Je suis le troupeau de filles qui se dirigent vers le gymnase en essayant de rester à une saine distance de la masse. C’est tellement suffocant, tout ça. Les odeurs étrangères, les bruits stridents, l’absence de grands espaces et d’air pur. On entend résonner de plus en plus fort les ballons qui rebondissent sur le plancher, brassant l’air confiné, à mesure qu’on s’approche de la porte à double battant du gymnase.
– On dirait qu’on a sport avec les mecs, aujourd’hui, annonce Catherine alors qu’on pousse les portes pour débarquer dans une atmosphère rancie, saturée de sueur.
La même sensation me reprend, et je devine aussitôt qu’il est là. Will. Je le repère à l’autre bout du gymnase, je le regarde marquer un panier à trois points et retomber tout en légèreté sur la pointe des pieds. Sans attendre que le ballon soit ressorti du panier, il se tourne vers moi. Une chaleur familière monte dans ma poitrine et m’échauffe le visage.
La prof donne un coup de sifflet et indique avec de grands gestes deux parties distinctes du terrain.
– Les garçons de ce côté, les filles de l’autre !
– Beurk, l’ignoble terrain de basket, marmonne Catherine de sa voix traînante. Je préférerais encore courir sur la piste.
On se met en file indienne pour faire des lancers francs. Au milieu du terrain, la fin de la file de garçons rejoint la fin de la file de filles. C’est un peu le chaos ici, à l’endroit où les deux files se télescopent, où les deux sexes se rencontrent et s’insultent dans la bonne humeur.
Du coin de l’œil, je vois Will quitter sa place dans la queue et revenir en bout de file, où je me trouve avec Catherine.
– Salut, me dit-il.
– Salut.
Catherine nous regarde l’un après l’autre.
– Bonjour, lance-t-elle sèchement.
On se tourne tous les deux vers elle, Will et moi.
– Je vois, dit-elle lentement en secouant sa frange pour dégager ses yeux.
Elle passe devant moi et nous tourne le dos.
– Alors, commence Will, tu es aussi bonne en basket qu’en course à pied ?
Je lâche un petit rire. Je ne peux pas m’en empêcher. Il est adorable et désarmant, et j’ai les nerfs en pelote.
– Loin de là.
La conversation s’arrête là, parce qu’on avance chacun dans sa file. Catherine me jette un coup d’œil par-dessus son épaule et me sonde de ses grands yeux couleur mer. Comme si elle n’arrivait pas tout à fait à me percer à jour. Mon sourire s’évapore et je me détourne. Elle ne pourra jamais me percer à jour. Je ne peux pas l’y autoriser. Ni elle ni personne d’autre ici.
Elle se met face à moi, les bras croisés.
– Tu te fais des amis drôlement vite. Depuis la rentrée de seconde, j’ai parlé à genre…
Elle s’interrompt et lève les yeux comme si elle comptait dans sa tête.
– Trois, non… quatre personnes. Et la quatrième, c’est toi.
Je hausse les épaules.
Catherine se met en position sur la ligne de lancer franc, dribble trois ou quatre fois, puis tire. Le ballon file droit dans le filet. Elle le rattrape et me le lance.
J’essaie d’imiter ses mouvements, mais je tire trop bas, le ballon passe carrément sous le panneau. Je repars au bout de la file.
Will m’attend déjà là-bas au milieu du terrain. Il laisse les autres passer devant lui. Quand je remarque sa tactique, qui n’a rien de discret, mes joues s’enflamment.
– Tu ne plaisantais pas, lance-t-il, taquin, par-dessus le tumulte des ballons de basket.
– Tu as réussi, toi ? je demande.
Je regrette de ne pas l’avoir regardé tirer.
– Ouais.
– Bien sûr, dis-je, railleuse.
Il laisse un autre gars passer devant lui. Je fais pareil. Catherine est à plusieurs places devant moi, maintenant.
Will m’étudie, promène sur mon visage et mes cheveux un regard d’une grande intensité, comme s’il mémorisait mes traits.
– Ouais, bon. Je ne cours pas aussi vite que toi.
J’avance dans ma file, mais quand je jette un coup d’œil derrière moi, il est en train de me regarder, lui aussi.
– Waouh, murmure Catherine de sa voix rauque en venant se mettre à côté de moi. Je ne savais pas que ça se passait comme ça.
Je me tourne vivement vers elle.
– Quoi ?
– Tu sais. Le truc de Roméo et Juliette. Les coups de foudre.
– C’est pas de ça qu’il s’agit, dis-je aussitôt.
– Vous faites drôlement bien illusion.
On est revenues devant la ligne. D’un tir précis, Catherine envoie le ballon dans le cerceau.
Quand je tire à mon tour, il rebondit durement contre le panneau, vole à travers la salle et heurte la prof en pleine tête. Je plaque une main sur ma bouche. La prof se retient difficilement de tomber. Plusieurs élèves rigolent. Elle me fusille du regard et remet sa casquette d’aplomb.
Avec un petit geste d’excuse, je regagne la fin de la file.
Will est là, réprimant son envie de rire.
– Pas mal, dit-il. Je suis content d’être à l’autre bout du terrain.
Je croise les bras et je m’interdis de sourire, de m’autoriser à me délecter de sa compagnie. Mais il ne m’aide pas. J’ai envie de sourire. J’ai envie de l’apprécier, de le fréquenter, de le connaître.
– Ravie de te divertir.
Son sourire vacille et son regard reprend cette étrange intensité. Je suis la seule à comprendre. À savoir pourquoi. Il doit se rappeler… Il doit me reconnaître, d’une certaine manière, même s’il ne peut pas comprendre comment c’est possible.
– Tu veux qu’on sorte ensemble un soir ? demande-t-il tout à trac.
Je le dévisage, interloqué.
– Un rencard, genre ?
– Oui. Quand un mec pose cette question, c’est ce qu’il veut dire, en général.
J’entends des coups de sifflet. Garçons et filles partent dans deux directions opposées.
– Chacun va taper dans le ballon sur sa moitié de terrain, marmonne Will, l’air contrarié, en regardant les profs distribuer des maillots. On se reparle tout à l’heure en perm, d’accord ?
Je hoche la tête, la poitrine désagréablement comprimée. J’ai du mal à respirer. Il parle de la septième heure de cours. J’ai quelques heures pour décider si je peux sortir avec un chasseur. Le choix devrait être facile, évident, mais ça me donne déjà la migraine. Je pense que rien ne sera plus jamais facile pour moi.
À l’heure du déjeuner, Catherine me garde une place. Je me glisse en face d’elle et de son ami. L’une des trois autres personnes du lycée à qui elle a adressé la parole jusqu’ici, je suppose.
Elle nous présente. Brendan est type dégingandé, tout en bras et en jambes, avec une pomme d’Adam qui fait des bonds. Recroquevillé au-dessus de son plateau-repas, il mange un sandwich au beurre de cacahuètes qu’il serre entre ses deux grandes mains comme si quelqu’un risquait de le lui arracher.
– Salut, dit-il d’une voix basse, presque inaudible.
Nerveux, ses yeux marron ne se posent jamais très longtemps sur mon visage. Ni sur quoi que ce soit, à vrai dire, à part Catherine.
– Salut, je réponds.
Puis je cherche ma sœur, en brûlant d’ignorer les gens qui me fixent. Ce que j’ai fait toute la journée.
Je la repère à l’autre bout du réfectoire bondé. Elle est debout avec une autre fille, son plateau dans les mains. Elle a l’air tellement sûre d’elle. Tellement à l’aise. Je ne l’ai jamais vue comme ça.
Je m’agite sur ma chaise. Je glisse une mèche rêche et frisottée derrière mon oreille. Tout en l’observant, je gratte désespérément mon bras, ma peau qui suffoque, et je grimace quand ça commence à me piquer. Je jette un coup d’œil à l’épiderme marbré, irrité. J’ai été comme ça toute la journée. Patraque, légèrement nauséeuse. Le ventre noué. Sauf en cours de sport, tout à l’heure. Je me sentais bien, à ce moment-là… près de Will.
Tamra me voit, note que je suis assise avec des gens et paraît soulagée. Elle a donc la permission de s’installer où elle veut. Elle me fait un signe de tête en gagnant une table occupée par tout un groupe de beaux adolescents bien habillés. De toute évidence, c’est l’élite du lycée de Chaparral. Brooklyn est parmi eux, bien sûr.
Le petit aperçu que j’ai eu d’elle en troisième heure a confirmé tout ce que Catherine m’a dit. Apparemment, elle a entendu dire que Will s’est assis à côté de moi hier et ça la défrise. À chaque fois que Mrs Schulz se tournait vers le tableau, Brooklyn pivotait sur sa chaise et me gratifiait d’un regard assassin. Je me demande si elle sait qu’il m’a parlé en sport.
Je suppose que face à un regard de ce genre, la plupart des filles se recroquevilleraient sur elles-mêmes en gémissant. Moi, je m’en fous. J’ai d’autres problèmes.
Je n’ai pas revu Will depuis le cours de sport. Comme je n’ai pas encore décidé si je vais sortir avec lui ou pas, c’est un soulagement. Oui, sa compagnie nourrit mon draki, et c’est tout ce qui m’importe pour le moment. Faire mon possible pour que cette part de moi reste en vie. Mais il incarne tout ce que je dois éviter.
Pour un draki, il représente la mort. Quelle ironie, hein ? Si je veux que cette part de moi reste en vie, je dois être proche de ce qui la tue.
Je balaie le réfectoire des yeux, mais je ne le vois pas. Sa pause-déjeuner doit être à un autre moment. Mon cœur se serre. Ce qui me met en colère. Me fait hésiter. Je triture nerveusement un sachet de ketchup.
Au moins, je n’ai pas vu ses cousins. Pour ce qui les concerne, il n’y a pas d’hésitation. Il faut les éviter à tout prix. Xander avec ses yeux sournois et Angus avec son rictus. Je ne sais pas comment j’aurais réagi si Tamra s’était assise à leur table. Brooklyn, c’est une chose. Mais eux ?
– Ta sœur s’est parfaitement intégrée, commente Catherine.
– Ouais, je murmure en ouvrant mon soda.
Je m’efforce de faire comme si ça ne me dérangeait pas. Parce que c’est vrai.
C’est vrai, que ça ne me dérange pas.
C’est logique. Normal qu’elle s’intègre bien parmi ces gens. Elle est presque humaine, elle aussi. Elle a toujours adoré les excursions en ville – dans le monde extérieur, loin du clan, où qu’on aille s’aventurer.
– Elle est douée pour ça, j’ajoute tout bas.
– Quoi ?
– S’intégrer, je réponds en buvant à petites gorgées ma boisson pétillante à l’orange.
Le genre de cochonnerie que maman ne nous autorise jamais. L’arôme acidulé me monte au nez.
– Pourquoi tu n’es pas là-bas, avec tout ce beau monde ?
Je hausse les épaules.
– Tu pourrais, intervient doucement Brendan en tripotant la croûte de son sandwich, avec un petit sourire timide. Tu es aussi jolie qu’elle.
– Forcément, lui renvoie Catherine en lui donnant un coup de coude joueur dans les côtes. Elles sont jumelles !
Je souris à mon tour et je m’immobilise avec une frite à mi-chemin vers ma bouche.
– C’est la seule condition ? Il suffit d’avoir une belle gueule pour traîner avec cette bande ?
En croquant dans ma frite, j’ouvre mon hamburger et j’examine le morceau de viande hachée douteuse. En plissant le nez, je remets le pain sur le steak.
– En tout cas, ta sœur a intérêt à faire attention.
Brendan le taciturne ajoute :
– Ils vont en faire l’une des leurs.
Comme si c’étaient des vampires ! Mais sa remarque sinistre me fait frissonner.
Ensuite, je me ressaisis. Tamra et moi, on est sœurs. On s’adore. Jamais on ne se ferait du mal. Rien ne va changer ça. Peut-être que c’est enfin son tour d’avoir sa place quelque part.
Catherine acquiesce, en secouant la tête pour dégager sa frange trop longue de ses yeux eau de mer.
– Il a raison. Crois-moi, tu ne veux pas qu’elle devienne comme eux.
Il y a plein de choses que je ne veux pas. Je ne veux pas être ici. Je ne veux pas être engloutie par ce nouvel univers délétère. Alors, que ma sœur traîne avec les gens les plus populaires du lycée… Est-ce que je dois ajouter ça à la liste, maintenant ? Même si ça la rend heureuse ?
Catherine agite son hamburger d’une main.
– Je t’assure, ces filles-là, c’est une horde de loups.
Comme je ne veux pas me faire du souci à cause de ça, que tout ce que je veux, c’est tenir le coup jusqu’à la fin de la journée et décider quoi faire avec Will, je plaisante :
– T’es une vraie boute-en-train, toi, hein ? Ne me dis pas. Je parie que tu es une pom-pom girl.
Brendan ricane.
La bouche de Catherine se plisse vers le bas – l’image même de l’horreur. Les joues en feu, elle hausse les épaules.
– Oui, peut-être que j’ai des griefs contre Brooklyn...
– Vraiment ? je raille.
– Elles étaient super copines, avant, rapporte Brendan. Au collège.
– Je t’avais dit de ne jamais le mentionner ! râle Catherine.
– Vraiment ? je demande à nouveau – sans raillerie, cette fois.
– Eh ouais. Mais bon, c’est fini depuis la première semaine de seconde, quand les dieux de la popularité…
– Les terminales, précise Brendan.
– … ont fait de Brooklyn leur petite protégée. Depuis, je ne suis plus qu’un mauvais souvenir.
Je ne peux pas m’empêcher de penser à Cassian, à moi et à tous les autres drakis qui ont la chance d’avoir des dons que le clan trouve irremplaçables. On est des veinards. Là-bas, j’étais admirée, estimée. Pendant ce temps-là, Tamra est devenue invisible. Elle et tous ceux qui ne se sont jamais manifestés.
Marrant. Ici, je suis insignifiante. Sans importance aux yeux de mes pairs. Je suis une fille bizarre, qui se sent mal dans sa peau – dans sa peau d’être humain – mal dans son environnement. Qui ne sait pas comment parler, se comporter ou s’habiller.
Ça me donne d’autant plus envie de rentrer chez moi. Chez moi au sein du clan. Même si le clan essaie de me contrôler. Au moins, là-bas, je suis moi.
Petit à petit, une certitude s’impose. Je dois garder mon draki en vie assez longtemps pour pouvoir rentrer. À l’idée qu’il puisse mourir, je suis terrifiée, prête à tout. Même à faire quelque chose que je pourrais regretter.
Comme dire oui à Will.
– Tu dois te demander ce que tu as fait dans une vie antérieure pour te retrouver avec nous, dit Catherine en noyant une frite dans du ketchup.
Ses nombreuses bagues scintillent tandis qu’elle remue les doigts.
– Eh bien, merci ! murmure Brendan.
Elle le regarde.
– Ne sois pas si susceptible. Tu sais bien que je t’adore.
Je repose mon hamburger pratiquement intact.
– Bien sûr que non. Je suis contente que quelqu’un veuille bien être ami avec moi.
– Hé, Jacinda ! lance Nathan depuis sa table, en se levant à demi.
Il agite le bras et secoue la tête pour me faire signe de le rejoindre.
Le sourire de Catherine disparaît. Elle prend une nouvelle frite tout en évitant mon regard.
– Il y a des tas de gens qui veulent bien être amis avec toi. Allez. Va à la table de Nathan. C’est un mec correct, malgré son affligeante chemise rose. Je ne t’en voudrai pas.
J’adresse un signe désinvolte à Nathan, mais je reste à ma place.
– Je suis très bien ici.
Voilà au moins une situation où je suis bien. Quand je suis avec Catherine et Brendan le discret. Ils ne sont pas exigeants. Pas compliqués. Faciles à vivre, dans cette période où tout le reste est tellement dur. J’ai besoin de ça.
– Sauf si tu veux que je m’en aille.
Catherine affiche un grand sourire.
– Non. Reste.
En hochant la tête, je mange une nouvelle frite. Mon regard dérive vers ma sœur, à l’autre bout de la salle. Ses cheveux lui tombent dans le dos, lisses et brillants comme de la soie en feu.
Le garçon qui marchait avec elle hier dans le couloir est assis à côté d’elle. En face, un autre type lui dispute son attention. Ils sont tous les deux mignons. Mon cœur se gonfle un peu. Pour elle. Qui aurait su qu’elle savait flirter ? Cassian n’est pas le seul à l’avoir rejetée, après tout. À lui avoir tourné le dos quand elle arrivait. Les garçons du clan lui adressaient rarement la parole. Ils ne pouvaient pas. Leurs parents avaient trop peur de les laisser fréquenter un draki éteint. Ils ne voulaient pas prendre le risque de voir leur patrimoine génétique contaminé.
Je détourne les yeux pour contempler mon plateau. Je suis désolée de ne pas pouvoir partager sa joie. De devoir faire d’énormes efforts rien que pour supporter cette vie qui la rend si heureuse.
D’être peut-être condamnée à perdre la bataille et à partir sans elle.