Le lendemain, je cours jusqu’à chez Will. Sur le dernier kilomètre, la transpiration dessine le contour de ma colonne vertébrale. Le claquement sec de mes chaussures sur l’asphalte est étrangement stimulant.
J’ai promis à maman d’être rentrée avant le dîner. Elle aime bien manger tôt le samedi soir. Il y a déjà assez de tension comme ça à la maison, je ne veux pas la contrarier.
Si j’ai de la chance, Will utilise un panier à linge, comme Tamra et moi. J’imagine la chemise chiffonnée à l’intérieur, rendant invisible mon sang, qui est violet, irisé et scintillant même quand il est libéré de mon corps. J’espère. Il identifierait les taches violettes, lui, il saurait ce que c’est. Révéler que je suis un draki, ça nous trahirait tous. Ça mettrait tous les drakis en danger, même maman et Tamra. Rien que pour leur lien de parenté avec moi, leur vie serait menacée.
Je ralentis à l’approche de sa maison, quand je repère le toit de tuiles à l’espagnole entre les arbres. J’ai retenu en mémoire les indications que Catherine m’a données au téléphone. Je savais bien que j’avais une bonne raison d’apprécier cette fille. À part un « hmmm » lourd de sens, elle n’a pas été indiscrète, pas demandé pourquoi je voulais savoir où habite Will.
Le portail est ouvert, alors je m’engouffre dans l’allée, n’hésitant qu’une seconde devant le porche imposant quand je repère le Land Rover garé à l’entrée du garage indépendant. Je sautille sur place le temps de décider ce que je vais faire.
Dans un monde parfait, la maison serait déserte et une fenêtre serait ouverte, ou facile à ouvrir. Je me glisserais à l’intérieur, trouverais la chemise et serais ressortie en cinq minutes. Mais mon monde n’a jamais été parfait.
Je n’ai pas le choix. Je ne peux pas prendre le risque de laisser passer un jour de plus. Je vais devoir y aller au bluff, c’est tout. En marmonnant des grossièretés, je me remets en marche.
Avant de pouvoir changer d’avis, je gravis le perron et je frappe sur la grande porte à double battant. Les coups résonnent, comme si une grotte ou un abîme gigantesque s’étendait de l’autre côté. J’attends, en regrettant d’avoir mis mon débardeur et mon short de course avec des bandes sur le côté. Je me suis fait une queue-de-cheval qui me pend dans le dos. Ce n’est pas ce qui me met le plus en valeur.
Quand la porte s’ouvre, cette fameuse sensation m’envahit de nouveau et je sais avant de le voir que Will est de l’autre côté.
Il n’essaie même pas d’avoir l’air content de me voir. Étant donné la vitesse à laquelle je me suis enfuie de sa voiture hier, il n’est pas étonnant qu’il paraisse surpris.
– Jacinda ! Qu’est-ce que tu fais ici ?
Je lui balance à mon tour son explication d’hier soir :
– J’ai eu envie de venir voir où tu habites. Tu sais. Juste au cas où.
Il ne rit pas, ne sourit même pas de ma blague. À la place, il jette un coup d’œil inquiet par-dessus son épaule. Au moins, il ne donne pas l’alarme en criant qu’il y a un draki sur le pas de la porte. Visiblement, il n’a pas examiné sa chemise de près.
– Tu ne vas pas m’inviter à entrer ?
– Will ? C’est qui ?
La porte s’ouvre en grand. Un homme qui a les mêmes yeux noisette que Will apparaît à côté de lui. La ressemblance s’arrête aux yeux. Pas aussi grand que Will, il est costaud, comme s’il passait beaucoup de temps dans une salle de sport pour sculpter son corps.
– Ah, bonjour.
Contrairement à Will, il sourit facilement, mais son sourire est vide. Comme s’il affichait tout le temps des sourires qui ne signifient rien.
– Papa, je te présente Jacinda. Du lycée.
– Jacinda, dit l’homme avec chaleur en me tendant la main.
Et je lui tends la mienne. J’échange une poignée de mains avec le diable en personne. Je vois dans son regard, je sens à son contact qu’il n’a rien à voir avec Will. Ce chasseur-là ne laisserait jamais un draki s’échapper.
– Mr Rutledge, je réussis à dire d’une voix normale. Ravie de vous rencontrer.
Ma main couverte de chair de poule disparaît dans la sienne.
– De même. Will n’amène pas beaucoup d’amis à la maison.
– Papa, intervient sèchement Will.
Mr Rutledge relâche ma main et donne une tape dans le dos de son fils.
– OK, j’arrête de te faire honte.
Il me regarde de nouveau, avec une vive curiosité, et me passe en revue d’un air clairement approbateur.
– Viens donc te joindre à nous, Jacinda. On fait un barbecue sur la terrasse, derrière la maison.
– Papa, je ne pense pas…
– J’en serais ravie, je mens.
Un repas avec le père de Will, ça me tente à peu près autant que la roulette du dentiste, mais il faut que j’entre. Ce n’est pas seulement pour moi. C’est aussi pour Tamra, maman, le clan, les drakis du monde entier… Laisser cette chemise-là dans cette maison-ci nous met tous en péril.
Mr Rutledge me fait signe de le suivre. Je passe devant Will pour entrer dans la maison, qui est d’une fraîcheur réfrigérante.
– Tu aimes la poitrine de bœuf, Jacinda ? J’en fais fumer un morceau depuis ce matin. Il devrait bientôt être prêt.
Will marche à côté de moi. On traverse le vaste hall d’entrée derrière son père. Nos pas résonnent sur le carrelage. La maison est d’une froide perfection. Des tableaux sans vie sont accrochés au mur et de solides ventilateurs blancs vrombissent sous les hauts plafonds. On s’engage dans un couloir spacieux.
D’une voix rauque, Will me souffle à l’oreille :
– Qu’est-ce que tu fais ici ?
Et quand il me pose cette question, je suis saisie par le fait que je suis ici. Dans sa maison, le repaire de mon ennemi. Est-ce ici qu’ils amènent les drakis prisonniers ? Avant de les vendre aux enkros ? Ma peau me tiraille – la peur est dangereusement proche. J’inspire et je me frotte le bras en bridant mon imagination.
Je trouve le courage de lui demander :
– Tu es si déçu que ça de me voir ?
Son père disparaît dans un tournant devant nous.
– Tu voulais me voir, hier soir.
En y repensant, j’ai la gorge qui se noue. Hier soir, j’ai presque cru qu’il allait me poursuivre jusque dans la maison.
Il m’empoigne le bras et me force à m’arrêter. Ses yeux changeants fouillent mon visage, cherchent. Je sens qu’il est perdu, qu’il n’arrive pas à me comprendre… ni moi ni la raison de ma présence ici.
– J’ai envie de te voir, je n’ai pensé qu’à ça…
Il s’interrompt, mal à l’aise.
– Mais pas ici, c’est tout.
– Will ? Jacinda ? Venez !
La voix de son père le fait tressaillir. Son regard dévie derrière moi, par-dessus mon épaule.
– On peut se voir ailleurs. Je t’ai dit ce que je pense de ma famille. Tu ne devrais pas être ici, continue-t-il tout bas.
– Oui, mais j’y suis, et je ne partirai pas.
Je dégage mon bras et je passe devant lui, en jetant dans mon dos :
– J’arrive pile au bon moment, en plus. J’ai faim.
– Jacinda, me supplie-t-il, la voix teintée d’un désespoir que je ne comprends pas.
Je suis sûre que sa volonté d’éviter que je m’approche de sa maison, de sa famille, est liée au fait qu’il est chasseur de drakis. Mais quel est le rapport avec moi ? Il ne sait pas ce que je suis. Sa famille ne va pas commencer à s’en douter sous prétexte que Will reçoit une fille chez lui.
Il me rattrape dans une cuisine aux surfaces rutilantes, équipée d’appareils dernier cri. Je perçois son anxiété quand on franchit la porte vitrée pour gagner la terrasse. Plusieurs têtes se tournent vers nous, l’air surpris. Personne ne parle.
Mr Rutledge me fait un signe en ouvrant le couvercle du barbecue.
– Tout le monde, voici…
– Jacinda, termine Xander en quittant une chaise en fer forgé, une bouteille de soda moite à la main. Will, je ne savais pas que tu viendrais avec une copine.
Angus, occupé à grignoter les chips d’un grand sachet, ne prend pas la peine de se lever ou de parler. Il se contente d’observer la scène avec son regard de brute.
– Ça a dû me sortir de la tête.
Will m’entraîne vers une des tables de la terrasse et me présente aux autres : les parents de Xander, un assortiment d’oncles et de tantes, plusieurs autres cousins. Tous des chasseurs, je comprends soudain. En tout cas ceux qui ont plus de treize ans. J’imagine que le bébé qui suçote un carton de jus d’orange et le gamin de sept ans qui se balance sur sa chaise ne chassent pas. Pas encore.
Tout le monde me souhaite la bienvenue, en me jaugeant avec la même curiosité que le père de Will. Pendant le repas, je suis soumise à une batterie de questions. Tu habites où ? D’où tu viens ? Que font tes parents ? As-tu des frères et sœurs ? Est-ce que tu fais du sport ? C’est comme si je passais un entretien. Mr Rutledge semble particulièrement intéressé par le fait que je coure… et que j’aie fait en courant les dix kilomètres jusqu’à chez eux.
– Et elle est rapide, en plus, avance Will, presque à contrecœur, comme s’il savait qu’il doit alimenter la conversation mais n’avait pas envie de participer.
Mr Rutledge hausse les sourcils.
– Vraiment ? La course sur de longues distances demande une résistance phénoménale. J’ai toujours été impressionné par les gens qui sont capables de tant d’endurance.
Pendant tout notre dialogue, Xander, muet, m’étudie d’un œil scrutateur depuis l’autre bout de la table. La présence de Will à côté de moi me réconforte un peu. Ça et les brumisateurs délicats qui diffusent une vapeur rafraîchissante sur la terrasse. Ma peau se régale.
Quand le repas touche à sa fin, les tantes de Will se lèvent pour aller chercher le dessert dans la cuisine. Y voyant ma chance, je me lève d’un bond pour les aider. Dans la cuisine, je fais sécession, prenant congé d’elles pour aller aux toilettes.
J’emprunte l’escalier qui part de l’entrée principale. Mes baskets courent sans bruit sur le tapis rouge qui recouvre les marches, et je glisse la tête dans chaque chambre l’une après l’autre jusqu’à ce que je trouve celle de Will.
Même si je n’y sentais pas sa présence, qui l’a imprégnée depuis longtemps, j’aurais su que cette chambre lambrissée lui appartenait. Elle n’a pas la rigueur glaciale du reste de la maison. Le lit est fait, mais autrement, elle paraît habitée. Des livres et des revues jonchent la table de chevet. Son manuel de littérature est ouvert sur le bureau, avec une dissertation à moitié rédigée à côté. La photo d’une femme aux cheveux châtain doré, comme Will, est posée là aussi, dans un cadre, et je devine que c’est sa mère – je retrouve Will dans son visage souriant.
En m’arrachant à sa contemplation, j’ouvre l’armoire et je repère le panier à linge sale sous les cintres chargés de vêtements. Je fouille dedans et je ressors la chemise ensanglantée avec un soupir de soulagement. En la serrant entre mes mains tremblantes, je ferme la porte de l’armoire. Mon pouls bat fiévreusement dans mon cou. Qu’est-ce que je vais en faire, maintenant ?
Alors que je jette un coup d’œil prudent dans le couloir, une idée me vient : cacher la chemise quelque part dehors, peut-être dans les buissons devant la maison – à un endroit où je pourrai la récupérer plus tard, quand j’aurai réussi à m’échapper. Ce plan se grave dans mon esprit tandis que je reprends précipitamment le couloir, contente de moi mais toujours sur mes gardes. Retrouver la chemise a été presque trop facile.
Petit à petit, je remarque un bruit – le bruit sourd de pas qui montent l’escalier.
La panique m’embrase la poitrine. Je plonge dans la chambre la plus proche et je referme doucement la porte derrière moi. Clic ! Je reste agrippée à la poignée, en tendant l’oreille pour capter le moindre mouvement de l’autre côté. Je desserre le terrible étau de la peur en inspirant à petites goulées avides et je me concentre sur mes poumons pour les refroidir. Me manifester maintenant serait le pire des scénarios possibles.
Je regarde fixement la porte. Si seulement je pouvais voir à travers… Je lâche la poignée et je fais un pas en arrière, puis un autre. En gardant les yeux rivés sur cette porte, sans ciller, j’étrangle la chemise entre mes mains. Comme si j’avais le moyen de la détruire, d’une manière ou d’une autre, de mettre fin à son existence. Si je pouvais me manifester et la réduire en cendres sans déclencher l’alarme des détecteurs de fumée, je le ferais.
Les minutes passent et personne ne vient. La tension de mes épaules se relâche. Maintenant que je respire plus facilement, je reporte mon attention sur la pièce dans laquelle je me trouve.
Cette vision atroce me frappe de toute sa violence. Me paralyse. Mon regard vole en tous sens, avisant tout à une vitesse étourdissante.
Je suis entourée de peaux de drakis. Il y en a… partout.
Le bureau, les abat-jour, les meubles. Tout est tapissé de peau de mes frères. La bile me monte à la gorge.
Mes genoux faiblissent et je titube, tends la main vers un fauteuil pour me retenir, puis la retire vivement avec un gémissement douloureux. Je lâche la chemise et j’examine avec horreur la housse noire et brillante que je viens de toucher – c’est de la peau d’onyx, qui m’est affreusement familière avec ses reflets violets irisés. Mon père me vient à l’esprit. Est-il possible que ce soit…
Non ! Une rage nauséeuse me prend. Je me plaque les deux mains sur la bouche pour m’empêcher de hurler. Mes doigts s’enfoncent dans mes joues. Mes yeux me piquent et je m’aperçois que je pleure. Des larmes dégoulinent sur mes mains.
Malgré tout, je regarde autour de moi, je fais un petit tour sur moi-même et je ravale un sanglot en voyant les coussins du canapé, d’un bronze sombre – ils sont recouverts de peaux de drakis terrestres, le deuxième type le plus commun au sein de mon espèce, qui se distingue par son talent exceptionnel pour trouver des pierres précieuses, des plantes comestibles ou encore de l’eau souterraine… tout ce qui a un rapport avec la terre. Voir leurs dépouilles ici, dans cette maison, au milieu de ce désert, si loin de la terre qu’ils aiment, m’est insupportable.
Je détourne les yeux, trop écœurée pour examiner ces ignobles preuves du massacre de mon espèce.
Mon regard tombe sur une immense carte de l’Amérique du Nord tendue sur un mur. Des drapeaux noirs, verts et rouges sont disséminés sur toute sa largeur, même si la majorité est regroupée dans les régions montagneuses, le milieu idéal pour les drakis. Mon ventre se noue quand je comprends ce que ça signifie. Je décolle les mains de mon visage et je m’approche tout doucement, en dévorant des yeux tous ces drapeaux noirs. Il y en a tellement. Je tremble à l’idée de ce qu’ils peuvent représenter.
Seuls deux drapeaux rouges ont été plantés dans la carte, mais ils sont plus grands que les autres. Et isolés – il n’y a pas de drapeaux noirs ou verts autour d’eux. L’un est au Canada, l’autre dans le Washington. Zones de meurtre ? Zones mortes ?
Je parcours fébrilement la carte des yeux et je m’arrête sur la chaîne des Cascades, le coin où j’ai vécu toute ma vie. Et là, je vois deux autres drapeaux. Un vert. Un noir. Je me tords les mains au point que je ne sens plus mes doigts.
Le drapeau vert flotte dans les environs de mon village, et l’unique drapeau noir projette son ombre à côté. Un unique drapeau noir. Automatiquement, je pense à papa. C’est le seul draki de notre clan en deux générations à ne pas être mort de mort naturelle. Je regarde fixement cet unique drapeau noir jusqu’à en avoir mal aux yeux. Une sombre, une terrible certitude me gagne. Ce drapeau signale une victime.
Un odieux soupçon s’installe, s’enroule autour de moi comme un serpent. Will fait peut-être partie du groupe qui a tué mon père.
On n’est qu’à quelques centaines de kilomètres au sud de notre clan… Ça aurait dû me traverser l’esprit plus tôt. Et peut-être que j’y ai pensé, d’ailleurs, peut-être que je le sais depuis tout ce temps ; je ne voulais pas regarder les choses en face, c’est tout. Maintenant que j’ai vu cette carte, je ne peux plus l’ignorer. De toute évidence, ils chassent dans notre région. Ça, je l’ai toujours su.
Mes yeux commencent à me piquer. Je cligne rapidement des paupières. C’est affreux de penser ça. Une pilule dure à avaler, qui me reste coincée dans la gorge.
Papa me comprenait. Comprenait mon besoin de voler. Parce qu’il avait le même. Il ne m’aurait jamais demandé d’étouffer mon draki. Je refuse de croire que c’est Will qui m’a pris le seul membre de ma famille qui m’aimait telle que je suis.
Je secoue énergiquement la tête. Il était sans doute trop jeune pour chasser, à l’époque. J’y crois de tout mon cœur. Will n’est pas comme les autres. Il m’a laissée m’échapper. Il n’a pas pu tuer mon père.
Mais sa famille, si. Et ils sont là, en dessous.
Je me baisse pour ramasser la chemise en me disant que je dois vite m’en aller, me sauver, fuir cette maison avant qu’il soit trop tard. Avant de ne plus pouvoir partir. Mais je n’arrive pas à détacher les yeux de ce mur. C’est comme un épouvantable accident de voiture, je ne vois plus que ça.
Le cliquetis d’une porte qui se ferme derrière moi m’arrache à ma stupeur horrifiée.