Az nous attend devant la maison. Elle fait les cent pas sous le porche dans un jean troué et un débardeur bleu qui fait pâle figure à côté des mèches bleues et brillantes de ses cheveux bruns. Son visage s’illumine quand elle nous voit.
Maman se gare et Az accourt à travers la brume qui couvre notre village en permanence, grâce à Nidia. Cette brume est vitale pour notre survie. Aucun avion traversant par hasard notre espace aérien ne peut nous détecter en dessous.
Az m’écrase contre sa poitrine dès que je pose un pied hors de la voiture. Je gémis. Elle recule, inquiète.
– Quoi, tu es blessée ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Rien, je murmure en jetant un coup d’œil oblique vers maman.
Elle sait déjà que je suis blessée. Inutile de le lui rappeler.
– Et toi, ça va ? je demande à Az.
Elle hoche la tête.
– Ouais, j’ai fait ce que tu m’as dit, je suis restée sous l’eau en attendant qu’ils partent, et ensuite j’ai volé jusqu’à chez moi pour aller chercher de l’aide.
Je ne me souviens pas de lui avoir dit de m’envoyer de l’aide. J’aurais préféré qu’elle s’abstienne, mais je ne peux pas lui reprocher d’avoir essayé de me sauver.
Maman nous fait signe d’entrer, mais elle ne nous regarde pas. Elle regarde derrière elle, vers une de nos voisines, de l’autre côté de la rue. Jabel, la tante de Cassian, se tient sous son porche et nous observe avec attention, les bras croisés sur la poitrine. Elle nous observe beaucoup, ces temps-ci. Maman est persuadée qu’elle rapporte nos faits et gestes à Severin. En la saluant d’un brusque signe de tête, maman nous pousse dans la maison. Jabel et elle étaient très amies, avant. Quand j’étais petite, avant la mort de papa. Avant tout ce qui s’est passé. Maintenant, elles ne s’adressent presque plus la parole.
À notre arrivée, Tamra lève le nez depuis le canapé sur lequel elle est assise en tailleur, avec un bol de céréales calé entre ses genoux. Un vieux dessin animé braille à la télévision. Elle n’a pas l’air « morte d’inquiétude », comme maman le prétendait.
Maman fonce vers la télé et baisse le son.
– Tu es vraiment obligée de mettre le volume si fort, Tamra ?
Tamra hausse les épaules et fouille dans les coussins du canapé à la recherche de la télécommande.
– Comme je ne pouvais pas me rendormir, j’ai décidé d’essayer de couvrir l’alarme.
J’ai soudain la nausée.
– Ils ont sonné l’alarme ?
La dernière fois qu’ils l’ont fait, c’est quand papa a disparu et qu’ils ont rassemblé une équipe pour partir à sa recherche.
Az hoche la tête et ouvre des yeux immenses.
– Oh que oui ! Severin a pété les plombs.
Tamra trouve enfin la télécommande et remonte le son. Puis elle la laisse tomber sur le canapé et porte une grosse cuillerée dégoulinante à sa bouche.
– Ça t’étonne vraiment qu’ils aient ameuté toute la clique pour toi ?
Elle coule vers moi un regard las.
J’ai envie de me défendre, mais je chasse cette tentation en inspirant profondément. J’ai déjà essayé de m’expliquer avec elle, mais Tamra ne pige pas. Elle ne comprend pas les pulsions des drakis. Comment pourrait-elle ?
Maman éteint la télé. Sans remarquer la tension, Az agite les mains en l’air.
– Alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment tu leur as échappé ? Oh là là, il y en avait partout. Tu as vu ces lance-filets ?
Maman a l’air malade.
– … J’étais persuadée que tu ne t’en sortirais pas. Je veux dire, je sais bien que tu es rapide… et que tu sais cracher du feu et tout, mais…
– Comme si on pouvait l’oublier une seconde, ça, marmonne Tamra, la bouche pleine de céréales, en levant les yeux au ciel d’une façon théâtrale.
Tamra ne s’est jamais manifestée. C’est une tendance de plus en plus fréquente chez les drakis – ça inquiète beaucoup les anciens, qui tiennent désespérément à préserver notre espèce. A priori, ma sœur jumelle, qui n’est ma cadette que de quelques minutes, est un être humain ordinaire. Ça la tue. Et moi aussi. Avant que je me manifeste, on était proches, on faisait tout ensemble. Maintenant, on n’a plus rien en commun, à part notre visage.
Soudain, je m’aperçois que maman va et vient dans le salon pour fermer tous les volets, plongeant la pièce dans l’ombre.
– Az, dit-elle, c’est le moment de dire au revoir, maintenant.
Ma copine est ahurie.
– Au revoir ?
– Oui, au revoir, répète maman d’une voix plus ferme.
– Ah.
Az fronce les sourcils, puis se tourne vers moi.
– Tu veux qu’on aille au lycée ensemble, demain ?
Elle me regarde d’un air entendu, les yeux brillants, pour me faire comprendre que je pourrai tout lui raconter à ce moment-là.
– Je me lèverai tôt, ajoute-t-elle.
On habite chacune à un bout de notre village. Il a la forme d’une gigantesque roue. Ses huit rayons, ce sont les rues. Son moyeu, au centre, c’est le cœur du village, où se trouvent l’école et la salle de réunion. J’habite dans la Première Rue Ouest, Az dans la Troisième Rue Est. Ce serait difficile d’être plus éloignées l’une de l’autre. Un mur couvert de plantes grimpantes entoure le village, alors il n’y a pas moyen de passer par l’extérieur pour se rejoindre plus vite.
– OK. Si tu es prête à te lever plus tôt et à venir jusqu’ici…
Dès qu’Az est partie, maman verrouille la porte. Je ne l’avais jamais vue faire ça. Elle se remet face à nous et nous regarde un long moment, Tamra et moi. Il n’y a pas un bruit, à part celui de la cuillère de Tam qui cliquette dans son bol. Maman se retourne et jette un coup d’œil dehors, à travers les volets en bois… comme si elle craignait qu’Az soit encore assez près d’ici pour nous entendre. Az ou quelqu’un d’autre.
Elle se retourne de nouveau vers nous et annonce :
– Emballez vos affaires. On part ce soir.
Mon estomac me tombe dans les talons, comme quand je descends brusquement en piqué dans le ciel.
– Quoi ?
Tamra se lève si vite du canapé que son bol de céréales plein de lait tombe par terre. Maman ne râle même pas, ne regarde même pas les dégâts, et c’est là que je comprends que tout a changé – ou s’y apprête. Elle est sérieuse.
– Vraiment ?
Les yeux de Tamra brillent, fébriles. Elle semble vivante pour la première fois depuis… eh bien, depuis que j’ai commencé à me manifester et qu’il est devenu évident que ça ne lui arriverait pas, à elle.
– … S’il te plaît. Dis-moi que tu ne plaisantes pas.
– Je ne plaisanterais pas avec un sujet pareil. Faites vos bagages. Emportez autant de vêtements que possible, et tout ce que vous trouvez important.
Le regard de maman se pose sur moi.
– On ne reviendra pas.
Je ne bouge pas. Je ne peux pas. Curieusement, ma brûlure à l’épaule s’intensifie, comme si un couteau tournait dedans, s’y enfonçait plus profondément.
Avec un cri excité, Tamra se précipite dans sa chambre. J’entends le bruit que font les portes de son armoire en s’ouvrant à la volée et en cognant le mur.
– Qu’est-ce que tu fais ? je demande à maman.
– Ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps. Quand ton père est mort.
Elle détourne la tête, cligne furieusement des yeux avant de revenir à moi.
– Je suppose que je me raccrochais à l’idée qu’il reviendrait, un jour, et qu’il fallait qu’on reste ici pour lui.
Elle soupire.
– Mais il ne reviendra pas, Jacinda. Et je dois d’abord penser à Tamra et à toi.
– À Tamra et à toi, tu veux dire !
Quitter le clan, pour Tamra et elle, ce n’est pas une grosse affaire. Je m’en doute bien. Maman a tué son draki exprès il y a des années, elle l’a laissé s’étioler petit à petit à force d’inactivité quand il est devenu évident que Tamra ne se manifesterait jamais. Je suppose qu’elle a fait ça pour que ma sœur se sente moins exclue. Par solidarité.
Je suis la seule à me sentir liée au clan. La seule qui souffrira si on s’en va.
– Tu ne vois pas à quel point c’est plus facile, plus sûr de laisser partir ton draki, tout simplement ?
Je sursaute comme si elle m’avait giflée.
– Tu veux que je renie mon draki ? Que je devienne comme toi ?
Un draki à l’état latent qui se fait passer pour un être humain ? Je secoue la tête.
– Peu importe l’endroit où tu m’emmènes, je ne ferai pas ça. Je n’oublierai pas qui je suis.
Elle pose une main sur mon épaule et presse légèrement dessus. Pour m’encourager, j’imagine.
– Nous verrons. Tu changeras peut-être d’avis, au bout de quelques mois.
– Mais pourquoi ? Pourquoi il faut qu’on s’en aille ?
– Tu le sais bien.
Je suppose que, dans un coin de ma tête, je le sais, mais je refuse de l’admettre. Brusquement, j’ai envie de faire comme si tout allait bien dans notre vie d’ici. J’ai envie d’oublier mon malaise devant la façon tyrannique dont Severin gouverne le clan. J’ai envie d’oublier le regard possessif de Cassian. D’oublier le malaise de ma sœur au sein de cette communauté qui la traite comme une lépreuse, et la culpabilité que ça a toujours suscitée chez moi.
Maman continue :
– Un jour, tu comprendras. Un jour, tu me remercieras de t’avoir fait échapper à cette vie.
– De m’avoir fait échapper au clan ? je demande d’un ton rageur. C’est eux, ma vie ! Ma famille.
Un mauvais chef n’y change rien. Severin ne sera pas toujours là.
– Et Cassian ? Tu es préparée à l’accepter ?
Un demi-sourire lui tord la bouche.
Je recule. L’émotion qui fait trembler sa voix ne me plaît pas. Du coin de l’œil, je vois Tamra se raidir sur le seuil de sa chambre.
– Cassian et moi, on est copains, je rétorque.
Plus ou moins. En tout cas, on l’était. Avant.
– C’est ça.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Tu n’as plus huit ans, et il n’en a plus dix. Au fond, tu dois bien savoir contre quoi je te protège. Contre qui je te protège. Depuis ta première manifestation, le clan te considère comme sa propriété. Qu’est-ce que ça a de mal de vouloir leur reprendre ma fille ? Ton père a essayé, il se disputait sans arrêt avec Severin. Pourquoi est-il sorti voler seul cette nuit-là, d’après toi ? Il cherchait un moyen…
Elle s’arrête, la voix étranglée.
Je l’écoute, hébétée.
Elle ne parle jamais de cette nuit-là. De papa. J’ai peur qu’elle en reste là. Qu’elle ne m’en dise pas plus.
Son regard revient sur moi. Calme et résolu. Et ça m’effraie.
Une chaleur familière monte en moi, me brûle et me noue la gorge.
– Tu parles du clan comme si c’était une secte de monstres…
Elle agite le bras avec fureur. Ses yeux lancent des éclairs.
– C’est ce qu’ils sont ! Quand vas-tu le comprendre ? Lorsqu’ils exigent que je donne ma fille de seize ans à leur précieux prince pour qu’ils puissent s’accoupler, ce sont bien des monstres ! Ils veulent que tu sois leur jument poulinière, Jacinda ! Que tu repeuples le clan de petits cracheurs de feu !
Elle est tout près de moi, maintenant. Elle me hurle presque à la figure. Je me demande si nos voisins l’entendent – Jabel ou un autre. Et si maman s’en soucie encore.
Elle recule et prend une profonde inspiration.
– Nous partons ce soir. Fais tes bagages.
Je fonce dans ma chambre et je claque la porte. Théâtral, mais ça me soulage. En faisant les cent pas dans la pièce, j’inspire et j’expire. De la vapeur s’échappe de mon nez par petits jets rageurs. Je passe une main sur la peau chaude de ma joue et de mon cou.
Je m’affale sur le lit et je lâche une bouffée d’air, en regardant droit devant moi sans rien voir, sans rien éprouver à part la chaleur qui bouillonne au fond de moi. Au bout d’un moment, mon feu intérieur refroidit et mon regard se promène sur les étoiles pailletées qui pendent chacune au bout de leur fil. Papa m’a aidée à les accrocher, après avoir repeint le plafond en bleu avec moi, en disant que j’aurais l’impression de dormir dans le ciel.
Un sanglot amer me brûle le fond de la gorge. Je ne dormirai plus jamais sous ce ciel, et si maman obtient ce qu’elle veut, je ne volerai plus jamais non plus.
Quelques heures plus tard, pendant que tout le village dort, on se faufile discrètement dans le brouillard de Nidia. Ce qui justement nous protège, nous dérobe à la vue de ce qui pourrait nous faire du mal dans le monde extérieur, favorise notre évasion.
Quand on quitte notre rue et qu’on débouche dans l’axe principal, maman met la voiture au point mort. Elle tient le volant pendant qu’on pousse, Tamra et moi, pour traverser le centre-ville. L’école et la salle de réunion nous regardent en silence, avec leurs fenêtres obscurcies en guise d’yeux. Les pneus font crisser le gravier. À force de pousser, j’ai les mollets qui me brûlent.
Aux abords de l’arche verte qui marque l’entrée de notre village, j’attends, je guette l’alarme en retenant mon souffle. Nichée à côté de l’entrée, la petite maison couverte de lierre de Nidia se dresse devant nous : c’est le poste de garde. Une faible lumière brille derrière la grande fenêtre à meneaux de son salon. Elle va sûrement nous repérer. C’est son boulot de ne rien laisser entrer… ou sortir.
Chaque clan possède au moins un estompeur – un draki qui noie son village dans la brume, de même que l’esprit de tout être humain qui déboulerait là par hasard. La brume de Nidia pourrait vous faire oublier jusqu’à votre prénom. Son talent est supérieur au mien. Le clan vit dans la peur de sa mort… du jour où notre territoire deviendra visible, exposé aux avions de passage et à quiconque s’aventurera assez loin dans les montagnes.
Je n’entends rien chez elle. Pas un son. Même pas quand je laisse la semelle de mes chaussures déraper et grincer un peu trop bruyamment sur le gravier, ce qui me vaut un regard noir de la part de Tamra.
Je hausse les épaules. Oui, peut-être bien que j’aimerais que Nidia nous surprenne. Quand on a franchi l’arche, maman redémarre notre vieux break. Avant de monter, je jette un dernier coup d’œil derrière moi. Dans la lueur douce de la fenêtre du salon de Nidia, j’aperçois une ombre.
Mon pouls s’emballe frénétiquement dans ma gorge. J’inspire vivement, persuadée qu’elle va sonner l’alarme.
L’ombre se déplace. J’ai mal aux yeux à force de chercher à distinguer quelque chose.
Soudain, la lumière s’éteint derrière la fenêtre. Je cligne des yeux et je secoue la tête, stupéfaite.
– Non… je souffle.
Pourquoi ne nous arrête-t-elle pas ?
– Monte, Jacinda ! siffle Tamra avant de s’installer dans la voiture.
Je m’arrache à la contemplation de l’endroit où se tenait Nidia, mais je suis tentée de refuser de partir. Je pourrais le faire. Ici. Maintenant. Freiner des quatre fers et refuser. Elles n’auraient pas le pouvoir de me forcer. Elles n’essaieraient même pas.
Mais, au bout du compte, je ne suis pas si égoïste. Ou si courageuse. Alors je me laisse entraîner.
On roule bientôt à toute allure vers le pied de la montagne – on fonce vers l’inconnu. Je plaque la main contre le verre frais de la vitre, dégoûtée à l’idée de ne plus jamais revoir Az. Un sanglot monte dans ma gorge. Je n’ai même pas pu lui dire au revoir.
Maman hoche la tête, les mains crispées sur le volant et les yeux fixés sur cette route peu fréquentée. Comme si chaque hochement allait renforcer sa détermination à faire ce qu’elle est en train de faire.
– Un nouveau départ. Entre filles, proclame-t-elle d’une voix enjouée. On aurait dû faire ça depuis longtemps, pas vrai ?
– Oui, l’approuve Tamra depuis l’arrière.
Je lui jette un coup d’œil par-dessus mon épaule. Étant jumelles, on a toujours eu un lien très fort, une idée de ce que pensait et ressentait l’autre. Mais, en cet instant, ma peur occulte tout le reste.
Tamra sourit en regardant par la fenêtre, comme si elle voyait quelque chose dans cette nuit noire. Pour elle, au moins, c’est un rêve qui se réalise enfin. Où qu’on aille, elle sera celle qui est normale. Et moi, celle qui a du mal à s’intégrer dans un monde qui n’est pas fait pour elle.
Ma place est avec le clan. Peut-être même avec Cassian. Même si ça brise le cœur de Tamra, peut-être que c’est bien. Que c’est le bon. Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que je ne veux pas vivre sans voler. Sans le ciel et l’humidité, la terre qui respire. Jamais je ne pourrai me dépouiller volontairement de ma capacité à me manifester. Je ne suis pas ma mère.
Comment pourrais-je trouver ma place parmi des êtres humains ? Je deviendrais comme Tamra, un draki éteint. Sauf que ce serait pire, parce que je me rappellerais comment c’était, d’être un draki.
Un jour, j’ai vu une émission sur quelqu’un qui a été amputé d’une jambe et qui la sent toujours. Il se réveille la nuit pour se gratter comme si elle était encore là, attachée à son corps. On appelle ça un membre fantôme.
Ça serait pareil pour moi. Je serais un draki fantôme, tourmenté par le souvenir de ce qu’il a été.