Aussitôt, je cherche Will. Je ne le vois nulle part.
Mon traître de cœur se serre. Xander m’observe. Ses yeux noir goudron sont impénétrables. Il me salue d’un signe de tête. Angus parle aux filles de la table voisine de la leur. Ses grosses mains massives brassent l’air. Il ne me remarque pas.
Désespérée, je ressasse une seule et même pensée. Will n’est pas là. Will n’est pas là.
Je m’écroule sur un tabouret. Tournée vers l’avant. Catherine n’est pas encore arrivée en salle de perm. Elle a un long trajet à faire depuis le bâtiment d’arts plastiques.
Je frotte mes mains sur mon jean. Les gens s’alignent à l’avant de la salle, impatients d’obtenir un laissez-passer pour pouvoir s’échapper. Sentant le regard fixe de Xander dans mon dos, j’envisage d’aller faire la queue avec eux.
Il vient de rentrer de la chasse. Est-ce qu’il a des taches de sang de draki, un sang d’un violet irisé, sur les mains ? Est-ce que, tel un chien de chasse, il a du flair pour débusquer ses proies ? Débusquer les drakis ? Et moi ? Ça expliquerait la façon avide dont il m’observe.
La clameur stridente de la première sonnerie retentit. Je me suis habituée à ce bruit. Je sursaute à peine sur mon tabouret. La morosité m’engourdit. Je cligne des yeux une fois, de toutes mes forces, en comprimant vigoureusement les paupières. Je ne veux m’habituer à rien de tout ça.
Nathan s’arrête près de ma table, avec un sourire décontracté sur son visage de gamin joufflu.
– Hé, Jacinda ! Tu veux venir à la bibliothèque avec Mike et moi ?
– Non, merci, mais je vais bosser ici avec Catherine.
En haussant les épaules, Nathan rejoint la queue pour les laissez-passer avec son copain, et je me dis que j’aurais peut-être dû partir avec eux. Que je peux encore y aller.
Et puis mes projets de fuite tournent court. Cette vibration qui m’a tant manqué se déclenche dans ma poitrine, se propage au fond de mon être. Ma peau se réveille d’un coup. Je tourne la tête, le cherchant des yeux, et je repère Will au moment où il entre dans la salle.
Tout, chez lui, est plus radieux que dans mon souvenir.
Les mèches dorées de ses cheveux châtains. L’éclat de ses yeux noisette. Sa haute taille. La largeur de ses épaules. À côté de lui, tous les autres garçons ont l’air petits, jeunes et bêtes.
Soudain, ces quelques jours sans l’apercevoir me font l’effet d’une éternité. Ça fait trop longtemps que j’attends ça. Le moment de le revoir. Que mes poumons se contractent. Que mon cœur se gonfle et tambourine contre ma cage thoracique.
Que mon draki se ranime.
Son regard se pose sur moi et ses prunelles noisette s’illuminent, d’une lueur si gourmande que j’en ai le feu aux joues. Mais ce n’est pas le seul regard que je sente sur moi. Celui de Xander, insistant, me transperce le dos.
Will vient vers ma table, et j’oublie tout le reste. J’oublie que je suis censée l’éviter. Tandis qu’il s’approche, j’oublie même la vague crainte que Xander suscite chez moi. Tout ce que je veux, c’est que Will s’arrête, dise quelque chose, reprenne ses tours de magie sur mon âme desséchée. J’en ai besoin. Il est presque arrivé devant ma table, maintenant. Mes poumons se dilatent, s’embrasent. De la vapeur monte dans ma gorge. C’est une sensation merveilleuse. Je me sens vivante.
Ma peau contractée s’échauffe, laisse apparaître brièvement un reflet cuivré, chatoyant. Je plaque une main sur mon bras, brutalement, les doigts crispés. Comme s’il me suffisait d’appuyer pour m’empêcher de me manifester dans une salle pleine d’humains.
Il est si près, à présent, que je vois les éclats de vert, d’or et de brun de ses yeux. Encore un pas et il sera à ma hauteur.
Je retiens mon souffle brûlant. Je le scrute, cherchant un signe quelconque…
À cet instant, il se désintéresse de moi et regarde au-dessus de ma tête, en direction de l’endroit où sont assis ses cousins. Quelque chose passe sur son visage, un coup de vent qui balaie l’émerveillement profond. L’air las, il passe devant moi, qui frissonne sur mon tabouret, et s’éloigne.
La froideur avec laquelle il m’a rejetée me coupe le souffle. La chaleur s’évacue, dans un sifflement d’air qui s’échappe lentement par mon nez. Le feu de mes poumons s’éteint, se réduit à des braises.
Rien ? Pas un mot ?
Je repense à la dernière fois que je l’ai vu – à son intérêt empressé pour moi. Je repense au petit mot qu’il m’a laissé. Ça ne tient pas debout. J’ai les mains qui tremblent. Je les presse l’une contre l’autre. Je ne devrais pas être aussi atterrée. J’avais décidé de l’éviter, après tout. De tout arrêter avant que ça ait vraiment commencé.
La sonnerie retentit pile à l’instant où Catherine se glisse à côté de moi. Ses yeux clairs paraissent lumineux sous l’éclairage au néon de la salle.
– Salut, dit-elle, essoufflée après sa longue marche depuis le bâtiment d’arts plastiques. Quoi de neuf ?
Elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule et continue avec douceur :
– Je vois qu’ils sont de retour. Oh… d’ailleurs le voilà.
Je regarde du coin de l’œil Will passer devant notre table et lâcher discrètement un petit mot à côté du coude de Catherine.
Elle affiche un petit sourire.
– Je suppose que c’est pour toi.
Je fusille le bout de papier des yeux, résistant à la tentation de me jeter dessus.
– Je n’en veux pas. Déchire-le.
Elle me regarde avec étonnement.
– Tu es sérieuse ?
Je ramasse le mot d’un geste brusque et je le déchire en petits morceaux pendant que Will prend le laissez-passer que lui tend Mr Henke. Quand il tourne les talons pour quitter la salle, nos regards se croisent un bref instant. Son attention dérive vers le minuscule tas de papier déchiqueté. Un voile tombe sur ses yeux, comme des nuages s’amassant au-dessus d’une forêt, et ma poitrine se contracte.
– D’accoooooord, fait Catherine en regardant alternativement le tas de papier déchiré et moi. Très théâtral. Tu peux m’expliquer ce qui se passe, là ?
Incapable de parler, je secoue la tête, j’ouvre mon livre de chimie et je regarde fixement la page, en me disant que je suis contente qu’il m’ait ignorée. J’avais besoin de ça pour me rappeler que j’ai fait le serment de l’éviter. Je suis même contente d’avoir déchiré son mot. Contente qu’il ait vu le petit tas de fragments.
Ce soir. Maintenant plus que jamais, il faut que je vole, que j’essaie encore une fois. Je ne peux compter que sur moi-même, mais je me suffis. Il faut que j’y croie. Ça a toujours été vrai jusqu’à présent.
Cette nuit-là, je m’extirpe de sous mes couvertures et je repère mes chaussures au pied du lit. J’ai pris soin de noter où je les avais laissées, parce que je ne voulais pas avoir à farfouiller dans le noir et courir le risque de réveiller Tamra.
À cette heure-ci, la chambre est dans l’obscurité totale. Il n’y a pas la moindre lumière qui s’infiltre à travers les stores. Du côté de Tamra, il fait noir comme dans un four. J’espère qu’il fait aussi sombre dehors. Et qu’il y a des nuages. Des nuages et la nuit noire. L’idéal pour être bien caché.
Les doigts recourbés dans le talon de mes chaussures, je quitte discrètement la chambre, en grimaçant quand le plancher grince sous mon poids. Je retiens mon souffle et je traverse la maison à toute vitesse et sur la pointe des pieds, attendant d’être arrivée dehors sans encombre pour expirer.
Chez Mrs Hennessey, la lumière est éteinte ; heureusement, son petit chien geignard ne se met pas à aboyer quand le portail se referme avec un léger cliquetis.
Une fois dans la rue, je m’accroupis sur le trottoir et j’enfile mes chaussettes et mes chaussures, puis je jette un coup d’œil au ciel en nouant mes lacets. Manque de chance, c’est la pleine lune et il n’y a pas un nuage. Mais ça ne suffit pas à me faire changer d’avis.
Je me mets en route. Je prends la direction du terrain de golf où je suis déjà allée, en me disant que, cette nuit, ce sera différent. Je vais me manifester facilement, m’élever très haut et planer dans les airs comme avant… comme je suis née pour le faire. Je parcours les sept kilomètres en un temps record. Le terrain apparaît devant moi tel une mer de verdure ondulante, changement abrupt à côté du désert et de la roche qu’on trouve partout ailleurs.
En regardant furtivement autour de moi, j’entre dans un monde frémissant, gazonné et verdoyant. C’est ce qui ressemble le plus à de la végétation parmi tout ce que j’ai vu depuis que j’ai quitté la montagne. Si j’oublie la chaleur, la sécheresse qui rend mes cheveux électriques et m’irrite la peau, je pourrais presque imaginer que le désert a disparu.
Je retire mes chaussures et mes chaussettes pour marcher sur le green, en me délectant du tapis d’herbe moelleuse sous mes pieds. Je passe à côté d’une fosse de sable. Puis d’un ensemble de rochers disposés à un emplacement stratégique. Devant moi, une mare brille comme du verre. J’allonge le pas en me dirigeant vers un petit bosquet d’arbres. Je me débarrasse de mes vêtements et une chaleur sèche m’enveloppe aussitôt.
Avec un soupir, je lève le nez et j’inspire l’air sec, raréfié, pour qu’il entre en moi et remplisse mes poumons. J’ouvre les bras et j’appelle la manifestation de toute ma volonté…
Je ferme les yeux et je me recueille, je me concentre comme jamais auparavant.
Non ! C’est encore plus dur que les fois précédentes.
L’ossature de mon visage s’étire, s’affine pour former des lignes et des angles tranchants. Ma respiration s’accélère et mon nez se transforme, des plis s’érigent dans un léger craquement d’os et de cartilage. Ça fait un peu mal. Comme si mon corps n’appréciait pas. On dirait qu’il résiste. Ne veut pas que ça se produise.
Petit à petit, mes membres s’assouplissent, s’allongent. Ma peau d’être humain disparaît, remplacée par une peau plus épaisse – une peau tendue, contractile, de draki.
Une larme brûlante coule sur ma joue. Un gémissement jaillit de mes lèvres, et ma métamorphose s’achève.
Ma peau miroite, scintille d’un éclat rouge et or. Des vibrations ronronnantes montent du fond de ma poitrine. Enfin, mes ailes se dégagent et s’ouvrent, leur fine surface se déploie dans un claquement derrière moi, brassant l’air malléable. J’essaie aussitôt de décoller et ça me coûte tant d’efforts, ça paraît tellement impossible, que j’en pleurerais.
Mes muscles protestent, brûlants. Dans mon dos, mes ailes s’acharnent, battent furieusement pour me soulever. L’air n’a aucune densité. Aucune substance. Mes ailes luttent pour trouver une prise, un appui, s’efforcent de me faire décoller un peu plus. C’est tellement dur. Tellement dur !
Je m’envole, essoufflée à force de me démener. Des larmes de frustration me piquent les yeux, me brouillent la vue. Je n’ai pas d’humidité à perdre.
Le gazon vallonné est loin en dessous de moi. En clignant des paupières, je balaie les alentours du regard et j’observe les toits de tuile rouge qui s’étendent vers l’horizon. Les phares des voitures d’une autoroute, au loin, paraissent tout petits. Encore plus loin, des montagnes s’étirent dans l’obscurité comme des éclaboussures sur un fond noir.
Je plane, je flotte dans la nuit d’encre, et le choc de mes ailes qui battent l’air m’ébranle comme des gifles.
Mon corps ne me semble pas naturel. Même mes poumons me paraissent étrangement… petits. Impuissants et ordinaires. Je me sens plus à l’aise dans ma peau d’être humain en pilotage automatique. Et ça me fait mal. Ça me donne envie de hurler.
Je me force malgré tout, je survole la tache verte du terrain de golf et j’essaie de prendre de la vitesse, sans oser m’éloigner au cas où je n’arriverais pas à rester manifestée. J’avale de grandes goulées d’air que je fais descendre tant bien que mal dans ma gorge. Seulement ça ne m’aide pas. Ne me remplit pas. Ne déploie pas mes poumons ratatinés.
Je m’obstine, je m’acharne jusqu’à ne plus entendre que le bruit de ma respiration saccadée, qui résonne dans ma tête. Enfin, j’abandonne, je m’arrête et je descends en spirale. On dirait les volettements d’un papillon de nuit mourant.
Avec un soupir proche du sanglot, je me pose et je regagne le bosquet d’arbres. Je me démanifeste. Et là, je me plie en deux en me tenant le ventre ; mon corps me punit pour lui avoir infligé ce qu’il n’est plus disposé à faire. Secouée de spasmes, je suis prise de haut-le-cœur. Le bruit est ignoble. Le calvaire interminable.
Je me cramponne à un arbre d’une main et j’appuie les doigts sur l’écorce. Je sens un ongle se fendre sous la pression.
Enfin, ça s’arrête. Les mains tremblantes, je m’habille, puis je m’écroule sur le dos, sans force, les bras écartés, les paumes vers le ciel. Inerte. Le martèlement de mon cœur se réduit à un battement morne et craintif qui n’est perceptible qu’aux poignets.
Sous moi, le sol est muet. Je ne sens pas de pierres précieuses. Pas d’énergie. En dessous du tapis d’herbe, il n’y a que de la terre dure, morte.
Je ferme le poing et je tape un coup sur le sol. Fort. Il ne cède pas. La terre que recouvre ce mince coussin d’herbe n’a pas de cœur. Elle dort.
Je scrute la nuit noire à travers le lacis de branches. Pendant un moment, j’arrive à me duper moi-même. À faire comme si mon corps n’était pas douloureux. Comme si j’étais rentrée chez nous et que je contemplais la nuit à travers la voûte d’une épaisse pinède. Comme si cette forêt nourricière m’enveloppait entièrement. M’abritait et me couvrait d’une main aimante.
Az est à côté de moi. On regarde le ciel ensemble, en bavardant, en riant, sans souci du lendemain. Pour quelques instants encore, je me berce d’illusions. Je souris comme une imbécile dans le noir, ravie de mon petit jeu, en retrouvant l’époque où tout était simple et où le regard ténébreux et insistant de Cassian était mon seul problème.
Rétrospectivement, ça me paraît tellement mineur, comme désagrément. À côté de cet enfer.