenant, Roger, ce n’est pas le cardinal Bourne, ni moi, ni les catholiques d’Angleterre, ni ceux d’Irlande, avait dit le père Carey. Ce qui compte maintenant, c’est vous. Vos retrouvailles avec Dieu. Là se trouvent la force, la vérité, cette paix que vous méritez après une vie aussi intense et toutes les épreuves qu’il vous a fallu affronter.
— Certes, père Carey, avait acquiescé Roger d’une voix anxieuse. Je le sais. Mais, justement. Je fais des efforts, je vous le jure. J’essaie de me faire entendre, de parvenir à Lui. Quelquefois, rarement, il me semble que j’y arrive. Alors j’éprouve enfin un peu de paix, ce calme incroyable. Comme certaines nuits, là-bas en Afrique, avec la pleine lune, le ciel éclaboussé d’étoiles, pas un souffle de vent pour agiter les arbres, le murmure des insectes. Tout était si beau et si tranquille que j’avais toujours la même pensée : « Dieu existe. Comment, voyant ce que je vois, pourrais-je seulement imaginer qu’Il n’existe pas ? » Mais d’autres fois, père Carey, et ce sont les plus nombreuses, je ne Le vois pas, Il ne me répond pas, Il ne m’écoute pas. Et je me sens très seul. Dans ma vie, la plupart du temps, je me suis senti très seul. Maintenant, ces jours-ci, cela m’arrive très souvent. Mais la solitude de Dieu est bien pire. Alors, je me dis : « Dieu ne m’écoute pas, ne m’écoutera pas. Je vais mourir aussi seul que j’ai vécu. » C’est quelque chose qui me tourmente jour et nuit, mon père.
— Il est là, Roger. Il vous écoute. Il sait ce que vous ressentez. Que vous avez besoin de Lui. Il ne vous abandonnera pas. Si je peux vous garantir une chose, dont je suis absolument sûr, c’est que Dieu ne vous abandonnera pas.
Dans l’obscurité, étendu sur son grabat, Roger pensa que le père Carey s’était imposé une tâche aussi héroïque, sinon plus, que les rebelles des barricades : apporter consolation et paix à ces êtres désespérés, détruits, qui allaient passer des années et des années dans une cellule, ou se préparaient à monter à l’échafaud. Terrible besogne, déshumanisante, qui avait dû bien souvent mettre le père Carey, surtout au début de son ministère, au bord du désespoir. Mais il savait le cacher. Il gardait toujours son calme et transmettait à tout moment ce sentiment de compréhension, de solidarité, qui lui faisait tant de bien. Ils avaient une fois parlé de l’Insurrection.
— Qu’auriez-vous fait, père Carey, si vous vous étiez trouvé à Dublin pendant ces journées ?
— Aller sur les lieux porter le secours spirituel à qui en aurait eu besoin, comme l’ont fait tant de prêtres.
Il avait ajouté qu’il n’était pas nécessaire d’adhérer à l’idée des rebelles que la liberté de l’Irlande ne pouvait être obtenue que par les armes pour leur apporter un soutien spirituel.
Évidemment, le père Carey ne partageait pas leur point de vue, il avait toujours éprouvé une répugnance viscérale pour la violence. Mais il serait allé confesser, donner la communion, prier pour ceux qui le lui auraient demandé, aider les infirmiers et les médecins. C’est ainsi qu’avaient agi bon nombre de religieux et de religieuses et la hiérarchie les avait soutenus. Les pasteurs devaient être là où était le troupeau, n’est-ce pas ?
Tout cela était vrai, mais il n’en restait pas moins que l’idée de Dieu débordait le cadre limité de la raison humaine. Il fallait forcer pour l’y faire tenir, elle ne s’emboîtait jamais tout à fait. Ils avaient souvent, Herbert Ward et lui, parlé de ce point. « Au sujet de Dieu, il faut croire, et non raisonner, disait Herbert. Si on raisonne, Dieu part en fumée comme une bouffée de cigarette. »
Roger avait passé sa vie à croire et à douter. Même maintenant, aux portes de la mort, il n’était pas capable de croire en Dieu avec la foi inébranlable de sa mère, son père ou ses frères et sœur. Quelle chance avaient ces privilégiés pour qui l’existence de l’Être suprême n’avait jamais été un problème, mais une certitude grâce à laquelle le monde s’ordonnait et chaque chose trouvait son explication et sa raison d’être. Ceux qui croyaient de la sorte devaient sans doute atteindre à une résignation devant la mort que ne connaîtraient jamais ceux qui, comme lui, avaient vécu en jouant à cache-cache avec Dieu. Roger se souvint qu’il avait une fois écrit un poème intitulé « À cache-cache avec Dieu. » Mais Herbert Ward lui ayant affirmé qu’il était exécrable, il l’avait jeté aux ordures. Dommage. Il aurait maintenant aimé le relire et le corriger.
Il commençait à faire jour. Un rai de lumière filtrait là-haut entre les barreaux de la fenêtre. On allait bientôt venir le débarrasser de son seau d’urine et d’excréments, et lui apporter son petit déjeuner.
Il eut l’impression que le premier repas de la journée tardait plus que de coutume à arriver. Le soleil était maintenant haut dans le ciel et une froide lumière dorée éclairait sa cellule. Il lisait et relisait depuis un bon moment les maximes de Thomas a Kempis sur la méfiance envers le savoir qui rend arrogants les êtres humains et la perte de temps qu’il y a à « trop se creuser la tête sur des choses obscures et mystérieuses », dont l’ignorance ne nous serait même pas reprochée au Jugement dernier, quand il entendit la grande clé tourner dans la serrure et la porte de sa cellule s’ouvrir.
— Bonjour, dit le gardien en posant par terre le petit pain noir et la tasse de café.
Ou serait-ce aujourd’hui du thé ? Car, obéissant à d’inexplicables raisons, le petit déjeuner passait souvent du thé au café et inversement.
— Bonjour, dit Roger en se levant et allant prendre le seau. Vous avez tardé aujourd’hui plus que d’habitude, si je ne me trompe ?
Fidèle à la consigne de silence, le gardien ne lui répondit pas et Roger eut l’impression qu’il évitait de le regarder en face. Il s’écarta de la porte pour le laisser passer et Roger sortit dans le long couloir noirci en portant son seau. Le gardien marchait à deux pas derrière lui. Il sentit remonter son moral avec la réverbération du soleil d’été sur les murs épais et les pierres du sol, produisant des reflets semblables à des étincelles. Il pensa aux parcs de Londres, à la Serpentine et aux grands platanes, peupliers et châtaigniers de Hyde Park, et combien ce serait bon de s’y promener maintenant même, anonyme parmi les sportifs qui faisaient du cheval ou de la bicyclette et les familles nombreuses qui, profitant du beau temps, étaient sorties passer la journée au grand air.
Dans les douches désertes – il devait y avoir la consigne de lui fixer pour sa toilette des heures différentes de celles des autres prisonniers – il vida et nettoya son seau. Il s’assit ensuite sur la cuvette sans aucun succès – la constipation avait été toute sa vie un problème – et, enfin, ôtant son blouson bleu de bagnard, il se lava et se frictionna vigoureusement le corps et le visage. Il se sécha avec la serviette à moitié humide qui pendait à un clou. Il retourna à sa cellule avec son seau propre, tout doucement, en savourant le soleil qui tombait sur le couloir depuis les fenêtres grillagées du haut du mur et les rumeurs – voix inintelligibles, klaxons, bruits de pas, moteurs, grincements –, qui lui donnaient l’impression d’avoir réintégré le temps et disparurent sitôt que le gardien eut fermé à clé la porte de sa cellule.
La boisson pouvait être du thé ou du café. Il ne s’arrêta pas à son insipidité, car le liquide, en descendant dans sa poitrine vers son estomac, lui fit du bien et apaisa les aigreurs dont il souffrait tous les matins. Il mit de côté le petit pain, au cas où il aurait faim plus tard.
Allongé sur son grabat, il reprit la lecture de L’Imitation de Jésus-Christ. Il trouvait par moments ce livre d’une naïveté enfantine, mais, quelquefois, en tournant une page, il tombait sur une pensée qui le troublait et l’incitait à le fermer. Il se mettait à méditer. Le moine disait qu’il était utile pour l’homme d’être de temps en temps affligé de tourments et d’adversités, parce que cela lui rappelait sa condition : il était « en exil sur cette terre » et ne devait pas mettre son espoir dans les choses de ce monde, mais seulement dans celles de l’au-delà. C’était tout à fait vrai. Le petit moine allemand, là-bas dans son couvent d’Agnetenberg, cinq cents ans plus tôt, avait visé juste, exprimé une vérité vécue par Roger dans sa chair. Ou, pour mieux dire, depuis que, tout enfant, la mort de sa mère l’avait plongé dans une solitude d’orphelin dont il lui fut à jamais impossible de se délivrer. C’était là l’expression qui décrivait le mieux comment il s’était toujours senti, en Irlande, en Angleterre, en Afrique, au Brésil, à Iquitos, au Putumayo : en exil. Il s’était enorgueilli une grande partie de sa vie de cette condition de citoyen du monde que, d’après Alice, Yeats admirait en lui : quelqu’un qui n’est de nulle part parce qu’il est de partout. Il s’était longtemps dit que ce privilège lui conférait une liberté ignorée de ceux qui passaient leur vie à l’ancre d’un seul lieu. Mais Thomas a Kempis avait raison. Il ne s’était jamais senti de nulle part parce que telle était la condition humaine : l’exil dans cette vallée de larmes, destination transitoire jusqu’au moment où la mort et l’au-delà ramèneraient hommes et femmes au bercail, à leur source nourricière, où ils vivraient pour l’éternité.
En revanche, la recette de Thomas a Kempis pour résister aux tentations était candide. Avait-il eu par hasard des tentations, là-bas, dans son couvent solitaire, cet homme pieux ? S’il en avait eu, il n’avait pas dû être si facile pour lui d’y résister et de mettre en déroute le « diable, qui ne dort jamais et rôde en permanence en cherchant qui dévorer ». Thomas a Kempis disait que personne n’était assez parfait pour ne pas avoir de tentations et qu’il était impossible à un chrétien de se voir exonéré de la « concupiscence », leur source à toutes.
Pour sa part, il avait eu la faiblesse de succomber maintes fois à la concupiscence. Pas autant qu’il l’avait écrit dans ses agendas et cahiers, bien que, sans doute, écrire ce que l’on n’a pas vécu, ce que l’on aurait seulement voulu vivre, soit aussi une manière – lâche et timorée – de le vivre et par conséquent de capituler devant la tentation. Payait-on pour ce genre de chose en dépit de n’en avoir pas joui réellement, mais de cette façon incertaine et insaisissable dont on vit les fantasmes ? Devrait-il payer pour tout ce qu’il n’avait pas fait, seulement désiré et écrit ? Dieu saurait faire la différence et sûrement sanctionner ces péchés rhétoriques avec plus d’indulgence que les fautes vraiment commises.
De toute façon, écrire ce que l’on ne vivait pas pour se donner l’illusion de le vivre comportait déjà un châtiment implicite : la sensation d’échec et de frustration qui suivait toujours les jeux mensongers de ses cahiers. (Et aussi les faits vécus, d’ailleurs.) Mais, maintenant, ces jeux irresponsables avaient mis entre les mains de l’ennemi une arme formidable pour avilir son nom et salir sa mémoire.
Difficile, par ailleurs, de savoir à quelles tentations faisait allusion Thomas a Kempis. Elles pouvaient être si déguisées, si peu évidentes, qu’on les confondait avec des bagatelles, avec des enthousiasmes esthétiques. Roger se rappela que, en ces lointaines années de son adolescence, ses premières émotions face aux corps bien faits, aux muscles virils, à l’harmonieuse sveltesse des jeunes garçons, ne semblaient pas un sentiment malicieux et concupiscent mais une manifestation de sensibilité, d’exaltation devant la beauté. Il avait longtemps cru qu’il en allait ainsi. Et que c’était cette même vocation artistique qui l’avait incité à apprendre la technique de la photographie pour emprisonner sur le bristol ces corps si beaux. Il s’était un beau jour aperçu – il vivait déjà en Afrique – que cette admiration n’était pas saine, ou plutôt pas uniquement saine, mais saine et malsaine à la fois, car ces corps harmonieux, couverts de sueur, musclés, sans une once de graisse, où l’on devinait la sensualité matérielle des félins, provoquaient en lui non seulement ravissement et admiration, mais aussi convoitise, désir, une envie folle de les caresser. C’est ainsi que les tentations avaient commencé à faire partie de sa vie, à la révolutionner, à la remplir de secrets, d’angoisse, de crainte, mais aussi de précaires moments de plaisir. Et de remords et d’amertumes, bien entendu. À l’instant suprême Dieu ferait-il le compte du positif et du négatif ? Lui pardonnerait-il ? Le punirait-il ? Il se sentait curieux, mais non effrayé. Comme s’il ne s’agissait pas de lui, mais d’un exercice intellectuel ou d’une devinette.
Et, sur ces entrefaites, il entendit avec surprise la grosse clé tâtonner à nouveau dans la serrure. Lorsque s’ouvrit la porte de sa cellule, il pénétra une flambée de lumière, ce soleil éclatant qui a soudain l’air de mettre le feu aux matinées du mois d’août londonien. Aveuglé, il se rendit compte que trois personnes étaient entrées dans la cellule. Il ne pouvait distinguer leur visage. Il se leva. On referma la porte, et il vit que celui qui était le plus près de lui, le touchant presque, était le gouverneur de Pentonville Prison, qu’il n’avait aperçu que deux fois. C’était un homme âgé, chétif et ridé. Il portait un costume sombre et avait un air grave. Derrière lui se trouvait le sheriff, blanc comme un linge. Et un gardien, les yeux au sol. Roger eut l’impression que le silence durait des siècles.
Finalement, en le regardant en face, le gouverneur parla, d’une voix au début hésitante qui se raffermit au fur et à mesure de son exposé :
— J’ai le devoir de vous communiquer que ce matin, 2 août 1916, le conseil des ministres du gouvernement de Sa Majesté le roi s’est réuni, une fois étudié le recours en grâce présenté par vos avocats, et qu’il l’a rejeté à l’unanimité des voix des ministres présents. En conséquence de quoi la sentence du tribunal qui vous a jugé et condamné pour haute trahison sera exécutée demain, 3 août 1916, dans la cour de Pentonville Prison, à neuf heures du matin. Selon la coutume établie, pour l’exécution le condamné n’est pas tenu de porter son uniforme de bagnard et pourra faire usage des vêtements civils dont on l’a dépouillé à son entrée en prison et qui lui seront rendus. Également, je me dois de vous communiquer que les aumôniers, le prêtre catholique father Carey et father Mac Caroll, de la même confession, se tiendront à votre disposition pour vous apporter un soutien spirituel, si vous le désirez. Ce seront les seules personnes que vous pourrez recevoir. Si vous désirez laisser des lettres à vos parents et amis avec vos dernières dispositions, l’établissement vous fournira de quoi écrire. Si vous avez une autre demande à formuler, vous pouvez le faire tout de suite.
— À quelle heure pourrai-je voir les aumôniers ? demanda Roger, d’une voix qui lui sembla rauque et glaciale.
Le gouverneur se tourna vers le sheriff, ils échangèrent quelques phrases en chuchotant et c’est le sheriff qui répondit :
— Ils viendront en début d’après-midi.
— Merci.
Après un instant d’hésitation, les trois personnes abandonnèrent la cellule et Roger entendit le gardien fermer la porte à double tour.