5.

 

J’ai du mal à respirer pendant que maman parle à notre nouvelle propriétaire. Bien que la climatisation soit réglée au maximum, l’atmosphère est raréfiée, sèche et vide. J’imagine que c’est ce qu’on éprouve quand on a de l’asthme, cette lutte permanente pour arriver à remplir ses poumons. Je fusille maman du regard. De tous les endroits du monde où s’installer, il a fallu qu’elle choisisse un désert. Elle est sadique, c’est sûr.

En suivant Mrs Hennessey, qui sort par la porte de derrière en se dandinant, on replonge dans cette chaleur aride qui me tiraille la peau, absorbe toute l’humidité de mon corps comme un aspirateur géant et me rend toute faible. Après seulement deux jours à Chaparral, les effets du désert se font déjà sentir. Comme maman l’avait prévu.

– Une piscine ! s’exclame Tamra.

– Elle n’est pas pour vous, coupe Mrs Hennessey.

Tamra ne fronce les sourcils que momentanément. Rien n’entame son enthousiasme. Une nouvelle ville, un nouveau monde. Une nouvelle vie à sa portée.

Je me laisse doubler par maman et Tamra. Rien que soulever un pied me demande une énergie phénoménale.

Mrs Hennessey s’arrête devant la piscine. Elle fait un geste pour désigner le grillage, derrière nous.

– Vous pouvez entrer et sortir par le portail du fond.

Maman acquiesce, en tapotant sa jambe avec le journal roulé dans lequel elle a trouvé l’annonce pour cette location.

Les clés cliquettent dans la main de Mrs Hennessey. Elle ouvre la porte de l’annexe de la piscine et tend le trousseau à maman.

– Le prochain loyer est dû le premier du mois.

Son regard chassieux dérape vers Tamra et moi, et elle ajoute :

– J’aime le calme.

Je laisse maman la rassurer pendant que j’entre dans la maison. Tamra me suit. J’observe avec des yeux ronds le salon lugubre, qui sent légèrement le moisi et le chlore. Mon moral sombre encore plus bas, si c’est possible.

– Pas mal, déclare Tamra.

Je la considère avec stupeur.

– Tu aurais dit ça dans tous les cas.

– Bah, c’est provisoire, de toute façon.

Elle hausse les épaules.

– On aura bientôt notre maison à nous.

Elle rêve. En secouant la tête, je pars visiter les autres pièces. Comment elle peut imaginer que ça puisse arriver ? Maman a dû compter sa petite monnaie pour payer notre dîner, hier soir.

La porte d’entrée se ferme. J’enfonce les mains dans mes poches et je frotte les effilochures des coins entre mes doigts en retournant dans le salon. Maman, les mains sur les hanches, observe la maison – et nous – avec ce qui semble être une satisfaction sincère. Mais je n’y crois pas. Comment pourrait-elle être si heureuse alors que moi… je ne le suis tellement pas ?

– Bon, les filles. Bienvenues chez nous.

Chez nous. Cette expression sonne creux à mes oreilles.

 
*
 

C’est le soir. Je suis assise au bord de la piscine, les pieds dans l’eau. Même l’eau est chaude. Je lève le nez, espérant sentir une petite brise ; la brume, les montagnes, la fraîcheur et l’air humide me manquent.

Dans mon dos, la porte s’ouvre et se ferme. Maman s’installe à côté de moi, les yeux fixés droit devant elle. Je suis son regard. Tout ce qu’il y a à voir, c’est l’arrière de la maison de Mrs Hennessey.

– Peut-être que nous pourrons la faire changer d’avis au sujet de la piscine quand nous aurons passé un certain temps ici, dit maman. Ce serait chouette de pouvoir se baigner cet été.

Je suppose que c’est sa façon d’essayer de me remonter le moral, mais la seule chose que j’entends, c’est : « quand nous aurons passé un certain temps ici ».

– Pourquoi ? j’explose en remuant les jambes plus vite. Tu avais des milliers de choix possibles. Pourquoi tu as voulu venir ici ?

Elle aurait pu opter pour n’importe quel endroit où vivre. Un petit bourg niché dans des collines ou des montagnes brumeuses et fraîches. Mais non, elle a choisi Chaparral, une ville tentaculaire en plein désert, à cent cinquante kilomètres de Las Vegas. Ici, il n’y a pas de condensation rafraîchissante pour nourrir mon corps. Pas de brume ni de brouillard pour se cacher. Pas de collines ni de montagnes à proximité. Pas de terre arable. Pas de moyen de s’échapper. C’est tout bonnement cruel.

Elle inspire.

– J’ai pensé qu’ici, ce serait plus facile pour toi…

Je ricane.

– Il n’y a rien de facile dans tout ça.

– Je veux dire que ça prendra la décision à ta place.

Elle tend un bras et écarte mes cheveux de mon épaule.

– Il n’y a rien de tel qu’un environnement aride pour se débarrasser rapidement d’un draki. Je suis bien placée pour le savoir.

Je lui jette un regard vif.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle inspire à fond.

– J’ai vécu ici pendant ma visite.

Je m’écarte pour la dévisager. Des tas de drakis font ce qu’on appelle une « visite » pour se frotter au monde extérieur. Pas forcément très longtemps. Un an ou deux. Mais jamais dans un endroit chaud et sec. Jamais dans un désert. Les drakis ont besoin de savoir comment faire semblant d’être des humains pour survivre. De temps en temps, mais c’est rare, l’un d’eux choisit de rester dans le monde des hommes.

– Je croyais que tu étais allée dans l’Oregon. Que Jabel et toi aviez fait votre visite ensemble, et que vous aviez partagé un appartement là-bas.

Maman hoche la tête.

– J’ai commencé ma visite avec Jabel, mais au bout de quelques mois, j’ai décidé…

Elle s’interrompt pour reprendre son souffle.

– J’ai décidé que je ne voulais pas retourner dans le clan.

Je me redresse.

– Et comment se fait-il que je ne l’aie jamais su, ça ?

Un demi-sourire lui tord la bouche.

– De toute évidence, je suis revenue. Je n’avais pas besoin que tout le monde sache qu’il avait fallu me forcer un peu.

C’est là que je comprends. Je devine qui l’a forcée.

– Papa, dis-je.

Son sourire s’adoucit.

– Il n’a jamais fait sa visite, tu sais. Ça ne lui aurait servi à rien. Il n’a jamais voulu être autre chose qu’un draki.

Ses lèvres tremblotent. Elle me touche la joue.

– Tu lui ressembles beaucoup.

Avec un soupir, elle laisse retomber sa main.

– Bref, il me rendait visite une fois par mois dans l’Oregon… et à chaque fois, il essayait de me convaincre de rentrer à la maison avec lui.

Son sourire s’assombrit.

– Il a beaucoup compliqué les choses.

Elle plonge ses yeux dans les miens.

– Je voulais quitter le clan, Jacinda. Déjà à l’époque. Je n’y ai jamais été à mon aise, mais ton père ne facilitait pas ma décision. Alors je me suis enfuie. Je suis venue ici.

– Ici ?

– J’ai pensé que ton père ne me retrouverait pas, ici.

Je me frotte le bras. Ma peau me paraît déjà sèche et crayeuse.

– Oui, j’imagine bien pourquoi.

– Presque aussitôt, mon draki a commencé à s’étioler. Les rares fois où j’ai craqué et où j’ai pris le risque de voler, j’ai eu du mal à me manifester. Ça marchait. J’étais en train de devenir un être humain.

– Mais tu y es retournée.

– J’ai fini par regarder la réalité en face. Je voulais me séparer du clan, mais ton père me manquait. Il ne pouvait pas vivre sans être un draki, et moi, je ne pouvais pas vivre sans lui.

Les yeux fixés sur l’eau immobile, inerte – il n’y a pas le moindre souffle d’air pour plisser la surface –, j’essaie d’imaginer comment ce serait d’aimer quelqu’un à ce point. Assez fort pour renoncer à tout ce que j’ai toujours souhaité, comme l’a fait maman.

Ne puis-je pas faire un sacrifice pour les gens que j’aime ? Pour maman et Tamra ? J’ai déjà perdu papa. Est-ce que je veux vraiment les perdre, elles aussi ?

À cet instant, une image du chasseur, Will, me passe par la tête. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’il m’a laissée partir. Il ne me connaît pas, mais il m’a laissée partir… même s’il a été entraîné à faire le contraire. Il a résisté à ce qui était sans doute son impulsion naturelle. Traquer et détruire les représentants de mon espèce. S’il a pu se démarquer de son monde, je peux me démarquer du mien. Je peux trouver la force nécessaire.

La voix de maman flotte jusqu’à moi.

– Je sais que c’est dur à accepter pour le moment. C’est pour ça que j’ai choisi cette ville. Le désert va tout arranger à ta place. À l’usure.

À l’usure. Je n’ai qu’à attendre que mon draki soit mort. Est-ce que je serai contente, à ce moment-là ? Est-ce que je remercierai maman un jour, comme elle a l’air de le croire ?

Elle me presse le genou.

– Viens dans la maison. Je veux faire le point sur certaines choses avec ta sœur et toi avant de vous inscrire au lycée.

À ces mots, mon cœur se serre, mais je me lève en pensant à tout ce à quoi maman a renoncé pour moi, tout ce qu’elle a perdu. Comme Tamra. Rien n’est jamais allé dans son sens. Peut-être qu’il est temps. Pour elles deux.

 
*
 

– Jacinda Jones, venez ici, à l’avant, et présentez-vous.

Mon ventre se noue quand j’entends ça. C’est la troisième heure de cours et, par conséquent, la troisième fois que je dois le faire.

Je m’extirpe de ma table et j’enjambe les sacs à dos pour venir me placer à côté de Mrs Schulz, à l’avant de la salle. Trente paires d’yeux me fixent.

Maman nous a inscrites vendredi dernier. Elle nous a assuré que le moment était venu. Qu’aller au lycée, c’était le premier pas vers l’intégration. Le premier pas vers la normalité. Tamra est ravie. Elle n’a pas peur du tout, elle est prête.

Cette nuit, dans mon lit, malade d’angoisse, j’ai passé tout mon temps à penser à la journée d’aujourd’hui. À penser au clan et à tout ce que je perds. Qu’est-ce que ça pouvait faire qu’il soit interdit de voler de jour ? Au moins, je pouvais voler. Les règles qui m’énervaient au sein du clan me paraissent soudain bien peu de chose à côté de ma nouvelle situation. Je ne sais même plus trop pourquoi je résistais tellement à Cassian. Était-ce seulement pour Tamra ? Ou bien y avait-il autre chose que ma loyauté envers ma sœur qui m’empêchait de sortir avec lui ?

Je suis entourée d’adolescents. D’adolescents humains. Il y en a des centaines. Leurs voix bruyantes retentissent en permanence. L’air est plein d’odeurs artificielles écœurantes. L’enfer pour un draki.

Pourtant ce n’est pas comme si je n’avais jamais imaginé vivre dans le monde extérieur. Parmi les humains. J’aurais sans doute fait une visite. Mais personne ne fait sa visite à l’adolescence. On part seulement une fois adulte, quand son draki est fort et a fini de se développer, et jamais dans un désert comme ici. Pour de bonnes raisons.

Je résiste au besoin impérieux de me gratter le bras. On n’est encore qu’au printemps, mais il fait si chaud et si sec que ma peau me démange. Sous cette accablante lumière fluorescente, je sens que quelque chose s’altère, se flétrit en moi.

Je m’éclaircis la gorge, mais je parle d’une voix enrouée :

– Bonjour, je m’appelle Jacinda Jones.

Une fille assise près du premier rang entortille une mèche de ses cheveux.

– Ouais. Ça, on le savait déjà.

Un sourire étire ses lèvres tellement luisantes de gloss que c’en est obscène.

Mrs Schulz vient à mon secours.

– D’où venez-vous ?

Maman m’a fait apprendre les réponses par cœur.

– Du Colorado.

J’ai droit à un sourire encourageant.

– Formidable, formidable. Vous faites du ski ?

Je cligne des yeux.

– Non.

– Où alliez-vous au lycée ?

Maman a prévu une réponse à ça aussi.

– On me faisait cours à la maison.

C’était l’explication la plus simple pour pouvoir nous inscrire. On ne peut pas demander au clan d’envoyer nos dossiers scolaires ici.

Aussitôt, plusieurs personnes ricanent. La fille qui se tripote les cheveux lève les yeux au ciel.

– Bonjour le cas…

– Ça suffit, Brooklyn.

Mrs Schulz revient à moi. Elle a une expression moins chaleureuse, maintenant. Plus résignée. Comme si je venais d’avouer que j’ai le niveau CP en lecture.

– Je suis sûre que l’expérience a été intéressante.

En hochant la tête, je commence à repartir vers ma table, mais sa voix m’arrête, me retient en otage.

– Et vous avez une sœur jumelle, n’est-ce pas ?

Je m’immobilise un instant, pressée que l’interrogatoire cesse enfin.

– Oui.

Un garçon au visage couvert de marbrures rouges, avec des petits yeux de fouine, marmonne :

– Deux fois plus de plaisir.

D’autres élèves s’esclaffent. Des garçons, principalement.

Mrs Schulz n’a pas entendu, ou fait semblant de rien. C’est aussi bien. Vivement qu’on en finisse, que je puisse retourner à ma place et travailler à me rendre invisible.

– Merci, Jacinda. Je suis sûre que vous allez vous intégrer très facilement.

C’est ça.

Je regagne ma table. Mrs Schulz se lance dans un grand monologue au sujet d’Antigone. J’ai lu la pièce il y a deux ans. Dans sa version originale, en grec.

Mon regard dévie vers la fenêtre et la vue sur le parking. Dans le lointain, au-dessus des toits des voitures, des montagnes pointées vers le ciel m’appellent.

J’ai décidé d’essayer de voler. Maman l’a bien fait quand elle vivait ici. Ce n’est pas impossible. Pour le moment, il m’est difficile de m’éclipser, maman est tout le temps sur mon dos. Elle s’obstine à nous déposer au lycée et à revenir nous chercher comme si on était des gamines de sept ans. Je ne sais pas trop si c’est parce qu’elle a peur que le clan suive ma piste jusqu’au lycée ou parce qu’elle a peur que je m’échappe. J’aimerais croire qu’elle me fait suffisamment confiance pour savoir que je ne ferais pas ça.

Si je m’éclipse un moment pour me dégourdir les ailes, ça n’empêchera pas maman et Tamra d’avoir la vie qu’elles veulent tellement.

Je m’agite sur ma chaise. Le plan qui crisse dans ma poche est mon seul espoir. Je l’ai étudié plusieurs fois déjà, pour mémoriser l’emplacement de chaque espace vert de la ville. Le fait que j’habite ici ne veut pas dire que je suis disposée à disparaître. La perspective de retourner voler est la seule chose qui m’aide à tenir. Je sentirai de nouveau le goût du vent, et tant pis si c’est risqué.

 
*
 

La cloche sonne. Je me lève en même temps que les autres.

Le mec aux yeux de fouine se tourne vers moi et se présente.

– Salut…

Il me reluque de la tête aux pieds en hochant lentement la tête.

– Je m’appelle Ken.

– Salut, je parviens à marmonner, en me demandant s’il s’imagine qu’il m’a conquise avec sa remarque « Deux fois plus de plaisir ».

– Tu as besoin d’aide pour trouver ton prochain cours ?

– Non. Ça va. Merci.

Je le dépasse et je gagne vite mon casier, tête baissée.

Tamra m’attend devant.

– Ça roule ? demande-t-elle gaiement.

– Mouais.

Son sourire disparaît.

– Il faut être ouverte, Jace. Si tu veux être heureuse, ça ne tient qu’à toi.

Je compose le code, je me plante, je réessaie.

– Arrête avec la psychologie de comptoir, s’il te plaît.

Elle hausse les épaules et tripote ses cheveux lissés au fer. Elle a dû passer une heure dans la salle de bains pour réussir cet exploit, mais elle a vu ça dans un magazine et elle voulait se faire la même tête que sur la photo. Moi aussi, j’ai les cheveux cuivrés, mais c’est un paquet de nœuds qui me dégouline dans le dos, sec et frisotté. Ils sont chargés d’électricité statique. La brume leur manque, tout comme au reste de ma personne.

J’étudie ma sœur. Ce qu’elle est classe avec son haut rouge moulant, son jean noir et les bottes qu’elle s’est achetées ce week-end dans une boutique d’occasion… Plusieurs types se retournent en passant. Elle est chez elle, dans ce monde, elle n’éprouve pas le moindre malaise, elle ne se morfond même plus à cause de Cassian. Je suis contente pour elle. Sincèrement. Si seulement son bonheur n’était pas synonyme de désespoir pour moi…

– Je vais essayer, je lui promets – et je le pense vraiment.

C’est pas comme si je voulais lui gâcher la vie.

– Ah. J’ai failli oublier.

Elle fouille dans sa sacoche.

– Regarde. Il va y avoir des auditions pour l’équipe de pom-pom girls de l’année prochaine.

Je jette un coup d’œil au tract orange vif qu’elle tient à la main, et les caricatures de pom-pom girls miniatures et de filles en minijupe faisant des sauts périlleux me font grimacer.

Elle agite le bout de papier.

– On devrait essayer ensemble.

J’arrive enfin à ouvrir mon casier et à changer de livres.

– Nan. Vas-y, toi.

– Mais tu es tellement…

Son regard d’ambre passe sur moi d’un air entendu.

– … sportive.

Elle aurait aussi bien pu dire « draki ».

Je secoue la tête et j’ouvre la bouche pour lui expliquer à quel point je suis contre, puis je me fige. Ma peau frissonne. Le duvet de ma nuque se hérisse en signe d’alerte. Un livre me glisse des doigts, mais je ne fais pas un geste pour le ramasser.

Tamra baisse la main qui tient le tract.

– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Je regarde fixement au-dessus de son épaule, dans le couloir bondé. La première sonnerie retentit, et tout le monde se met à s’agiter frénétiquement. Les casiers claquent et les semelles crissent sur le carrelage.

Moi, je reste immobile.

– Jace, qu’est-ce qu’il y a ?

Je secoue la tête, incapable d’ouvrir la bouche, pendant que mon regard saute d’un visage à l’autre. Enfin, je le trouve. Je le vois. Celui que j’ai commencé à chercher avant même d’en avoir conscience, avant de comprendre… Le beau mec.

Ma peau se tend d’un coup sec.

– Jacinda, qu’est-ce qui se passe ? On va être en retard en cours.

Je m’en fous. Je ne bouge pas. Ça ne peut pas être lui. Il ne peut pas être ici. Pourquoi serait-il ici ?

Mais c’est lui.

Will.

Appuyé contre les casiers, il est plus grand que tous ceux qui l’entourent. Brooklyn, la fille qui se tortillait les cheveux tout à l’heure, joue avec l’ourlet de sa chemise et se colle à lui sans la moindre pudeur, en remuant sans interruption ses lèvres brillantes. Il sourit, hoche la tête, l’écoute jacasser, mais je sens qu’il ne s’y intéresse pas vraiment, qu’il est ailleurs… ou aimerait être ailleurs. Exactement comme moi.

Je n’arrive pas à détourner le regard.

Des cheveux couleur miel lui tombent négligemment sur les sourcils, et je les revois mouillés, noirs et plaqués en arrière, dégageant son visage. Je nous revois seuls tous les deux dans cette grotte, avec sa main sur la mienne, et je me remémore l’étincelle qu’il y a eu entre nous avant qu’il prenne cet air si dur et furieux. Avant qu’il se volatilise.

Près de moi, Tamra pousse un soupir et suit mon regard

– Ah, murmure-t-elle en comprenant. Miam. Mais pas de bol, on dirait qu’il a une copine. Tu vas devoir jeter ton dévolu sur quelqu’un d’autre…

En se retournant vers moi, elle lâche un hoquet horrifié.

– Jace ! Tu brilles !

Ça me ramène brutalement sur terre. Je regarde mes bras. Ma peau s’estompe et réapparaît, légèrement chatoyante, comme si on y avait saupoudré de l’or.

Titillé, le draki qui est en moi s’éveille, brûle de sortir.

– Bon sang, reprends-toi, merde ! siffle Tamra en se penchant vers moi. Tu vois un mec sexy et tu commences à te manifester ? Contrôle-toi un peu.

Mais je ne peux pas. Voilà ce que Tamra n’a jamais compris. En cas d’émotion forte, le draki refait surface. Sous le coup de la peur, de l’excitation, du désir… on se manifeste. On est faits comme ça.

Je jette un nouveau coup d’œil à Will et j’en tire une bouffée de plaisir. Avec, en filigrane, la peur de ce que signifie sa présence ici.

Ma sœur m’empoigne le bras et le serre presque méchamment.

– Jacinda, arrête ! Arrête tout de suite !

Will lève la tête avec la vivacité d’un prédateur flairant sa proie, et je me demande si les chasseurs sont vraiment des êtres humains. S’ils n’appartiennent pas en fait à un monde tout autre, comme les drakis. Il regarde autour de lui, et, pendant qu’il fouille le couloir des yeux, je m’efforce de redevenir maîtresse de moi-même. Avant qu’il me voie. Avant qu’il sache.

Mes poumons commencent à fumer, la brûlure habituelle se déclare à l’instant précis où ses yeux noisette rencontrent les miens.

Mon casier se referme en claquant. Ébranlée, je m’arrache à ma contemplation pour me tourner vers Tamra. Elle a la main à plat sur mon casier. Le bout de ses doigts, qui appuie fortement sur le métal, est tout blanc.

La dernière sonnerie retentit.

En se baissant rapidement, elle ramasse mes livres par terre et m’emmène aux toilettes. Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule pendant que les gens évacuent le couloir dans un nuage d’odeurs artificielles. Parfums, eaux de toilette, lotions, laques pour les cheveux, gels… tout ça brouille mes sens. Rien ne me paraît réel, ici. Sauf le garçon qui m’observe. Qui me surveille. Son regard brillant me suit, me traque comme le prédateur que je sens en lui. Il s’éloigne des casiers d’une démarche souple, féline.

Mon draki continue à se déployer, réveillé et ranimé par la façon avide dont ce garçon m’examine. Ma peau frissonne, j’ai des fourmis et des démangeaisons dans le dos, à l’endroit où mes ailes essaient de s’échapper. Je les retiens à l’intérieur. Elles sont enfouies, mais pas endormies.

Tamra tire plus fort pour m’entraîner, et je le perds de vue. Il est englouti dans la foule humaine qui s’agite autour de moi, comme autant de mites qui se cognent et volettent autour de la lumière, encombrant le couloir.

Mais je sens toujours sa présence. Son pouvoir d’attraction. Je sais qu’il est là même quand je ne le vois plus.

 
*
 

Mes narines se dilatent sous la morsure brutale du produit astringent. Face à cette odeur peu naturelle, mon draki se recroqueville aussitôt. Je me plaque une main sur la bouche et le nez. Le début d’incendie s’éteint dans mes poumons. Mon dos cesse de me picoter.

Tamra me passe en revue et soupire, manifestement satisfaite de voir que c’est de nouveau moi. Le moi qu’elle approuve, le seul qu’elle accepte de fréquenter. Surtout ici, dans ce nouveau monde qu’elle espère conquérir.

– Tu ne brilles plus. Ouf ! Tu essaies de tout gâcher, ou quoi ?

Je me tourne vers la porte des toilettes. Comme si j’espérais que Will allait nous nous rejoindre.

– Il a vu ?

– Je ne pense pas.

Elle hausse une épaule.

– Il ne comprendrait pas, de toute façon.

C’est vrai, je suppose. Même les chasseurs ne savent pas que les drakis peuvent prendre une apparence humaine – ce qu’on appelle « se démanifester ». C’est notre secret le mieux gardé. Notre meilleure protection. Et ce n’est pas comme si j’avais déployé mes ailes dans le couloir. Je ne suis pas allée jusque-là, tout de même.

Pendant que le bourdonnement revigorant au fond de mon être s’estompe, je croise les bras. Je m’aperçois que c’est l’occasion de parler de Will à ma sœur… de lui avouer tout ce que j’ai risqué ce jour-là, dans la grotte, avec lui… et ce que je risque maintenant. Je peux tout lui dire ici, dans ces toilettes répugnantes. Tamra me dévisage en plissant les yeux.

– Ça va aller ? Il faut que j’appelle maman ?

Je réfléchis à sa question. Et je m’en pose encore d’autres. Du genre : que dirait maman si je lui avouais tout ? Que ferait-elle ? Et je le devine aussitôt. Elle nous retirerait illico de ce lycée. Mais elle ne nous ramènerait pas au clan. Oh non. Elle ne ferait que nous parachuter dans une autre ville. Un autre lycée dans un autre désert. D’ici une semaine, je recommencerais de zéro cet horrible premier jour, en souffrant de la chaleur et du climat, dans un endroit où il n’y aurait pas ce beau garçon fascinant. Ce garçon dont la seule présence a revitalisé mon draki – cette part de moi qui agonisait doucement depuis qu’on a quitté la montagne. Comment pourrais-je m’éloigner de ça ? M’éloigner de lui ?

Tamra secoue sa magnifique crinière pour dégager ses épaules et m’examine.

– Je pense que ça va.

Elle agite un doigt sous mon nez.

– Mais ne t’approche pas de lui, Jacinda. Ne le regarde même pas. Du moins pas tant que tu n’auras pas repris le contrôle. D’après maman, il ne faudra pas longtemps pour que…

Elle doit voir quelque chose à mon expression, car elle détourne les yeux.

– Désolée, marmonne-t-elle.

C’est parce que c’est ma sœur et qu’elle m’aime qu’elle dit ça. Pas parce qu’elle est vraiment désolée. Elle tient autant que maman à ce que mon draki meure. À ce que je sois normale. Comme elle. Pour qu’on puisse mener une vie normale ensemble et faire les pom-pom girls, par exemple.

Mon ventre se noue. Je lui reprends mes livres.

– On est en retard.

– Ils seront indulgents. On est nouvelles.

Je hoche la tête en tripotant le coin de mon livre de géométrie, qui est sérieusement corné.

– Je te vois à l’heure du déjeuner ?

Tamra s’approche du miroir pour vérifier sa coiffure.

– N’oublie pas ce que je t’ai dit.

Je m’arrête un instant pour admirer son beau reflet. C’est dur de croire que je suis la jumelle d’une fille aussi parfaite.

Elle étale une impeccable mèche de cheveux cuivrés devant son épaule. La pointe se recourbe légèrement vers l’intérieur.

– Ne t’approche pas de ce mec.

– Ouais.

J’ai acquiescé mais, en sortant, je m’arrête et je regarde à gauche et à droite.

Je cherche, je fouille le couloir désert du regard. Pleine d’espoir. Et d’appréhension.

Mais il n’est pas là.