Il roule pendant un moment, sans but. Tourne dans une rue après l’autre. Elles se ressemblent toutes. Des maisons bourgeoises en stuc dans divers tons de blanc et de beige s’alignent le long des trottoirs. Des toits de tuile ondulent comme une mer rouge.
Mon cœur bat la chamade, ému par sa proximité. Il ne s’est pas senti aussi vivant une seule fois ces derniers jours, qui m’ont parus longs comme des années.
Je n’oublie pas la promesse que je me suis faite. La promesse de l’éviter. Je sens son écho dans ma tête. Dans mes os.
Mais je me souviens de l’autre promesse que je me suis faite en arrivant ici. Celle de maintenir mon draki en vie coûte que coûte. Et près de lui, mon draki a du mal à se contenir. Il est clairement vivant.
Je serre doucement les cuisses et je passe les mains sur ma peau ; j’ai la chair de poule. Peut-être que le seul moyen, jusqu’à ce que je convainque maman de nous ramener à la maison, c’est de me rapprocher de lui. Et de le laisser se rapprocher de moi… À cette idée, mon cœur s’emballe.
Sa voix grave rompt le silence.
– Tu ne m’as pas dit ce que tu faisais dehors si tard.
– Je n’arrivais pas à dormir, moi non plus.
Ce n’est pas un mensonge.
Sa bouche s’étire dans un sourire.
– Alors on est faits l’un pour l’autre. Deux insomniaques.
Faits l’un pour l’autre.
J’affiche un grand sourire idiot.
Même quand celui de Will s’estompe, je n’arrive plus à cesser de sourire – je n’arrive pas à cacher la joie béate qui m’envahit.
– Tu saignes, annonce-t-il en bifurquant vite vers le bas-côté et en mettant la voiture au point mort.
Suivant son regard, je baisse les yeux vers le filet de sang qui coule sur le haut de ma cuisse. La panique me serre le cœur. En retournant ma main, je découvre une petite entaille dans le bord charnu de ma paume et du sang qui en suinte. Pitié, pitié, pitié. Faites qu’il ne remarque rien.
En pleine lumière, c’est assez facile de repérer le scintillement violet de mon sang. Dans la pénombre, il est sûrement trop discret pour que Will le remarque. C’est du moins ce que je me dis en inspirant à fond.
– Ce n’est rien. Je me suis coupée sur la clôture.
Will passe sa chemise par-dessus sa tête. Mon souffle se coince dans ma gorge. Il a un torse large, lisse. Des muscles et des tendons sculptent son corps et ondulent sous sa peau. Il roule sa chemise en boule et appuie le tissu contre ma paume. Comme si je souffrais d’une blessure mortelle.
– Non, vraiment, je bégaie en remuant les doigts, follement tentée de toucher son torse, de le sentir. Tu vas abîmer ta chemise.
– C’est ma faute si tu es montée sur cette clôture. Laisse-moi faire ça, d’accord ?
Muette, je hoche la tête. Je ne peux pas lui résister, de toute façon. La pression de ses doigts sur ma main me fait comme de petits points de chaleur sur la peau. Je cligne des yeux au ralenti. Sa galanterie me rappelle la première fois qu’on s’est touchés. Dans cette petite grotte où on s’est retrouvés ensemble. Si proches. Et la façon dont il me dévorait des yeux.
Profitant de notre proximité, j’inspire, je m’abreuve de son odeur. De la chaleur salée de sa peau. Forêt luxuriante. Vent mouillé. Je sais où il est allé. Où il a chassé. Son odeur me ramène aussitôt chez moi.
J’ouvre les yeux et j’étudie son visage, le pouls rapide qui tressaute sur sa gorge. Ses narines se dilatent, comme s’il me flairait à son tour.
Son regard tombe sur la peau lisse de ma cuisse et la traînée de sang couleur prune. Ma peau paraît dorée dans la lumière d’un lampadaire voisin. Du moins je crois que c’est à cause de ça. Pitié, ne me laissez pas me manifester.
Il me lâche. Sa main. Elle tremble en retombant. Sa tête s’approche de la mienne. Nos souffles se mêlent, se fondent. Je frissonne, tendue, quand sa main se pose sur ma cuisse frémissante. De l’air s’échappe entre mes dents dans un petit sifflement.
Son regard revient un instant sur mon visage. Interrogateur. Ses pupilles sont si noires ! Autour, les iris noisette sont lumineux, rayonnants. Avec un air grave, il baisse le nez et se concentre de nouveau sur ma cuisse, sur la tache de sang qui souille ma peau.
Une fois de plus, je me rappelle que c’est un prédateur. Maintenant qu’il a cette expression avide, je le vois tel qu’il est. Oui, c’est un chasseur.
Son pouce effleure le mince filet de sang, l’étale. Brûlée par cette caresse, je lâche un hoquet étranglé.
– Ta peau.
Il repasse le pouce dessus.
Mon ventre se contracte, me fait presque mal.
Il fronce les sourcils.
– Elle est drôlement chaude.
C’est vrai, je m’en rends soudain compte, je sens une fumée épaisse s’amasser en moi. Mes poumons se gonflent de vapeur. Il faut que je l’empêche de continuer. Que je m’éloigne de ses mains. La vibration habituelle reprend au fond de moi, me fait trembler, et je sais ce qui va suivre si je ne me dégage pas.
Il y a tant de choses dans tout ça – chez ce garçon – qui devraient m’effrayer, me faire fuir. Mais j’en redemande. J’en veux toujours plus, de Will.
Mon estomac se noue quand je sens sa main sur ma cuisse. Son pouce m’effleure, essuie le sang, puis s’éloigne. Je respire par le nez.
Il écarte sa chemise de ma main et examine ma blessure.
– Ce n’est pas grave, annonce-t-il.
J’acquiesce. Mon cœur bat trop vite pour que je puisse parler.
Il continue :
– Tu as du désinfectant chez toi ?
Je ne peux toujours pas ouvrir la bouche. Parle-t-il vraiment de premiers soins, là ? J’ai la jambe qui fourmille, qui vibre à l’endroit où il m’a touchée. La façon délicate dont il tient ma main produit le même effet.
Devant mon silence, il lève la tête. M’emprisonne dans ses yeux noisette aux pupilles dilatées, larges et noires comme du goudron. Étranges, mais belles. À cet instant, je me demande s’il a pris une drogue quelconque. Mais quelque chose en moi se refuse à cette idée. Parce que je ne sens rien de tel chez lui, ou bien tout simplement parce que je ne veux pas que ce soit vrai.
– Tu n’es pas comme les autres, je murmure, les yeux fixés sur lui, en oubliant sa question.
Le creux de mes paumes me chatouille, me picote ; elles brûlent de le sentir… de se promener sur son visage, son torse large.
Il soutient mon regard sans ciller, me dévore des yeux.
« Tu n’es pas comme tes cousins, j’ajoute dans ma tête. Tu es différent de tout ce que j’ai jamais entendu dire au sujet des chasseurs. Différent des drakis garçons que j’ai connus. Le regard vigilant de Cassian ne m’a jamais coupé le souffle. N’a jamais fait apparaître mon draki, ne m’a jamais fait palpiter tout entière. »
Je m’humecte les lèvres et j’inspire à fond, en frissonnant.
– Où sont tes cousins ? Vous faites presque tout ensemble, non ? je demande.
Parce que j’ai besoin de m’en souvenir. Tout le temps. Parce que, même si je ne pense pas qu’il représente un danger pour moi, eux si.
Un voile tombe sur ses yeux. Il recule, lâche ma main.
– Quelqu’un t’a renseignée sur moi et ma famille, à ce que je vois.
– C’est toi qui m’as dit de les éviter. Évidemment, tu as aiguisé ma curiosité. Des gens ont parlé, je les ai écoutés.
Enfin, Catherine a parlé, en tout cas.
Il hoche lentement la tête.
– Ouais. J’ai dit ça. Et tu devrais vraiment.
En soupirant, il se passe une main dans les cheveux.
– Et pendant que tu y es, je suppose que tu devrais m’éviter moi aussi. C’est ça que je devrais te dire.
Il s’affale sur l’appuie-tête et ferme les yeux, avec une expression intense et douloureuse. Une fois de plus, j’ai envie de le toucher, de passer une main sur le plat de sa joue et d’apaiser ce qui le ronge, quoi que ce soit.
Ses paroles résonnent en moi. Tu devrais m’éviter. Chose que je sais déjà, mais là, assise sur le siège passager de sa voiture, je n’y arrive pas très bien. Je voudrais bien, pourtant. Je voudrais bien ne pas éprouver cette attirance, cette force qui me pousse constamment vers lui. Je voudrais bien que sa présence ne revigore pas mon draki. Je glisse ma main gauche sous ma cuisse et je la coince là.
– C’est toi qui m’as poursuivie, je lui rappelle – puis je grimace, gênée.
Je dégage ma main pour me frotter la cuisse, là où je sens encore la brûlure que j’ai ressentie à son contact.
– Tu as raison.
Rouvrant les yeux, il passe la marche avant et s’éloigne du trottoir. Après quelques virages, je m’aperçois qu’il me reconduit à la maison. Sous le coup du désespoir, je demande vivement :
– Pourquoi tu es venu devant chez moi ce soir ?
Au milieu de la nuit ?
Crispés sur le volant, ses doigts blanchissent aux articulations.
– Je ne m’attendais pas à te voir dehors, mais…
– Oui ? je l’encourage.
Il arrête brutalement la voiture devant chez moi. Coupe les phares. Se tourne sur son siège pour me faire face. Se penche tout près, pose un bras sur le dossier de mon siège, touchant presque mon épaule.
Son expression est indéchiffrable. Ses yeux sont bizarres avec leurs pupilles qui palpitent.
– Tu n’es pas comme les autres filles. Tu es spéciale.
Une chaleur grisante monte à l’assaut de mes joues. Je suis contente d’entendre cet aveu. Contente d’être aussi unique pour lui qu’il l’est pour moi. Dans mon village, je me sentais seulement en sécurité, protégée et vénérée. Même avec Cassian, je n’ai jamais eu le sentiment d’être m’appréciée pour ce que j’étais, mais plutôt pour ce que j’apportais au clan.
Avec Will, je me sens constamment en danger, exposé. Le risque flotte tout près de ma tête, aussi tangible que les lourdes nappes de brume que j’ai laissées derrière moi. Et je ne suis jamais rassasiée. De lui. J’ai tout le temps ce furieux besoin d’être près de lui. C’est comme une drogue qui me serait nécessaire pour survivre, pour supporter chaque jour. Une addiction. Quelque chose de fort, de dévorant.
– J’ai tenté de refuser de l’admettre, continue-t-il, mais c’est là, ça me saute aux yeux chaque fois que je te vois. Si tu étais comme les autres filles…
Il lâche un rire rauque.
– Si tu étais comme les autres filles, je ne serais pas là.
Soudain gênée, je m’agite, crispe les doigts sur mes genoux. Il ne serait pas là s’il connaissait la vérité. S’il savait qui je suis – quel genre de créature.
Je me mouille les lèvres.
– Je ne suis pas ce que tu crois…
Je suis tout près. Trop près. Jamais je ne pourrai être plus près de lui avouer la vérité.
– J’ai pensé que peut-être…
Il s’interrompt, secoue la tête.
– Quoi ?
Je reconnais à peine ma voix tellement elle est tendue, étranglée. Les battements de mon cœur me résonnent aux oreilles. Un espoir que je ne comprends pas, n’ai jamais ressenti avant, papillote dans mon ventre.
– Laisse tomber. C’est idiot.
Il baisse le ton, sa voix devient enrouée et presque inaudible.
– Oublie que je suis venu te voir.
Il marmonne quelque chose, si doucement que je ne comprends pas, mais je crois que c’est un juron.
– Ça ne peut pas marcher. Pas avec la famille que j’ai. Ils sont… spéciaux.
– Qu’est-ce qu’elle a, ta famille ? je demande, même si je le sais déjà.
Enfin, je sais ce qui me dérange chez eux. Les raisons de Will sont peut-être différentes.
Sa bouche se tord, le fait paraître presque cruel. Ressembler au chasseur que je ne veux pas qu’il soit.
– Disons juste qu’on ne s’entend pas bien.
J’essaie d’afficher un air innocent.
– Ton père…
– C’est pas exactement le genre à jouer au foot avec ses enfants dans le jardin. Dès que j’ai le bac, je me tire.
Le soulagement m’inonde. Voilà qui confirme qu’il n’est pas comme eux. Pas un chasseur, pas un tueur. J’essaie de ne pas trop montrer ma joie. D’empêcher ce que j’éprouve à l’intérieur d’apparaître à l’extérieur.
En me mouillant les lèvres, je demande :
– Et en attendant, tu ne peux pas avoir d’amis ?
Il se passe une main dans les cheveux. Les boucles châtaines s’étirent, puis reviennent à leur place.
– C’est un peu compliqué, mais ouais, je ne veux pas être proche de quelqu’un… ni amener quelqu’un chez moi.
Son regard plonge dans le mien. Sombre. Déterminé.
– Ma famille, c’est du poison, Jacinda. Je ne peux pas te jeter en patûre à ces gens. Je ne leur présenterai personne à qui je tiens.
Il secoue la tête.
– Je ne voulais pas te donner de faux espoirs. Je suis désolé de t’avoir proposé un rencard, désolé de ne pas pouvoir…
Ses doigts se recourbent sur le volant. Il retrouve enfin sa voix.
– Je suis désolé, c’est tout.
Ma poitrine me fait mal. Parce qu’il éprouve la même chose que moi. Ce… Cette connexion entre nous. Il la sent, et il est prêt à la détruire, à la refouler. Quelle que soit la pulsion qui l’a conduit ici, il ne lui obéira pas.
Je suppose que c’est tant mieux, mais je n’arrive guère à m’en réjouir.
Il désigne d’un geste la maison de Mrs Hennessey.
– Tu ferais mieux de rentrer.
Une bouffée de colère échauffe, contracte ma peau.
– Je ne t’aurais jamais pris pour un lâche, j’éructe.
Il tourne brusquement la tête vers moi.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Si tu es venu ici ce soir, il y avait une raison. Pourquoi tu ne l’avoues pas ?
Sans réfléchir, je me penche vers lui et je le regarde droit dans les yeux.
– Tu fuis toujours ce que tu veux ?
C’est peut-être un peu audacieux de sous-entendre que c’est moi qu’il veut, mais le pouls qui palpite dans son cou me le montre bien. Et puis il est ici, tout de même.
Son regard tombe sur ma bouche.
– Je ne me souviens même pas de la dernière fois que j’ai eu quelque chose que je voulais vraiment, souffle-t-il d’une voix rauque, si basse que je l’entends à peine.
J’ai plutôt l’impression de sentir ce qu’il dit.
Ses paroles se répercutent en moi, y trouvent une résonance si profonde que je suis sûre qu’il y a une raison à tout ça. Une raison pour laquelle on s’est trouvés, d’abord dans la montagne et maintenant ici. Une raison. Quelque chose de plus. Quelque chose de plus vaste qu’une coïncidence.
– Moi non plus.
Il se penche vers moi. Glisse une main sur ma nuque et attire mon visage plus près du sien. Je bouge comme un fluide, je fonds vers lui.
– Peut-être qu’il est temps de changer ça, alors.
Dès que sa bouche frôle la mienne, une chaleur cuisante m’inonde. Le choc me tétanise. Mes veines et ma peau bouillonnent et palpitent.
Je me redresse sur les genoux et j’empoigne ses épaules, les doigts recourbés comme des griffes, pour essayer de me rapprocher davantage. Mes mains vagabondent, descendent de ses épaules rondes, glissent sur sa poitrine dure comme de la pierre. Son cœur bat comme un tambour sous mes doigts. Mon sang bout, mes poumons se dilatent et s’embrasent. Je n’arrive pas à inspirer assez d’air par le nez… en tout cas pas assez pour refroidir mes poumons fumants.
Ses mains viennent se poser sur mes joues, pour tenir mon visage. Sa peau me fait l’effet d’un glaçon contre ma chair en feu. Je l’embrasse avec plus de fougue.
– Ta peau, chuchote-t-il contre ma bouche, elle est tellement…
Je me repais de lui, de ses paroles, de ses caresses, je gémis de découvrir son goût, de sentir ma peau brûlante se tendre subitement. Et mon dos me tirailler délicieusement.
Il m’embrasse plus profondément avec ses lèvres fraîches, sèches. Déplace ses mains sur mon visage, le long de ma mâchoire, pour descendre dans mon cou. Le bout de ses doigts m’effleure sous l’oreille, et je frissonne.
– Ta peau est si douce, si chaude…
Et là, je comprends enfin ce que signifient ces picotements et ces démangeaisons dans mon dos. Mes ailes sont réveillées. Prêtes à se déployer, avec une fougue que je n’ai pas éprouvée depuis mon arrivée à Chaparral. Sur le point de jaillir à l’air libre, elles appuient sur mon dos.
Je m’écarte de Will en poussant un cri et je cherche la poignée. Avec un gémissement douloureux, j’ouvre la portière à la volée et je me jette dehors. J’atterris lourdement à genoux sur la pelouse.
Je me relève et, sans prendre la peine de fermer la portière… je me contente de me sauver à toute allure.
Son appel désespéré retentit derrière moi :
– Jacinda !
À deux ou trois mètres, une distance suffisante pour qu’il ne puisse pas détecter le moindre des subtils changements dans mon apparence, je m’arrête et je me retourne, haletante, les poumons en surchauffe.
Il se penche au-dessus du siège passager. Quelque chose passe sur son visage. Une émotion que je n’arrive pas à déchiffrer. Ni à comprendre.
– Je te verrai au lycée, lance-t-il d’un ton décidé, comme s’il n’y avait aucun doute là-dessus.
Sans lui répondre, sans acquiescer, je me détourne et je remonte l’allée aussi vite que mes jambes me le permettent. Mouais.
Il hurle mon nom. Je grimace, espérant qu’il ne va pas réveiller Mrs Hennessey ni les voisins.
– Jacinda !
Je ne l’ai pas dit, mais ma réponse était là, sur mon visage, dans ma hâte à m’éloigner de lui sur mes jambes flageolantes. Il l’a entendue haut et fort et, apparemment, elle ne lui a pas plu. Apparemment, notre baiser n’a fait que le convaincre qu’on doit continuer d’explorer ce qu’il y a entre nous.
Sauf que notre baiser m’a indiqué le contraire, à moi. Il m’a indiqué ce que je savais déjà, mais refusais d’admettre. Je ne peux pas prendre le risque de sortir avec lui. Même s’il ne voit plus d’objection à l’idée de me fréquenter, j’en ai encore des tas, de mon côté. Puiser des forces chez lui, c’est bien… mais être transportée au point de me manifester en sa présence, c’est totalement autre chose. J’ai compris, maintenant. Je sais ce que je dois faire.
Au lycée, je ne lui parlerai pas, ne le regarderai pas… et ce qui est sûr, c’est que plus jamais je ne le toucherai.
Je vais l’ignorer, garder mes distances pour toujours, et tant pis si ça me tue.
En courant dans l’allée, je replie les doigts pour toucher ma paume blessée, tout doucement. Je suis distraitement la déchirure, tâtant l’humidité. Le sang. Mon sang. La preuve de ce que je suis.
La panique me serre le cœur, m’écrase la poitrine.
Je m’arrête brusquement et je fais volte-face, comme si j’avais encore une chance de trouver Will au bord du trottoir, mais il est parti. La chemise… est partie. Elle est en route pour le repaire de mes ennemis.
En fermant les yeux, je secoue la tête, la gorge nouée par l’angoisse. Il est parti. Il a filé avec une chemise couverte de mon sang. Mon sang de draki aux reflets violets.
Quand il le verra, il comprendra tout. Il saura exactement ce que je suis.
Il n’y a pas un bruit dans la maison quand je rentre en catimini et que je traverse comme une ombre des pièces dont les murs semblent se resserrer sur moi. Maintenant plus que jamais. J’enlève mes chaussures en regardant Tamra, qui forme une masse immobile sous les draps.
Le lit s’enfonce sous mon poids. En soupirant, je remonte les draps jusqu’à mon menton, je croise les mains sur ma poitrine et je m’efforce de me calmer, même si j’en suis bien loin. La chemise portant des traces de mon sang qui est désormais en la possession de Will s’enroule autour de toutes mes pensées.
– Si tu gâches mes chances ici, je ne te le pardonnerai jamais.
Curieusement, la voix désincarnée de ma sœur dans le noir ne me fait pas sursauter. Je suis trop occupée à imaginer des stratagème pour vite récupérer la preuve que je ne suis pas humaine.
Elle ne me demande pas d’explication, et je n’en propose pas. Il suffit que je sois sortie en cachette, et elle le sait. Pour elle, je mijote forcément un mauvais coup.
Son lit grince quand elle se retourne. Je ne trouve rien à dire. Rien pour la rassurer. Rien pour me sentir moins coupable, moins égoïste.
Mes lèvres vibrent au souvenir du baiser de Will. J’ai failli perdre la tête, là-bas. Failli me dévoiler. Failli causer notre perte à tous.
Et ça risque encore d’arriver si je ne mets pas la main sur la chemise de Will.
Il faut que je la récupère. À tout prix.